lundi 20 février 2023 - par lephénix

Les machines contre le vivant

En 1811, la révolte des « luddites » anglais contre les « machines préjudiciables à la communauté » a failli tourner en révolution populaire. Pour le militant Kirkpatrick Sale, ces « fauteurs de troubles » demeurent dans l’histoire comme la « personnification de l’opposition à la technologie, les contradicteurs du progrès ».

Les populations occidentales du dernier tiers du XVIIIe siècle ont connu la plus profonde mutation qui ait jamais affecté leur espèce depuis l’invention de la roue : la « révolution industrielle », induite par la machine à vapeur de l’ingénieur écossais James Watt (1736-1819).

La dite machine fut la « première technologie industrielle de toute l’histoire de l’humanité à être, d’une certaine manière, indépendante de la nature, de la géographie, des saisons, du climat, du vent et du soleil, des ressources en eau et de l’énergie humaine ou animale » constate Kirkpatrick Sale . Elle a fait prendre à l’humanité un virage décisif dans le processus de maîtrise de l’énergie et fait émerger un type humain nouveau : l’industriel, le bâtisseur du monde à venir, pas vraiment enviable pour les populations d’alors et assurément nuisible à leur écosystème...

Ce premier système de production industrielle signa le passage d’une « économie organique fondée sur la terre, le labeur et les échanges locaux à une économie mécanique reposant sur les combustibles, l’usine et le commerce international  ». Ainsi naît le « système de l’usine » qui entend habituer les humains à « renoncer à leurs habitudes de travail erratiques et à prendre exemple sur la régularité constante des machines complexes », selon un témoin de ce temps.

La première réaction à cette « logique de l’industrialisme » qui transforme les modes de vie et dévaste les paysages part, durant l’automne 1811, du berceau du machinisme, en Angleterre. Plus précisément, le départ de feu prend dans le triangle des Midlands, une zone « hantée par la légende de Robin des Bois »...

C’est la révolte des luddites, ainsi appelés parce qu’ils invoquaient la figure d’un meneur mythique, « le général Ned Ludd », dont le nom pourrait provenir d’obscurs personnages historiques ayant survécu dans des histoires populaires. Une autre version fait état de l’existence d’un ouvrier porteur de ce présumé patronyme qui aurait brisé des machines... en 1772. Des notables, édiles et "industriels", recoivent alors des missives signées du « Général Ned Ludd »...

Ces « luddites » sont des tisserands, des peigneurs et des tondeurs de laine, ainsi que des artisans des métiers du coton se sentant menacés par un nouvel ordre machinique qui les excluait. Ils se mirent à briser les machines qui, non seulement les dépossédaient de leurs moyens de subsistance mais aussi de leur expérience, de leur légitimité à être – de leur droit de vivre... Evincés comme humains de l’opération de production, ils se sentaient aussi évacués de l’équation vitale... Leur ressentiment ne concernait pas uniquement les objets-machines ou leur concentration dans de gigantesques immeubles aussi impersonnels qu’insalubres, mais leur signification même « en tant qu’instruments d’un nouvel ordre économique imposé aux ouvriers et à leur communauté  ».

Certains journaux de l’époque parlaient d’une nouvelle « ère insurrectionnelle ». Le Premier Ministre Spencer Perceval (1762-1812) est assassiné, sans « aucun rapport avec le luddisme ». Considérée comme une menace « non seulement à l’ordre public mais aussi au progrès industriel », la révolte de ces « opposants à la dépossession machinique  » fut férocement réprimée, avec une débauche de moyens policiers et militaires disproportionnée.. Dès cette année 1812, la destruction de machines devient passible de la peine capitale – treize « luddites » sont pendus, sans compter ceux tombés lors de fusillades... Les dernières actions d’éclat du luddisme remontent à la séquence de bris de métiers à tisser dans le comté de Nottingham, entre avril et octobre 1814 ou à la désinvolte attaque d’une usine de dentelles le 28 juin 1816. Le hurlement de protestation du luddisme expire peut-être avec l’échec d’une ultime tentative de soulèvement en juin 1817.

