Paysan mon ami, agriculteur mon ennemi
Quel contraste entre l'agribashing et l'engouement pour le salon de l'agriculture ! Ne faut-il pas y voir le témoin d'une évolution du monde agrcole qui l'a éloigné du public ? Celui-ci ne considère-t-il pas l'agriculture comme une entreprise comme une autre, sans plus ?

« Ce matin Philippe fauche. Il a posé dans un coin son gilet, et, vêtu de sa chemise déboutonnée et de sa culotte, qui tient toute seule, coiffé d’un vieux chapeau, il coupe aujourd’hui l’herbe de son pré, qu’il trouve assez fleurie. […] Philippe est un Faucheur expérimenté. Il n’attaque pas le pré avec une ardeur imprudente. Il donne le premier coup de faux sans précipitations, comme il donnera le dernier. Il s’efforce d’abattre l’herbe par coutelées régulières, de raser net le tapis, ‑ car le meilleur du foin c’est le pied de la tige‑, de faire des andains de la même longueur et non de finir son ouvrage avant de l’avoir commencé. Il ne laisse pas un seul gendarme, c’est à dire un seul brin d’herbe debout, échappé à la faux[1]. »
« Si nous voulons connaître la pensée intime, la passion du paysan de France, cela est fort aisé. Promenons-nous le dimanche dans la campagne, suivons‑le. Il est deux heures ; il est endimanché ; où va-t-il ? Il va voir sa terre. Je ne dis pas qu’il aille tout droit. Non, il est libre ce jour-là, il est maître d’y aller ou de n’y pas aller. N’y a-t-il pas assez tous les jours de la semaine ?…. Aussi, il se détourne, il va ailleurs, il a affaire ailleurs… Et pourtant il y va. Il est vrai qu’il passait bien près ; c’était une occasion. Il la regarde, mais il n’y entrera pas ; qu’y ferait‑il ? […] Alors, il croise ses bras et s’arrête regarde, sérieux, soucieux. Il regarde longtemps, et semble s’oublier. À la fin, il s’éloigne à pas lents. À trente pas encore, il s’arrête se retourne et jette sur sa terre en dernier regard, regard profond et sombre ; mais pour qui sait bien voir, il est tout passionné ce regard, trop de cœur, plein de dévotion. […] Oui, l’homme fait la terre ; on peut le dire, même des pays moins pauvres. Ne l’oublions jamais, si nous voulons comprendre combien il l’aime et de quelle passion. Songeons que, des siècles durant, les générations ont mis là la sueur des vivants, les os des morts, leur épargne, leur nourriture… Cette terre, où l’homme a si longtemps déposé le meilleur de l’homme, son suc et sa substance, son effort, sa vertu, il sent bien que c’est une terre humaine, et il l’aime comme une personne[2]. »
Voilà ce que nous lisions dans notre livre de lecture en classe de CM2, une image de paysans qui ne faisaient qu’un avec leur terre et qui nous donnaient à en partager les fruits. Quand j’étais enfant, dans la décennie 1950 à 1960, dans la campagne de cette plaine au pied du Vercors où l’Isère coule paisiblement, les vaches allaient au pré, l’herbe sentait l’herbe, les blés étaient moissonnés après que le foin fut rentré. À l’automne les camarades paysans venaient à l’école avec les mains noircies par la brou[3] de noix, à l’époque on ramassait encore les noix à la main. Des paysans apportaient du lait, des fromages, du gibier parfois au restaurant familial, d’ailleurs jusque vers 1965 le restaurant possédait une ferme avec un fermier chargé d’alimenter la cuisine en légumes, en volaille et en porc.
Puis vinrent les normes : interdits les produits directement transformés au restaurant, exit la ferme. À la même époque apparue dans le village la première stabulation libre où les vaches ne voyaient plus beaucoup l’herbe des prés. Dans un souci de modernisme, et sans doute de rentabilité, le paysan qui nous livrait le lait décida d’alimenter ses vaches avec de la luzerne ensilée et le lait eut alors un goût tel qu’il devenait imbuvable pour nos palais sans doute restés de monde ancien.
