Le concept du génome central et la spéciation
Le concept du génome central est certainement inachevé, susceptible d’être complété avec des énoncés supplémentaires, des hypothèses inédites, des perfectionnements. Pour l’instant, voici ce concept tel qu’il a été présenté dans un tableau récapitulatif (Heng, 2009). De ces propositions, on fera un levier pour tenter d’éclairer l’énigmatique processus de spéciation sans lequel le monde vivant ne serait pas aussi diversifié et évolué. Sans la spéciation, la terre serait occupée par des virus et des bactéries.
1 Le génome représente le plus haut degré d’organisation génétique.
2 Le génome dans son ensemble participe aux phénomènes de spéciation et aux transformations adaptatives.
3 Le dispositif génomique, et non pas l’ensemble des gènes, détermine un système biologique.
4 Le génome est le principal dispositif soumis à la sélection biologique.
5 Le génome contient en puissance des changements épigénétiques pouvant intervenir dans les réponses adaptatives aux changements de milieu.
6 Le processus de recomposition génomique favorise l’évolution des modules biologiques complexes.
7 Les transformations de grande envergure du génome sont associées à la spéciation alors que les mutations géniques interviennent dans le perfectionnement adaptatif.
8 Les figures évolutives dont déterminées par la stabilisation du système, processus global qui peut être achevé par des voies internes ou externes (avec le milieu).
9 Les procaryotes et les eucaryotes évoluent avec les processus très différents.
10 Les relations entre le génome et le gène peuvent être synergiques ou antagonistes.
Ces considérations s’inscrivent dans une compréhension du schéma évolutif sur la base de deux processus distincts mais aussi sans doute, deux ordres de temporalité. Les espèces se transforment pendant un court moment, suite à des instabilités d’ordre interne, génomique, ou peut-être externes, brusque et importante variation du milieu. Ensuite, le génome est stabilisé par la reproduction sexuée et les espèces se perpétuent pendant des millions d’années. Pendant ces périodes, des petites variations s’accumulent, liées aux gènes et servant de réponse adaptative face aux conditions écosystémiques variables. L’idée force, c’est l’instabilité du caryotype qui permet la génération de processus de spéciation. Or, cette instabilité peut générer des impasses évolutives, des individus non viables et c’est ici précisément qu’intervient la reproduction sexuée dont le rôle n’est pas de jouer sur des mélanges de gènes pour engendrer des différences phénotypiques mais de stabiliser le génome d’une espèce en réduisant la diversité génétique (Gorelick et Heng, 2010). C’est donc cette instabilité caryotypique qui permet la spéciation et qui produit un mécanisme évolutif très subtil pour le monde animal constitué de cellules eucaryotes, mais aussi pour les végétaux dont la reproduction, souvent sexuée, explique l’incroyable diversité des plantes et des arbres dont le nombre d’espèces s’estime en centaines de milliers.
La spécificité de la dynamique génomique est en premier lieu systémique. C’est le système en tant que dispositif global qui détermine la logique génétique et non pas ces parties découpées que sont les gènes. Deux processus fondamentaux sont impliqués, d’abord l’instabilité (shuffling) qui recompose en certaines occasions le dispositif et ensuite, la présence d’un principe d’essence auto-organisatrice, qui permet à l’instabilité de converger vers un nouvel état du dispositif, un état réorganisé et doué de potentialités phénotypiques nouvelles. J’évoquerais pour ma part une autodétermination du vivant, liée à cette inventivité du caryotype instable, dont la meilleure image serait celle des cubes magiques de von Foerster, qui lancés au hasard finissent par se rassembler en une figure, telles des monades compossibles. Si les cubes représentent les gènes, alors on comprend pourquoi tant d’espèces partagent des gènes homologues mais sont bien distinctes par c’est l’organisation de ces gènes au sein du génome qui spécifie le phénotype dans son intégralité. La structure complète, tridimensionnelle, de l’organisation chromosomique, détermine comment le gène fonctionne.
