Le surhomme est-il l’avenir de l’homme ?
La robotique, les nouvelles prothèses « intelligentes », et enfin l’interface cérébrale, qui permet de commander directement les machines par la pensée sont autant de technologies de plus en plus performantes qui pourraient bien changer profondément l’homme de demain. On devrait pouvoir s’en réjouir, mais...
Le Japonais Hitachi a présenté le 20 juin dernier une technologie d’interface cérébrale non invasive destinée à commander le mouvement d’un train électrique par la seule action de la pensée. C’est la première fois qu’une technologie de ce type est développée pour des applications civiles (ni militaires ni médicales). Hitachi espère en effet commercialiser dans quelques années cette télécommande d’un nouveau genre pour contrôler des téléviseurs, des consoles de jeu ou des jouets.
Aux États-Unis, un laboratoire financé par l’Agence nationale de la recherche pour l’armement (la Darpa : Defense Advanced Research Projects Agency), a présenté un prototype de bras robotisé destiné à remplacer un bras amputé et pouvant être piloté par la seule volonté de son porteur. Les chercheurs américains estiment pouvoir proposer à l’horizon 2009 une prothèse, dont la main artificielle, dotée du sens du toucher, pourrait saisir finement les objets de la vie courante, porter des charges moyennes, et effectuer des gestes complexes.
La connexion intime du corps humain et du cerveau à la machine n’est plus seulement une invention d’auteurs de science-fiction. Plusieurs centaines de laboratoires dans le monde travaillent aujourd’hui sur des projets visant à remplacer des fonctions biologiques comme la vue, l’ouïe, la fonction cardiaque, les membres supérieurs ou inférieurs et, même, peut-être certaines capacités cérébrales comme la mémorisation. Or d’ici quelques dizaines d’années, les performances de ces prothèses « intelligentes » pourront dépasser celles des parties vivantes des corps humains qu’elles remplaceront.
Est-ce donc l’avènement du surhomme qui se prépare ? Doit-on s’attendre à vivre un jour dans une sorte de « Meilleur des mondes », un univers où les puissants ne sont plus seulement ceux qui possèdent plus, mais également ceux qui sont dotés de membres physiques infatigables, ceux qui sont capables de voir plus loin, d’entendre les moindres chuchotements, de relier leur pensée aux bases de données du réseau des réseaux, de disposer d’une mémoire infaillible, gravée dans la silice de leur cerveau hybride, mi-homme, mi-machine ?
En avril dernier, le laboratoire Applied Physics
Laboratory (APL) de l’université Johns Hopkins aux
Etats-Unis a présenté le premier prototype d’une
prothèse de bras robotisée (le bras gauche de Jesse
Sullivan, amputé des deux bras), développé dans le
cadre du programme Revolutionizing Prosthetics 2009.
Bien sûr, on peut rétorquer que cette technologie finira bien par trouver son application dans le domaine médical. Que les amputés du bras en bénéficieront pour retrouver leur membre perdu et que c’est un progrès bien louable pour l’humanité. Reste à voir qui pourra s’offrir ces appareils extrêmement coûteux dans une société de plus en plus inégalitaire.
Mais, si ces prothèses robotisées représentent bien une révolution technique importante dans cette élaboration du surhomme mi-homme mi-machine de demain, l’essentiel n’est peut-être pas là. Après tout, ce sont les capacités musculaires de l’homme qui ont depuis toujours été secondées, puis très largement dépassées par la technique depuis l’invention de la roue jusqu’à la propulsion nucléaire, en passant par la machine à vapeur. Certes, pour en profiter, l’homme doit contrôler une machine extérieure à lui, une voiture, un train, un avion, une pelleteuse, un ascenseur, une grue ; alors que la prothèse (ou l’exosquelette motorisé - dont la recherche est elle aussi financée par des budgets militaires) vient lui apporter sa force directement à même le corps. Mais il ne s’agit "que" de force physique, une propriété partagée par l’homme et l’animal.
Peut-être ne pourra-t-on parler de surhomme que lorsqu’une capacité typiquement humaine comme le raisonnement aura pu être améliorée. Or, les recherches portant sur l’interface cérébrale, c’est-à-dire la possibilité de dialoguer directement, par la pensée, avec la machine sans l’aide d’un clavier ou d’une souris, en sont désormais au stade de l’expérimentation, voire de la pré-industrialisation. La démonstration récente d’Hitachi le prouve, même s’il ne s’agit-là que d’un début.
Dans le cas des prothèses développées par APL, la commande du bras robotisée ne passe pas par une connexion directe au cerveau. Ce sont les nerfs sectionnés du bras, qui sont réutilisés, et, par une technique appelée TMR (Targeted Muscle Reinnervation - ou réinnervation musculaire ciblée), connectés sur certains muscles du patient (en l’occurrence, des muscles de la région pectorale). Le patient apprend petit à petit à exciter correctement les nerfs détournés de leur fonction première pour commander les mouvements qu’il souhaite effectuer. Le bras robotisé détecte alors les commandes envoyées par les nerfs réinnervés grâce à des capteurs de l’activité musculaire positionnés précisément sur les muscles cibles de la région pectorale.