Paysan qu’es-tu devenu ?
Je ne me lancerai pas dans une exégèse de l’évolution de l’agriculture, ni je n’expliquerai, car chacun d’un peu âgé le sait, comment le paysan et de venu agriculteur et aujourd’hui entrepreneur ; je me limiterai à citer Louis Garavel[4] qui écrivait en 1959 : « Le noyer faisait autrefois partie du paysage rural de presque toutes les régions de France. Il est maintenant devenu rare dans la plupart de nos campagnes. […] Quelles sont les causes d’un tel déclin ? » L’auteur cite : les hivers exceptionnellement froids, « qui ne suffisent pas à justifier la décadence du noyer », les maladies, « mais il est permis de se demander si ce dépérissement n’est pas le plus souvent la conséquence de la désaffection des populations pour le noyer » ; mais « La cause profonde est d’ordre plus général. Elle résulte au premier chef du recul de l’autarcie domestique qui fut si longtemps de rigueur dans nos campagnes. Le noyer était autrefois cultivé essentiellement pour l’huile que l’on tirait de ses noix. Le noyer est maintenant concurrencé dans ce domaine par les oléagineux d’outre-mer au point que, même dans les régions où la culture du noyer est encore en honneur, les pressoirs à huile se raréfient et ne travaillent plus que quelques semaines par an. […] De plus, par suite de la motorisation et de la mécanisation la présence de noyers dans les champs devient de plus en plus gênante. […] Enfin, le remembrement, opération si souhaitable par ailleurs, a trop souvent pour conséquence des réalisations[5] massives de noyers qui ne sont pas remplacées. […] Le noyer apparaît ainsi comme la victime du progrès technique. »
L’agriculture est devenue une industrie, une « usine » à fabriquer de la nourriture avec ses impératifs de rentabilité et de productivité. Le paysan a disparu, l’agriculteur est advenu, la disparition du premier a entraîné la disparition du lien affectif qui l’unissait aux gens. Alors, pourquoi les gens aimeraient-ils mieux ou plus les entrepreneurs de l’agriculture qu’ils aiment les adhérents du MEDEF ou pire les membres du CAC40 ?
Quelque chose s’est cassée : les agriculteurs ne sont pas les paysans[6], ils le sont d’autant moins que leur mode de travail les a conduits à détruire la campagne comme l’écrit Louis Garavel, et à utiliser des produits dont on sait aujourd’hui qu’ils sont hautement toxiques. Je veux bien reconnaître que ce « modernisme » a plus été imposé qu’il n’est le résultat d’une volonté forte des agriculteurs sauf que la FNSEA qui a adhéré très tôt, facilement, et avec enthousiasme à ce « modernisme » continue à en faire la promotion et exerce un fort lobby auprès des gouvernements et des parlementaires. Les propos du vice-président de la FNSEA, Monsieur Smessaert, interviewé par le journal le Monde[7] : « Les zones de non-traitement [ZNT] [par les pesticides], c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » et d’ajouter « Les céréaliers sont mis en cause dans leur emploi des pesticides. Leur expertise est niée. Et des mouvements végans s’attaquent à des élevages. Le sentiment sur le terrain est extrêmement négatif. On pensait que la question économique réglerait le problème. Mais il y a des endroits où l’économie fonctionne et où le ressenti reste négatif. Les agriculteurs s’interrogent sur leur place dans la société. » L’expertise des céréaliers peut et doit être mise en cause au regard des études scientifiques et épidémiologiques, on ne peut pas s’ériger en expert quand le seul objectif que l’on a est de gagner toujours plus d’argent quitte à empoisonner la terre entière. Si je ne suis pas végan et trouve ce mouvement un peu immature et déraisonnable pour ne pas dire franchement con, je soutiens leurs actions de force parce qu’elle rejoint celle de tous les défenseurs de la cause animale, même si je n’aime pas la violence ; parfois la violence, et c’est le cas ici, est la seule façon de se faire entendre. Le porc qui souvent courrait dans la cour ou dans un pré nous donnait une viande bien meilleure que celle de ces pauvres porcs élevés sur des caillebotis, serrés les uns contre les autres sans espace. Comment peut-on, aujourd’hui, répondre autrement que par la violence à cet éleveur qu’un reportage à la télévision nous a montré pour qu’il nous explique qu’il fallait qu’il apprenne aux veaux à devenir des ruminants : bien sûr puisqu’il les sépare de leur mère alors qu’ils ne sont pas sevrés. L’agriculture marche sur la tête, comme diraient les enfants.