 

Enseignements luddites

L’essayiste Kirkpatrick Sale, cofondateur dans les années 60 de l’organisation Students for Democratic Society, a analysé la logique prédatrice et dévastatrice du techno-capitalisme ainsi que le déroulement de la guerre implacable qu’il mène contre le vivant. Une guerre totale qui va de l’accaparement des ressources à la dépossession des biens communs et des capacités d’autosubsistance des communautés humaines.

Les éditions de l’échappée rééditent en collection de poche son livre paru voilà une génération (1995), lors de la peu résistible expansion d’Internet et de la téléphonie portable. Cet essai avait été écrit avec « l’idée directrice qu’un monde dominé par les techniques de la société industrielle est beaucoup plus préjudiciable que bénéfique au bonheur et à la survie des êtres humains ». Sa traductrice Célia Izoard souligne dans sa préface le ressort de la révolte luddite contre la fétichisation technologique – et de la contrefaçon de « civilisation » qui va avec : « Depuis que l’évolution technique est devenue technologique, lors de la révolution industrielle, la production n’a plus besoin de l’humain, ou seulement en tant qu’il est adapté à la machine, qu’il devient la « machine animale ». L’histoire n’a plus besoin des êtres humains, régie par le processus du développement technologique. »

Ces artisans et ouvriers n’entendaient pas être les sacrifiés impuissants d’une machinerie à faire des profits sur la destruction de « modes de vie bien établis » : à quoi donc servent des productions et des profits qui nient les besoins humains et biologiques fondamentaux au lieu de les enrichir ?

Dans le dernier quart du Xxe siècle, Kirkpatrick Sale invitait à considérer « le coût réel de la fétichisation de la technologie, le monde qu’elle nous fait perdre et celui qu’elle fait advenir  ». Il entendait faire réfléchir à « ce que les machines et leurs systèmes coûtent à nos vies  »... Des vies désormais rivées à une technosphère hégémonique : « Ce n’est que lorsque l’industrialisme s’est développé jusqu’au stade des technologies contemporaines, grâce au démultiplicateur de puissance qu’est l’informatique, que l’exploitation des ressources s’est transformée non seulement quantitativement, en atteignant un degré inégalé et accéléré d’épuisement, d’extermination, de pillage et de pollution, mais aussi qualitativement, par la création d’existences totalement intégrées à une technosphère artificielle, surpuissante, globalisée et fondamentalement en contradiction avec la biosphère. »

Les néo-luddites d’aujourd’hui ont pris la mesure de cette guerre sans merci livrée au vivant et n’entendent pas subir le joug d’un « guidage » toujours plus robotisé de leur comportement par une systématique hyperindustrielle investissant tous les pans de l’activité humaine.

Pourtant, l’impensable se perpétue par le pouvoir consenti à cette systématique aux prétentions hégémoniques, s’obstinant à contrôler la totalité de la vie humaine par des procédés algorithmiques et autres « applications » élaborés par une « économie de la donnée » prétendant se charger du confort de l’espèce présumée pensante – précisément en la déchargeant de l’inconfort de devoir penser par elle-même...

Aujourd’hui, des systèmes d’intelligence artificielle sont en train d’évacuer toute activité humaine en s’appuyant sur les addictions au numérique de l’Homo connectus, ce nouveau maillon de la série évolutive des hominidés, tombé de l’arbre généalogique des australopithèques pour le plus grand malheur des autres espèces... Cet humain de "dernière génération" se laisse allègrement réifier, laminer et marchandiser par une machinerie ordonnatrice quand bien même sa raison d’être fondamentale ne serait pas de se conformer à des logiques utilitaristes ou à des cycles continus de rotation du capital et de « destruction créatrice »pour le profit exclusif de quelques privilégiés... Comment cette espèce pourrait-elle renouer avec sa condition naturelle et les droits imprescriptibles qui vont avec ? Comment pourrait-elle réintégrer son "bien commun", après s’être laissé asservir à un ordre pour le moins « infondé » des choses ? C’est-à-dire celui d’une techno-idéologie niant la "nature irréductible et inappropriable" de l’expérience humaine ?

Aujourd’hui, les intérêts de « l’industrie numérique » dictent le rythme de notre époque selon une doxa de l’inéluctable et de l’insoutenable, sur un programme de « contrôlocratie » tournant en « mise au ban de l’humain à l’échelle de la planète » comme l’analyse, une génération plus tard, le philosophe Eric Sadin. Ce dernier, penseur et pourfendeur du « numérique », a pris la mesure du profond hiver nucléaire qui a saisi le « projet humain ».

