Sommes-nous des descendants d’Astérix ?
« Nos ancêtres les Gaulois » ? C’est peu probable. La prétendue « ethnie française », gauloise par opposition aux Germains, est une création mythologique du XIXe siècle, nationaliste, à partir d’une opération de propagande de César. Elle a justifié la guerre de 1870 (préparée par la défaite prussienne de Iéna en 1806), puis les haines revanchardes de 1914, avant les délires en retour en 1933-1945. Astérix appartient à l’univers des images d’Épinal.
César écrit La Guerre des Gaules pour glorifier ses hauts faits de général, il oppose les « Gaulois » aux « Germains », ennemi fantasmé et sauvage, pour justifier l’homogénéité du territoire conquis. Augustin Thierry en 1820, puis Henri Martin dès 1837, récupèrent « les Gaulois » au service du nationalisme anti-allemand. L’entretien avec Christian Goudineau, professeur au Collège de France, dans L’Histoire n°282 est, à cet égard, éclairant. La Celtique allait bien au-delà de la Gaule césarienne, de l’Atlantique à Budapest. Quant à « la Gaule » elle-même, la province de Narbonnaise, qui allait de Toulouse à Genève, était romaine depuis -121, deux générations avant que César ne vînt. C’est le premier point : la Gaule n’est qu’une construction intellectuelle.
Michel Rouche, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Paris IV, a écrit un excellent ouvrage à jour, argumenté et truffé de références sur Les racines de l’Europe, les sociétés du haut Moyen Âge, 568-888, chez Fayard en 2003. Son chapitre II, intitulé "Les hommes", fait le point sur cette question de la démographie. Je cite : « On estime qu’il y avait vers (l’an) 400, 3,5 millions d’habitants en Italie, 5,5 millions en Gaule, 3 à 5 millions en Afrique (du nord, romaine, bien avant les invasions arabes), 6 à 9 millions en Espagne [...] Des zones vides étaient apparues. En 356-358, une tribu franque rendue à merci, les Saliens, avait été installée entre les Ardennes et la Lys. D’autres Barbares vaincus avaient été implantés avec un statut de demi-libre, les "lètes", en Amiénois, Beauvaisis, Cambrésis, le long de la Meuse, jusqu’à Tongres. Des colonies militaires tenaient garnison au service de Rome, composées de Goths, de Taïfales, de Sarmates, d’Alains, (et cela) en Italie, Illyrie, Gaule, Espagne. Bref, le nombre, la répartition, la structure démographique doivent être appréciés en fonction du rapport entre les Romains et les nouveaux venus..." ( les parenthèses sont de moi). Trois éléments à retenir : 1/ Croire que les "invasions" ne concernaient que quelques milliers de cavaliers dominateurs contre des millions de Gaulois est un mythe. 2/ La fin de l’Empire romain a connu une crise démographique, qui a laissé de vastes "zones vides", que la nature a remplies de "barbares", notamment tout le nord de la France jusqu’au-delà de la Loire. 3/ Ceux qu’on appelle "Romains" sont pour beaucoup, vers la fin de l’Empire, des "barbares" romanisés. C’est le second point : les Celtes d’origine (eux-mêmes venus par invasion, laissant, par exemple, les Basques dans leurs réduits montagneux) ont été largement repoussés dans les marges (Bretagne, Aquitaine, Massif central), ou fondus dans la nouvelle population issue des migrations.
La France n’est pas le territoire d’une « ethnie gauloise », mais un mélange de Celtes, de Grands Bretons revenus en Bretagne au moment des invasions des Angles, de Barbares romanisés, de Romains colonisateurs et de Barbares « bruts » dont les Vikings seront les derniers. Clovis, Franc issu de Francs, s’est romanisé en recevant les insignes du consulat et, probablement, le titre de « patrice » de l’empereur byzantin Anastase. Converti au christianisme, nouvelle religion de l’Empire romain, il a pu imposer son pouvoir sur les Gallo-Romains comme sur les Francs de son clan. Par la suite, les grandes pestes de Justinien (542 à 757), et la peste noire (1347 à 1350) ont divisé par près de deux les populations d’alors, obligeant les survivants à se mêler par mariages. Les populations germaniques, moins urbanisées, ont eu moins à souffrir de la peste, elles ont plus largement contribué au redressement démographique qui s’en est suivi. C’est le troisième point : migrations, citoyenneté, mariages, épidémies, ont modelé la démographie européenne, très fortement, durant le premier millénaire.
Plus féconde est la distinction culturelle et juridique que fait Rouche en distinguant une Europe nordique (allant des Pictes et des Scots aux Vikings et aux Germains de l’actuel nord de Allemagne) et une Europe romanisée, christianisée plus tôt, dont les structures d’État étaient déjà pré-modernes. Cette césure se retrouvera d’ailleurs, presque à l’identique, dans le schisme protestants/catholiques au XVIe siècle (hypothèse de Rouche) et dans l’antinomie entre libéralisme économique et autoritarisme d’État, au XXIe siècle (hypothèse mienne). Féconde également, la persistance des structures familiales étudiées par Emmanuel Todd dans L’illusion économique, (Gallimard, 1998). Selon lui, l’Europe continentale est anthropologiquement partagée entre famille nucléaire absolue (Angleterre, Scandinavie), famille nucléaire égalitaire (Bassin parisien, Italie du sud, Espagne centre et Portugal, Pologne), famille souche (Allemagne, Suède, Suisse, Alsace, Bretagne, Occitanie, Pays basque, Catalogne) et famille communautaire (Russie, Finlande, Toscane). La famille nucléaire absolue est caractéristique du monde anglosaxon, le plus enclin à la réussite individuelle. La famille nucléaire est plutôt parlementaire, et libérale en économie. La famille souche, autoritaire et inégalitaire, favorise un héritier prépondérant pour former un lignage noble, marchand ou industriel. La famille communautaire reste sous l’autorité du père durant la vie de celui-ci, mais les frères se partagent également l’héritage à sa mort. De souche et communautaires, ces familles privilégient la hiérarchie, l’autoritarisme en politique et le dirigisme en économie.
En bref, point de mythologie, la France n’est pas un pays ethniquement homogène, mais une construction historique, dont la culture vient à la fois des Gréco-Romains, du christianisme et des coutumes germaniques ; dont le territoire est un "empire", une fédération forcée de provinces très distinctes (jusqu’à la langue, aux structures familiales et au droit) ; qui n’a véritablement émergé en tant que "nation" que lors de la Guerre de cent ans (après les pestes, avec Jeanne d’Arc) ; qui ne s’est affirmée que sous Louis XIV, avec l’État central et la diffusion de la langue de cour à toute l’Europe ; qui n’est devenue république "moderne" qu’avec la Révolution et l’Empire, avant de stagner durant tout le reste du XIXe siècle, et de ne réémerger qu’après 1945. Nous ne sommes pas les descendants d’Astérix - mais plutôt, jusqu’ici « la seule Europe qui ait réussi ». En revanche, « réussir la mondialisation », c’est autre chose.