Un cerveau dopé au silicium
Dans le cas de l’interface cérébrale, l’objectif est de contrôler directement la machine sans passer par une activité musculaire. Ainsi, équipé du dispositif d’Hitachi (une sorte de bandeau truffé de capteurs), l’utilisateur effectue une activité de calcul mental pour faire avancer un train électrique. Ici, c’est directement l’activité cérébrale qui est mesurée grâce à une détection des flux sanguins du cerveau, par topographie optique aux infrarouges. A plus long terme, plusieurs laboratoires travaillent déjà sur la connexion directe entre les neurones et le silicium, pour faciliter la communication entre les deux mondes, le vivant et l’artificiel.
Mais, quelle que soit la nature de cette interface entre le cerveau et la machine, les applications entrevues sont bien de l’ordre de la réparation ou du remplacement de fonctions bien humaines comme la capacité de mémorisation pour les patients atteints de la maladie l’Alzheimer par exemple. Cette seule possibilité d’accéder à une mémoire "mécanisée" ouvre déjà cette perspective du surhomme cognitif. Grâce à un disque dur logé sous sa boîte crânienne et connecté directement à son cortex, cet homme de demain aura la possibilité de mémoriser, sans risque de perte ou de transformation des informations, des textes, des images, des sons, autant d’informations auxquelles il aura accès par l’intermédiaire de moteurs de recherches, en naviguant dans des dossiers et sous-dossiers qu’il organisera comme il le souhaite. Les êtres humains dotés de cette seconde mémoire quasi infaillible seront-ils avantagés par rapport aux humains "naturels" ? Je le pense. Mais dans quelle mesure cet avantage est-il supérieur à celui dont jouissent aujourd’hui les hommes qui disposent des technologies médicales modernes, du téléphone mobile, de l’internet, de la lecture même, peut-être la première technique d’amélioration de notre mémoire défaillante par une mémoire mécanique ? De fait, aujourd’hui, certains hommes, parce qu’ils sont nés dans des pays plus riches que d’autres, connaissent une espérance de vie plus de deux fois plus élevées que les autres hommes. Certains hommes, parce qu’ils ont appris à lire et à écrire, peuvent avoir accès à plus de deux mille ans d’histoire du savoir. Une mémoire inestimable pour se projeter dans l’avenir. Certains hommes peuvent se déplacer d’un bout à l’autre de la planète en quelques heures, ils peuvent prendre un bain chaud quand ils le souhaitent... Est-ce que ces hommes-là ne sont pas déjà des surhommes grâce à leur capacité à accéder à la technique moderne ?...
Depuis que l’homme est l’homme, sa pensée technique lui a permis d’augmenter sa force physique grâce aux innombrables outils qu’il a inventé. Le levier pour soulever des charges lourdes, la roue pour se déplacer plus rapidement et plus longtemps, la lame et l’acier pour découper des aliments, des tissus, voire des matériaux plus durs comme le bois. Très tôt, il a su s’aider d’une canne quand ses deux jambes ne suffisaient plus à le porter. Quand il a su écrire les lois de l’optique, il a pu pallier à la défaillance d’un sens comme la vue en inventant les lunettes.
L’histoire le montre, la technique - dont le développement est devenu quasiment exponentiel depuis qu’il s’est appuyé sur les résultats et la démarche de la science - a continué à accroître la puissance de l’homme, jusqu’à le rendre « comme maître et possesseur de la nature » ainsi que Descartes l’avait imaginé et souhaité. En signant littéralement par cette formule l’acte de naissance de la pensée techno-scientifique, sa vision allait plus loin, puisqu’il ajoutait « Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »
Ce que Descartes n’avait sans doute pas imaginé, c’était que ce duo science-technique était voué à se transformer en trio industrie-science-technique, puis très vite en quartet économie-industrie-science-technique... Aujourd’hui, l’activité de recherche techno-scientifique est financée en grande partie par des budgets militaires et a pour but d’assurer la force de frappe de nations en quête perpétuelle de croissance économique. Secondairement, les recherches dites appliquées sont prises en charge par les grandes entreprises multinationales dont l’objectif principal est, de plus en plus, de satisfaire des financiers dont l’objectif est de maximiser leur retour sur investissement.
Dans ce contexte, le progrès techno-scientifique n’a malheureusement pas pour moteur fondamental le bien de l’humanité, mais l’accroissement de la puissance militaire des nations les plus riches et l’assouvissement des besoins des populations économiquement solvables... Conséquence de cette logique, les technologies médicales de pointe ne profitent qu’aux plus riches et, bien entendu, les technologies du « surhomme » seront probablement réservées aux militaires, et aux plus riches des plus riches.