Kirkpatrick Sale avait vu cet hiver arriver, avec l’inexorable extension d’une technosphère destructrice du vivant à une planète transformée en égoût. Celle-ci ne peut plus absorber les déjections et déchets si peu recyclables – ni les tragédies innombrables qu’engendre cette industrie de l’anéantissement de toute aspiration à une « humanité commune » dans sa folle course vers l’abîme.

Que faire, si ce n’est se remettre à produire enfin du réel, de l’utile et de l’indispensable, sous la guidance d’un instinct de survie et d’un esprit de liberté souverains ? Et ce, avant qu'un système fou ne soit parvenu à se débarrasser totalement des humains pour "optimiser", son programme de production de profits ?

Kirkpatrick Sale, La Révolte luddite, éditions l’échappée, 326 pages, 13 euros



16 réactions


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 20 février 2023 12:10

    En astrologie, la technologie c’est Uranus-Prométhée. Le voleur de feu pour dépasser Zeus qui d’ailleurs n’était pas on père mais Japet. Il finit attaché au Caucase : son foie dévore par un aigle (scorpion-pluton)... Attention car pluton arrive dans le signe du verseau cette année. Pas vraiment pôte tous les deux. Car le véritable artisan du feu, fils de Zeus est Héphaïstos, le forgeron (dans l’antre d’Hadès). Héphaïstos pourtant laid fut aimé des femmes parce qu’il concevait de superbes bijoux. Raison pour laquelle, PLuton est dit le riche.


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 20 février 2023 12:11

    En astrologie, la technologie c’est Uranus-Prométhée. Le voleur de feu pour dépasser Zeus qui d’ailleurs n’était pas son père mais Japet. Il finit attaché au Caucase : son foie dévoré par un aigle (scorpion-pluton)... Attention car pluton arrive dans le signe du verseau cette année. Pas vraiment pôtes tous les deux. Car le véritable artisan du feu, fils de Zeus est Héphaïstos, le forgeron (dans l’antre d’Hadès). Héphaïstos pourtant laid fut aimé des femmes parce qu’il concevait de superbes bijoux. Raison pour laquelle, PLuton est dit le riche.


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 20 février 2023 12:13

    La technologie a supplanté l’artisanat (Athéna) à la révolution française. Je ne sais si nous y avons gagné, malgré le superbe tableau de Dufy. 


    • lephénix lephénix 20 février 2023 15:24

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.
      il y a eu la loi le chapelier à la révolution qui a porté préjudice à l’artisanat, à l’excellence, et annoncé la suite... nous y voilà, avec les tours de pass pass de la technosphère qui « fait l’économie » de l’humain puis l’évacue de sa biosphère... il lui faudra prouver, à « l’hum’Un » qu’il a une existence virtuelle pour avoir le « droit de vivre »...juste avant sa date de péremption, l’obsolescence étant d’ores et déjà programmée...


  • JPCiron JPCiron 20 février 2023 14:53

    Intéressant et important, cet Article ! Merci

    « L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique. » (…) « A côté de chaque religion se trouve une opinion politique qui, par affinité, lui est jointe. » (Alexis de Tocqueville)


    <  Une guerre totale qui va de l’accaparement des ressources à la dépossession des biens communs et des capacités d’autosubsistance des communautés humaines. >


    Faisant référence en particulier à (Gen. 1:28-29), Claude Lévi-Strauss rappelait :« il faut faire place à l’influence exercée par les grands monothéismes  ; dans les doctrines monothéistes, en effet, l’homme devient le partenaire privilégié, chéri et protégé d’un Dieu désormais unique, créateur et tout-puissant ; en vertu de ce statut particulier, l’homme est habilité, de par la volonté divine, à commander à la nature et à la regarder comme son bien. »


    (Deutéronome 28:1) n’arrange rien à l’affaire : « Si tu obéis à l’Éternel, ton Dieu, en respectant et en mettant en pratique tous ses commandements que je te prescris aujourd’hui, l’Éternel, ton Dieu, te donnera la supériorité sur toutes les nations de la terre. »

    < la société industrielle est beaucoup plus préjudiciable que bénéfique au bonheur et à la survie des êtres humains  >


    «  En isolant l’homme du reste de la création, l’humanisme occidental l’a privé d’un glacis protecteur. À partir du moment où l’homme ne connaît plus de limites à son pouvoir, il en vient à se détruire lui-même » (Cl. Lévi-Strauss)

    «  Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » (Cl Lévi-Strauss).


