Le projet numérique
Le passage « de la paperasse à la numérasse » fait basculer la société présumée humaine dans une grande « emmerdification algorithmique » (Cory Doctorow) – mais pas seulement... Alors que la base de données est devenue la « forme culturelle majeure du XXIe siècle », l’ordonnancement algorithmique de nos existences orchestre une dépossession sans retour. Pour le journaliste Hubert Guillaud, « le déni de démocratie est au coeur de la révolution numérique ».
La préservation de la vie sur Terre, la qualité de vie et la liberté humaines exigeraient-elles de désinformatiser le monde ? Rien que la fabrication des gadgets dédiés à la numérisation forcée du monde provoque une dévastation écologique massive jusqu’à l’extinction des espèces vivantes. Leur fonctionnement exige une surconsommation d’énergie croissante jusqu’au tarissement des ressources. Enfin, la machinerie Internet dévore nos libertés fondamentales – et jusqu’à notre subsistance voire notre existence qu’elle a d’ores et déjà (sili)colonisé pour le pire. Alors que Paris accueillait en février dernier une grand messe autour de la course à l’ (in) « intelligence artificielle » (IA), une puissance de calcul probabiliste qui exacerbe les ponctions non soutenables tant sur des ressources non renouvelables que sur une intelligence naturelle résiduelle en voie d’évaporation, Hubert Guillaud avertissait : « La numérisation est d’abord un moyen pour défaire l’Etat-providence », « préserver le taux de profit » - et « imposer la domination ». Convoquant les analyses de la philosophe Antoinette Rouvroy, il rappelle que « le mode de gouvernement n’est plus articulé au savoir » : la gouvernance algorithmique « nous dispense du savoir, nie le signifiant, la pertinence, la causalité » et évacue le réel : « le calcul produit un ordonnancement du monde avec des dominations qui ne disent plus leur nom »...
La grande transformation numérique
Le journaliste spécialiste des systèmes techniques et numériques analyse les impacts de la grande transformation numérique de nos sociétés : « les techniques s’affranchissent des réalités qu’elles mesurent ». Jusqu’à les supplanter voire les supprimer dans une dissolvante fabrique de « réalités alternatives » et spéculatives tournant à vide pour elles-même et sur elles-même ?
Aurions-nous basculé dans un « régime de facticité » exacerbant sa capacité à « produire du faux » ?
Si l’actuelle submersion par une numérisation forcée ne semble motivée par aucune nécessité ni demande des publics à qui elle est imposée, elle n’en obéit pas moins à une logique de contrôle social : « Nous sommes passés d’un contrôle artisanal avec des documents papier à un contrôle industriel via des croisements de données numérisées, sous la pression des forces politiques et de décisions législatives qui ont justifié le contrôle et mis à son service une pléthore d’outils numériques ». Résultat : une « vaste précarisation fonctionnelle » au détriment des publics, travailleurs ou privés d’emploi, qui sert une « orientation politique et idéologique : il s’agit de limiter l’accès aux droits des bénéficiaires ».
Si être pauvre a toujours « coûté plus cher », la tarification algorithmique se révèle « la plus vive expression des asymétries d’inforamtion du capitalisme de surveillance » (Shoshana Zuboff). La prétendue « personnalisation » des tarifs « ne vise pas à réduire les prix pour les plus pauvres, mais conduit à l’exact inverse » - c’est-à-dire à des « prix prédateurs à l’encontre des consommateurs ».
L’hypercomplexification du monde par le numérique est génératrice d’hyperinflation - rien que « le simple fait de rendre complexe l’achat de quelque chose est lucratif pour les entreprises », notamment par la création de lignes de frais nouveaux... Pour Dan Lyons, l’économie casino de la Silicon Valley produit un modèle d’entreprise « antisocial » érigé en norme : « internet a accéléré les pratiques antisociales des entreprises en diffusant des outils et des pratiques qui leur permettent de limiter leur responsabilité sociale à leur seul profit ».
Les rentiers de la tech « souhaitent faire advenir un monde qui sert leurs intérêts » - le développement technologique n’a jamais bénéficié qu’à quelques bénéficiaires oligarchiques, dont le seul souci est celui d’exercer un « pouvoir sans responsabilités » ni contrainte démocratique : « ils construisent des outils à leur image »...
Techno-autoritarisme et déni de démocratie
Dans l’actuelle frénésie techno-solutionniste, « les innovations roulent pour elles-mêmes, dans une logique techno-autoritaire d’autant plus affirmée que les entreprises engagées dans cette course n’ont plus besoin de personnes pour faire faire ce qu’elles veulent, comme elles le veulent, avec des moyens illimités ».
