lundi 3 octobre 2005 - par Christian Le Meut

Emile Masson (1869-1923), un « professeur de liberté »

Qui était Emile Masson ? Écrivain, poète, penseur libertaire, anarchiste et socialiste, pacifiste et non-violent, écologiste et féministe avant l’heure, pédagogue d’avant-garde, défenseur de la langue bretonne : la liste est longue, des qualités de ce penseur injustement oublié et que plusieurs ouvrages font redécouvrir.

Emile Masson est né en 1869 à Brest, et mort à Pontivy en 1923. En 1898, il habite à Rennes où le capitaine Dreyfus est jugé. Il prend sa défense avec son ami Charles Péguy, dont il s’écartera quand celui-ci virera vers le nationalisme. Jeune enseignant, Emile Masson monte des universités populaires pour instruire les ouvriers et les paysans, passe le nouvel an avec une famille d’ouvriers, au grand dam de la bonne société de Loudun, ville où il enseigne à l’époque. Il se marie en 1902, avec une Galloise, Elsie, très proche de ses idées et admiratrice, comme lui, du penseur britannique John Ruskin. Elsie et Emile Masson traduisent en français les oeuvres et lettres du poète britannique Carlyle (1795-1881).

En 1904, le couple emménage à Pontivy, ville qu’ils ne quitteront plus. Là, Emile Masson enseigne l’anglais. Il a dans ses classes les enfants de la bourgeoisie pontyvienne, externes et francophones, et ceux de la paysannerie des environs. Bretonnants de langue maternelle pour beaucoup, et internes, ils s’intègrent difficilement dans le lycée public qui pratique la pédagogie par immersion, en français exclusivement... C’est à leur contact qu’Emile Masson apprend le breton, en échange de cours particuliers d’anglais, et se révolte face à la situation faite à la langue bretonne.

Pour John P. Clark, professeur de philosophie à La Nouvelle-Orléans, "La question de la préservation des langues traditionnelles est centrale pour Masson. Il rejette l’idée d’un progrès qui décrèterait une uniformité universalisante, et soutient que les révolutionnaires doivent parler le langage du peuple qui, dit-il, a été stupidement laissé aux réactionnaires" (1). A l’époque, en effet, les défenseurs du breton se situent plutôt du côté de l’Eglise et des conservateurs. Masson ne veut pas leur laisser la langue bretonne ; il veut l’utiliser pour faire avancer ses idées de progrès social, de dignité humaine, de fraternité. "La langue d’un peuple, c’est la peau de son âme" écrit-il en 1913. Cela n’empêche pas ce polyglotte de soutenir la diffusion de l’espéranto, langue internationale créée quelques années auparavant, et de traduire en français, avec son épouse, le poète Carlyle.

La maison est ouverte, et Emile Masson s’occupe de ses deux enfants : un père de famille qui change les couches de ses deux garçons, s’occupe du ménage, cela ne devait pas être très fréquent à l’époque. Il conçoit le mariage comme une "fusion des âmes", un accord volontaire, et non obligatoire, entre "deux personnes égales et libres". Professeur, ses méthodes sont originales pour l’époque. Il est proche de ses élèves, pratique une pédagogie trilingue (français, anglais, breton) et obtient de bons résultats. La hiérarchie le laisse donc faire... Pédagogue, il refuse la violence, mais pas la notion d’autorité : “Dans la société future, sans dieux ni maîtres, que se passera-t-il ? L’absolue liberté des individualistes, c’est l’oppression assurée des plus faibles, car qui croit à l’harmonie spontanée entre les hommes ?” écrit-il. "Hiérarchies et anarchie ne sont pas pour moi inconciliables - au contraire ! Il suffit que les héros soient de vrais héros, c’est-à-dire n’éprouvent pas le besoin anti-héroïque de traiter les hommes en choses”...

Masson, qui refuse de voter, critique fondamentalement la société capitaliste et militariste de son époque en des termes encore pertinents aujourd’hui : “Chaque nation est comparable à un enclos gardé par des soldats où des accapareurs entassent toutes sortes de richesses, et même les êtres humains qui produisent ces richesses. L’intérêt de ceux qui dominent et qui accaparent est de maintenir et de fortifier leur puissance. Le moyen le plus sûr et le moins dangereux pour eux-mêmes, c’est de représenter les hommes des nations voisines comme des êtres arriérés animés des desseins les plus pervers, ou bien d’essence humaine tout à fait inférieure moralement. Quand les hommes d’une nation quelconque sont persuadés que ceux de la nation voisine sont des espèces de fauves affamés de proies vivantes ou des bandits qui n’ont d’autres raisons ou moyens de vivre que le crime, l’agression, le vol... il est bien naturel qu’ils se mettent en garde contre ces fauves, ces bandits, et même en devoir de les pourchasser jusque chez eux...” (extrait de ”Irlande et Bretagne, écrit en 1916”, cité dans "Emile Masson, professeur de liberté").

Correspondant avec des écrivains comme Charles Péguy et Romain Rolland, des intellectuels libertaires comme le prince Kropoktine, Marcel Martinet et Gustave Hervé, et des écrivains bretons comme Fransez Vallé, l’abbé Le Goff ou Loeiz Herrieu, il décide, en 1913, de créer une revue bilingue Brug ("bruyère"), afin de sensibiliser les masses bretonnantes du Morbihan aux idées nouvelles (socialistes, libertaires...) Il réunit un réseau de collaborateurs écrivant en breton. Les articles de Brug, publiés en plusieurs dialectes du breton (le vannetais, le trégorrois...) traitent des conditions ouvrière et paysanne de l’époque, du statut de la langue bretonne, du statut de la femme. Brug est un succès : de 500 exemplaires au départ, la revue tire bientôt à 2 200 exemplaires quand arrive la guerre de 1914, qui signe la fin de cette expérience. A l’époque, rares étaient les intellectuels républicains et laïques à s’adresser en breton aux gens du peuple. Brug manifestait un attachement double, à la “petite nation”, la Bretagne, et à sa langue, d’une part, et à la “France” de la révolution de 1789, d’autre part.