    • lephénix lephénix 20 février 2023 15:31

      @JPCiron
      merci pour votre visite et ce regard en miroir de Lévi-Strauss
      il n’a pas vu la « santé numérique » ou la duplication numérique du monde mais déjà la fabrique d’irréalité, le système de corruption de la production du savoir dans une fumeuse phraséologie, etc
      il reste à oeuvrer à une remédiation symbolique...


    • Gollum Gollum 20 février 2023 15:44

      @lephénix

      En sus de Lévi-Strauss on peut rappeler la profondeur de Ellul quant à la nocivité de la technique, les phrases profondes de Guénon sur le mécanisme, sœur du matérialisme et du rationalisme, la logique de Lupasco qui montre que le vivant a sa logique propre, différente de celle des machines et que l’homme moderne a une fâcheuse tendance à avoir un psychisme qui le rapproche de la logique propre au monde des objets inertes macroscopiques... et donc un psychisme entropique.

      Et bien d’autres auteurs...


    • lephénix lephénix 20 février 2023 19:33

      @Gollum
      oui, nous n’avons fini pas fini de nous ressourcer dans l’oeuvre d’Ellul depuis sa période personnaliste (1935) jusqu’à ses actions concrètes pour la défense du littoral... Sans oublier tous les autres : Bernanos (« la France contre les robots »), Duhamel, Heidegger, Jünger ou Lewis Mumford, fondamental (« Technique et civilisation »)...


  • zoreol il faudrait 21 février 2023 10:27

    La dystopie EREWHON de Samuel Butler (1872) illustre joliment cette haine de la machine


  • ZenZoe ZenZoe 21 février 2023 10:36

    Bravo pour l’article, instructif et qui donne à réfléchir. Nous avons obtenu (enfin, une partie de l’humanité) un confort matériel jamais connu auparavant, des vies plus longues, mais avec quelles contreparties ! Cela en valait-il la peine ?

    Personnellement, je me pose souvent la question. Quand je vois les conséquences dévastatrices partout sur la planète, quand je vois aujourd’hui des millions de jeunes en détresse et suicidaires, des vieux oubliés dans des mouroirs, des gens complètement déboussolés et anxieux se détruire à petit feu par divers moyens pour oublier qu’ils ne sont pas heureux, je me demande si tout ça n’était pas un pacte faustien.


    • lephénix lephénix 21 février 2023 13:02

      @ZenZoe
      le prix du confort comporte bien des externalités négatives que les tartuffe ne sauraient voir déni de réalité à tous les étages de la tour de babel...
      le choix du feu fut un pacte prométheen, devenu faustien de par la volonté de certains parasites d’évacuer la masse de leurs semblables de l’équation vitale par la puissance démultipliée d’une machinerie mise au service d’une machination...


  • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 21 février 2023 10:53

    «  La pente naturelle de la machine consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique » (Orwell, )

     

     « Une entité n’a pas besoin de changer de nature pour opérer des effets opposés. La machine en restant ce qu’elle est peut accentuer une servitude ou amorcer une liberté. Ainsi de la bourgeoisie » (J.-C. Milner lisant Marx).

     

    Ce n’est pas la machine qui est en cause, c’est l’usage qui en est fait.


    • ZenZoe ZenZoe 21 février 2023 11:01

      @Francis, agnotologue
      Ce n’est pas la machine qui est en cause, c’est l’usage qui en est fait.


      Très bon rappel ! Et qui marche pour presque tout, pas seulement les machines.


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 21 février 2023 12:28

      @Francis, agnotologue

      Raison pour laquelle on parle de « machin-chose » quand on ne se rappelle plus l’identité d’un individu. 


    • lephénix lephénix 21 février 2023 13:06

      @Francis, agnotologue
      il s’agit bien d’une machinerie mise délibérement au service d’une machination arrivée en phase terminale d’un système d’exploitation cybernéticien...


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 21 février 2023 13:13

      @lephénix
       
      À vos souhaits.
       
       smiley


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