La théorie du génome central telle qu’elle est conçue avec ces dix points implique-t-elle un découplage entre les transformations génomiques et la sélection naturelle ? A cette question on peut répondre indirectement en suggérant que la thèse d’une autonomie relative mais affirmée des « processus caryotypiques et chromosomiques » est cohérente avec deux options théoriques (et complémentaires) dans l’évolution. Premièrement, la thèse des équilibres ponctués de Gould-Eldredge, qui postule que l’évolution est faite d’une succession de longues ères d’équilibre entrecoupées de périodes courtes faites de brusques variations. On comprend que l’instabilité caryotypique rend clairement compte de ce dynamisme créateur. Un peu comme si les chromosomes étaient laboratoire de recherche indépendant qui, à un moment donné, invente des formes de vie inédites en réorganisant l’appareil génétique. Deuxièmement, le niveau autonome des processus de transformation génétique rendent inopérante la thèse d’une corrélation entre la fixation des gènes mutant et la sélection naturelle.
D’un point de vue philosophique, on pourra voir se dessiner une vision du vivant offrant un saisissant contraste et en une formule, on suggérera que la longue histoire de la vie ne se dissout pas dans ce concept fourre-tout d’évolution. La vie est aussi et surtout invention. La spéciation devient alors le résultat d’une invention, autant que le produit d’une évolution. De plus, cette vision semble s’accorder avec une conception plus dynamique de l’évolution, avec des accélérations et des transformations rapides. Ce qui suggère un parallélisme avec les inventions humaines et les accélérations de la technique ayant marqué les grandes époques de rupture, le néolithique, l’Antiquité, la révolution scientifique et industrielle. Avec à la clé un universalisme ontologique plaçant la « substance technique » au centre d’une conception réunissant la technique dans le vivant et la technique humaine. On retiendra donc cette chose essentielle et presque universelle, le temps de l’évolution est comme le temps de l’Histoire et des inventions technique, il est fait de ruptures et même si l’évolution se déroule dans le temps physique, elle s’inscrit dans une temporalité distincte, car elle suit un cours régulier tout en dévoilant des accélérations soudaines. Autrement dit, le processus évolutif n’est pas graduel tel un fleuve qui se creuse lentement mais il est fait d’inventions soudaines, comme si à un moment du jeu évolutif, une sorte de combinaison gagnante permettait à une espèce de s’inventer et de se perpétuer avec son phénotype et ses aptitudes à affronter la sélection naturelle.
Si on suppose une spéciation accélérée, ne peut-on alors en déceler une trace chez les animaux dont le développement se fait en deux stades, la larve et l’adulte. Et même trois stades chez le papillon si l’on inclut la chrysalide. Si on observe un papillon avec ses ailes, ses facultés de voler et s’orienter, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un tout autre animal que la chenille rampante qui elle, possède aussi des facultés cognitives spécifiques. Un papillon est plus différent d’une chenille que ne l’est une araignée d’un scorpion. La transition depuis la chenille vers le papillon ressemble à une spéciation, tout comme celle de l’asticot vers la mouche ou du têtard vers la grenouille. Un autre regard sur l’humain indique que le nourrisson semble d’une autre espèce que le petit d’homme capable de prononcer quelques mots et de marcher. Un jeune chiot naît avec des facultés motrices et cognitives opérationnelles. Il peut gambader et aller trouver le sein pour téter. Ce n’est pas le cas du nourrisson. Pour l’instant, la grande énigme de l’espèce humaine résiste. L’homme, une espèce qui spécialise ses congénères ? Tout est question de point de vue dirait le philosophe. Ce qu’on retiendra, c’est que la thèse du génome central et de l’instabilité caryotypique offrent une voie pour concevoir la spéciation et l’évolution d’un point de vue plus dynamique. Reste à savoir de quelle manière la pression sélective et le milieu peuvent interférer et le cas échéant, faciliter cette instabilité qui, dans un organisme mature, pourrait générer des cellules cancéreuses si l’on en croit les suggestions de Duesberg et Heng. Le corps humain n’est pas un lieu paisible pour les cellules car la vie humaine est faite de pression et de stress. L’homme est le seul animal qui peut violenter son corps au point qu’on se demande s’il ne crée pas les conditions d’instabilité physiologique permettant la genèse de processus tumoraux. Le mot de la fin ; plus la science progresse, plus elle suscite des questions.