Cette fuite en avant techno-solutionniste consume toujours plus de barils de pétrole et de droits à l’existence, exige toujours plus de pipe-lines, de mines, d’extractivisme, de centrales électriques et d’asservissement aux indicateurs. Soit toujours plus de pollutions et de dilapidation de précieuses ressources comme de perspectives d’avenir, toujours plus de guerres pour l’appropriation de ces ressources – « tout ça » travesti en impératif « écologique » dans un techno-autoritarisme qui déploie ses dispositifs d’hyper surveillance illimitée.
Il ne s’agit pas d’un accident ou d’un dérapage, mais bel et bien d’une « fonctionnalité inscrite au coeur de la technique numérique, faite d’instructions, d’ordres, de modalités de calcul qui réduisent le réel ».
Voilà le numérique devenu « la phase terminale d’un néolibéralisme mutant qui s’incarne dans un technologisme autoritaire ». Antoinette Rouvroy souligne que « la technologie est un système immunitaire développé par le capitalisme pour lutter contre tout ce qui pourrait le mettre en crise ». Et l’IA se révèle, avec sa « chape d’opacité et de complexité technique dont elle recouvre les décisions », un outil d’invisibilisation de la captation des richesses, de la prédation et de la domination permettant « avant tout de renforcer la violence culturelle et structurelle du pouvoir ». Bref, un « paradigme pour l’organisation sociale et politique ». Elle renforce « l’exploitation, la surveillance et la datafication, c’est-à-dire les contraintes des décisions automatisées ».
« Tout ce que la technique gagne, la démocratie le perd » avertissait Jacques Ellul. La prédation sur les ressources naturelles s’étend à nos données et nos libertés. Hubert Guillaud cite l’auteur de science-fiction Ted Chiang : « la plupart de nos peurs et anxiétés à l’égard de la technologie doivent surtout être comprises comme des peurs et anxiétés relatives à l’utilisation contre nous de la technologie par le capitalisme ».
Ainsi, « le capital a mis à profit la technologie pour s’octroyer un droit inédit d’invasion continue dans nos existences et chacun de nos clics devient un actif à traquer ».
Vers une reprise en main démocratique ?
Si le parasitisme numérique « renforce la cruauté bureaucratique envers les plus vulnérables", pourquoi ne pas opposer à l’injonction de faire toutes nos démarches « en ligne » le droit à la « déconnexion » et à la vie privée ? Nul ne devrait être contraint à l’usage du numérique au quotidien ou pour accéder à ses avoirs comme aux biens et services de première nécessité.
Le déploiement de la 5G « pose la question de la société que l’on souhaite : société humaine ou société-machine ? » « Si l’innovation numérique ne produit aucun progrès social et moral, alors nous devrons nous en défaire » conclut Hubert Guillaud – s’il est encore temps de faire « machine arrière »...
Qui n’a pas fait un jour ce rêve lancinant– celui d’une machinerie informatique qui oeuvrerait au « bien commun plutôt qu’à la prédation » ? Pour qu’il prenne corps, Hubert Guillaud invite à « lutter pour produire des formes sociotechniques alternatives,conviviales, capables de s’équilibrer avec leur environnement plutôt que de l’optimiser ». En somme, « collectiviser le monde plutôt que de l’individualiser » ?
En vérité, rien n’est fait pour qu’une « reprise en main démocratique advienne », pour la simple raison qu’elle passe par la technique, « et trop rarement par les personnes impactées par le calcul ».
Pourrait-on imaginer une règle simple : « pas de calcul du social sans accès social à ce calcul » ? Dit autrement, « l’ajustement des algorithmes n’est pas une question technique mais une question politique qui nécessite de modifier le milieu qui les produit, d’abord en faisant entrer la société dans les calculs ».
Et si les populations exigeaient d’ « être à la table et pas seulement au menu » de ce que l’on décide pour elles voire contre elles ? Si elles exigeaient des « services publics numériques protecteurs de leurs publics » ? Voire l’interdiction des outils numériques pour le contrôle social ?
D’évidence, « nous ne bâtirons aucuns communs numériques pérennes tant que perdurera un web de la prédation ». Sans aspiration véritable et dûment exprimée des populations à être « partie prenante » des affaires qui les regardent, la machine à broyer les vies restera verrouillée sur sa trajectoire infernale. Les populations concernées ne pourront la détourner qu’en cessant de se détourner d’elles-mêmes. La dignité ultime de l’humanité présumée ne serait-elle pas d’oser enfin regarder en face, avant qu’il ne soit trop tard, une évidence à l’oeuvre contre elle ?
Hubert Guillaud, Les algorithmes contre la société, La Fabrique, 192 pages, 14 euros