Oui, Monsieur le vice-président « le ressenti est négatif », il l’est parce que 45 500 agriculteurs nous montrent qu’une exploitation est viable lorsqu’on fait du « bio », que la permaculture permet sans risque de faillite économique de supprimer la totalité des herbicides et la majeure partie des pesticides. Oui, le ressenti est négatif face à ces élevages monstrueux, par la taille des installations et par les conditions de vie des animaux, alors qu’on sait qu’il faut réduire la consommation de viande, et pour ce qui est du lait parlons des surplus. Parlons des surplus de lait transformés en poudre de lait exportée vers l’Afrique ce qui a ruiné l’économie locale de l’élevage comme vos exportations de poulets ont tué l’élevage de bien des pays d’Afrique.
Oui, Monsieur le vice-président la place de ces agriculteurs-là se pose dans le monde que nous voulons : propre où nos enfants et petits-enfants devraient pouvoir grandir sans être empoisonnés, parfois alors qu’ils ne sont encore qu’un fœtus.
Nous voudrions entendre des agriculteurs nous dire que les pratiques n’étaient pas bonnes, qu’ils sont prêts à changer de modalités de production. Loin de nous dire cela, Monsieur le vice-président, alors que la France sera en grève contre la réforme du système de retraite vous déclarez dans l’interview : « Pas question, donc, de s’associer au mouvement social du 5 décembre, d’autant que, comme le souligne M. Smessaert, les agriculteurs sont "favorables à la réforme des retraites et à la suppression des régimes spéciaux" ». Il est temps que l’agriculture revoie son modèle économique et qu’elle cesse, elle-même, de s’isoler du reste de la société en ne vivant que dans une sorte d’autarcie intellectuelle. Le monde change et l’agriculture doit s’adapter à ce monde nouveau comme elle l’a fait après la deuxième guerre mondiale bien qu’en se trompant de chemin mais elle ne fut pas seule à se tromper et à se soumettre aux sirènes d’un capitalisme en folie et à la financiarisation du monde. Aujourd’hui, il faut, sans revenir au Moyen-Âge changer de pratique et sans doute de paradigme !
Mon ami paysan qu’es-tu devenu pour qu’aujourd’hui je te vois comme mon ennemi ? Quand redeviendras-tu celui qui produit une nourriture saine, celui qui entretient la nature, celui qui respecte et fait respecter les animaux, les cours d’eau, les forêts, les arbres, les fleurs, les papillons, les abeilles… Quand redeviendras-tu celui dont le pays et ses citoyens pouvaient être tellement fiers ? Quand nous dirons-nous à nouveau : « AMIS » ?
[1] Jules Renard, Le vigneron dans sa vigne.
[2] Jules Michelet, Le peuple.
[3] Enveloppe verte qui entoure la noix.
[4] Louis Garavel La culture du noyer, JB Baillière et Fils, Paris, 1959.
[5] Transformation en bois pour l’ébénisterie, la menuiserie ou autre usages domestiques. La première guerre mondiale fut une cause importante de destruction du noyer dont le bois servit à la fabrication de crosse de fusil ; j’en parle plus longuement dans mon livre publié sous pseudonyme Jean-Jacques de Corcelles « la noix et le noyer » chez Edisud.
[6] Même s’il en reste quelques‑uns.
[7] Le Monde, « “Macron, entends-nous !” : Les agriculteurs de la FNSEA accentuent la pression sur le gouvernement », le 26 novembre 2019.