Une saison froide et rêche
Un petit livre qu’on s’envoie comme un shoot entre les deux esgourdes, histoire de se rappeler que le monde est âpre et n’en finit pas de se casser la gueule.
On se doute dès le départ qu’on ne va pas se boyauter avec le dernier Despentes. D’un autre côté, l’ambiance n’est pas vraiment aux barres de rire, ces derniers temps. De temps à autre, je tente de mater un comique à la téloche et j’ai l’impression de grincer comme une vieille porte. Faut dire que même les comiques, maintenant, ils sont de droite. C’est tendance, d’être de droite, ça fait ébouriffé et rebelle iconoclaste qui couine des mocassins à glands.
C’est dire si on a envie de rire.
Ils en sont encore à défendre l’école ou la Sécurité sociale. Les attardés. Ils ont besoin de lire pendant leur temps libre, les chômeurs ? Il touche de l’argent quand il n’en produit pas, lui ? C’est terminé, le vieux monde. Qu’est-ce qu’on a besoin d’éduquer des gens dont on n’a plus besoin sur le marché de l’emploi ? La prochaine fois qu’on fera appel aux peuples d’Europe ce sera pour la guerre. Personne n’a besoin d’apprendre la littérature et les maths pour la guerre. Voilà ce qui pourrait faire redémarrer l’économie. Une guerre. Mais des chômeurs lettrés – franchement, quelle imbécilité. Les gens croient qu’à la corbeille ils gardent un œil sur les mouvements contestataires – ils croient vraiment que ça leur serre le cœur de voir quatre gusses qui n’ont plus de quoi acheter leur farine ? Ça a toujours été comme ça. C’est dur. C’est la guerre.
Vernon Subutex, Virginie Despentes, Grasset, janvier 2015
Le ton est donné, à la fois fluide et sec, le chant du cygne d’une génération qui a toujours eu le cul entre deux mondes, entre deux époques, deux civilisations. La mienne. Pas de chance
assènent les vieux tout en se crispant bien sur leur pension de retraite si bien méritée qu’elle chiffre deux SMIC, l’air de rien. Deux SMIC entiers, pour tous ceux qui auraient du mal à réaliser.
Le monde de Vernon Subutex, c’est la lente dégringolade vers le trottoir, c’est la décomposition finale de ce que l’humanité a pu chier de plus pathétique et merdique, c’est l’obsolescence programmée de millions de gens dont on ne sait que foutre, d’autant plus que ceux qui s’accrochent aux branches ne sont guère plus efficients. Vernon est un fil rouge, le double à bite de Despentes, le prétexte pour dépeindre la déliquescence d’une génération pas très convaincue par elle-même depuis le début et qui se rend compte avec effroi qu’elle est en train de décrépir sur pied avant même d’avoir commencé à murir.
Sarabande de petits portraits vachards des inclus du microcosme parigot qui excellent dans le parasitisme sans jamais en avoir l’air. Les gosses des babyboumeurs rechignent à régler la facture de leurs parents sans comprendre qu’ils sont déjà passés en pertes et profits pour les générations montantes, celles qui ont biberonné la survie dans leur berceau Monsanto, sans état d’âme, les petits jeunes qui en veulent comme des crevards, parce qu’ils ont compris dès le départ que la règle, la seule, c’est malheur aux vaincus
.
La génération X s’est contentée d’espérer le retour d’un temps glorieux qu’elle n’a jamais connu, bercée par les relents nostalgiques des parents noceurs. La génération Y sait qu’on est dans la merde et pour longtemps et rêve de construire un monde meilleur en passant par la case école de commerce. Ça, c’est fou, chez les jeunes d’aujourd’hui, cette foi indépassable dans les bienfaits du marché.
La plume dans la plaie
J’aime bien Virginie Despentes. J’aime son écriture féroce qui coule avec le soulagement d’une poche de pus éclatée. Je n’aime pas sa galerie de personnages froids, méchants, arrivistes, calculateurs, des abimes d’égoïsme dans le monde de la surcompétition urbaine. Mais c’est très juste, comme le Zola du XIXe siècle, le chant rauque des losers qui coulent dans un océan d’abondance. C’est implacable et ça fait chier. Même si on ne rêve pas spécialement d’histoires de pingouins qui font des claquettes, il y a dans ce constat précis une grande lucidité, une grande acuité intellectuelle et sensible et même temps, une vraie envie de lire autre chose, un truc légèrement moins désespéré.
J’ai fait un truc de malade : j’ai regardé la télévision française. Pire, j’ai maté une œuvre de fiction française. Parce que j’aime bien la gueule de Clovis Cornillac, parce qu’il est aussi un petit gars de notre génération de passés à la trappe. Parce que la barbe lui va bien, même si je n’y crois pas une seule minute comme total look d’un chef cuistot. Déjà que quand tu bosses au fastfood du coin, l’odeur de graillon dans les cheveux, c’est trop la misère à enlever chaque soir, alors le port de la barbe aux fourneaux, je n’y crois juste pas.
Mais s’il n’y avait que la barbe de Cornillac qui cloche dans cette affaire, ça irait encore, mais tu te rends compte chaque minute que tu perds à regarder Chefs, qu’une bonne série efficace, ça ne s’improvise pas et que ça nécessite surtout un scénario taillé au cordeau, avec des personnages complexes et des situations vraisemblables. Bref, rien de ce qui est proposé par la série qui réussit l’exploit de se passer presque intégralement en cuisine sans jamais vraiment parler de bouffe et en mettant sous le boisseau toute la critique sociale que l’on pourrait attendre d’une intrigue qui se déroule dans un univers pourtant marqué par la violence des rapports hiérarchiques. Au lieu de ça, on se perd dans des sous-intrigues poissardes de filiation à la mord-moi-le-nœud dont on sent que la grande révélation bien réac sera que le talent est héréditaire et une affaire de grosses couilles.
Dommage, ça aurait pu être bien, avec des personnages qui ne se caricaturent pas à longueur de clichés, des twistes tous pourris avec des méchants des années 40 – au mieux – et des scènes d’un ridicule même pas assumé comme ce grandiose moment où Cornillac, un peu léger en gestion de pognon, balance à son dealer de truffes un peu vénère : vas-y, je connais la règle : lâche les chiens !
J’avoue avoir bien rigolé pendant ce grand moment de portnawak qui se voulait sérieux et dramatique.
Bref, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’aurait pu donner Cornillac s’il avait eu un rôle comme celui de Clive Owen dans The Knick, une foutue série comme on aimerait en voir plus souvent.
D’un autre côté, tu lis Despentes et son bestiaire pathétique et tu comprends à quel point notre imaginaire est fossilisé, englué dans de vieilles lunes totalement dépassées. Tu lis Despentes et tu te dis qu’elle aurait pu pondre un vrai rôle tragique à ce chef qui a perdu le gout et le sens de la démesure du récit. Un truc comme The Van, version parigote et désenchantée, un truc qui aurait eu de la gueule, finalement.