Contrairement à beaucoup de ses amis, comme Gustave Hervé, Emile Masson ne rallie pas L’Union sacrée en 1914 et continue à dire son opposition à la guerre : disciple de Tolstoï, il poursuit sa correspondance avec Romain Rolland, célèbre écrivain qui publie des appels à la paix et contre les nationalismes armés, en pleine guerre. "Je sais que les armées alliées sont pleines d’âmes nobles qui veulent mourir pour que la vie vaille la peine d’être vécue. Mais je n’ignore pas que de telles âmes ne manquent pas non plus dans les rangs ennemis.(...) Est-ce que la guerre qui oblige à s’entre-tuer des hommes pareils n’est pas le pire des crimes ?", écrit-il en 1917 (1).

Malade à partir de 1909 (neurasthénie), Emile Masson ne peut pas continuer son action une fois la guerre terminée. Lucide, il ne cède pas aux sirènes de la révolution bolchevique de 1917 en Russie. “Ce qui naît de la violence périra dans la violence”, pense-t-il. Il estime que la révolution commence par soi-même et que c’est par la maîtrise de soi, par l’exemple et par la pédagogie, que la société peut progresser.

Dans le même temps, Gandhi mène une lutte non-violente pour l’indépendance de l’Inde et la justice sociale. Né la même année que le Mahatma Gandhi, Emile Masson meurt en 1923, année où Romain Rolland publie un essai qui rendront célèbres la personnalité et la pensée de Gandhi dans le monde entier. Tombées dans l’oubli, la vie et l’oeuvre de Masson renaissent aujourd’hui et alimentent encore des réflexions sur la fin et les moyens, sur la pédagogie et le rapport à l’enfant, sur le nationalisme et l’internationalisme, sur la révolution et le progrès...

Masson intimait aux révolutionnaires de “rentrer chez eux” et leur disait : la révolution, “c’est toi”. Pour lui, la révolution commence d’abord par soi-même : il rejoignait en cela la pensée de Gandhi. Il écrivait le 16 janvier 1915, dans une note destinée à ses fils : “Je place les vertus domestiques au sommet de toutes les vertus, en temps de guerre aussi bien qu’en temps de paix. Car c’est au feu du foyer, et non à celui du champ de bataille, que s’épanouit la fleur de l’héroïsme. Il m’a toujours paru qu’il fallait infiniment plus de courage pour élever un homme que pour en abattre dix”. Et, la même année, dans une lettre à son ami le poète André Spire : “La guerre, le meurtre, la violence ne résolvent rien. Seul l’exemple, mille et mille fois répété, d’énergies individuelles se refusant à tout acte de violence, peut et doit résoudre toutes les batailles de l’homme”.

"Fais-toi toi-même ce que tu voudrais que les autres soient. Tu voudrais que la justice règne ? Fais de toi un juste..." clame Emile Masson, en 1917, pendant le grand massacre.

Christian Le Meut

Bibliographie sommaire :
- Emile Masson, professeur de liberté, J-D. et M. Giraud, Ed. Canope, 1991. La biographie à lire absolument pour découvrir la vie d’Emile Masson.
- Emile Masson, prophète et rebelle, Presse universitaire de Rennes, 2005, actes d’un colloque qui s’est tenu à Pontivy en 2003. Vient en complément utile du premier.
- En breton : Un dra bennag a zo da jeñch er bed, Emile Masson ha Brug, 1913-1914, Fañch Broudig, Ed. Brud nevez, 2003. Interesus bras. Fañch Boudig n’eus studiet ar sonjoù embannet get Brug ; e fin e levr e kaver pennadoù embannet barzh Brug.

Des ouvrages de Masson devraient être réédités prochainement par les Presses Universitaires de Rennes.

(1) Cité dans Emile Masson, prophète et rebelle, p.111.

(2) Cité dans Emile Masson, prophète et rebelle, p.63.



1 réactions


  • Théo Garleac Théo Garleac 22 mai 2008 22:49

    Monsieur Christian Le Meut, vous citez à juste titre cet excellent ouvrage réalisé avec une rigueur scientifique par le couple d’historiens J. Didier Giraud et Marielle Giraud.

    La vie et l’oeuvre d’Emile Masson y sont retracées avec impartialité et humilité dans la plus pure tradition des faits historiques.

    Aucune récupération politique de ses idées pour des causes qui ne sont pas les siennes.

    Pour Emile Masson "l’homme se doit de refléter ses idées, sinon les idées sont fausses ou l’homme" (page 54) résume très bien le fond de sa pensée.

    Pour cet humaniste aux idées universelles qui ont éclaboussé de simplicité et de bon sens son siècle et éclairent encore le notre des lueurs de sa pensée visionnaire et libertaire, je vous remercie au nom de sa famille d’avoir évoqué sobrement une existence aussi ordinaire, mais qui aujourd’hui nous semble si exemplaire, voire extra-ordinaire.

    Sorti des presses en mai 1991, je recevais l’ouvrage en question en offrande le 28 juillet 1991 des mains de Michel Masson son fils, grand-père maternel de mon épouse. Ce dernier l’avait dédicacé, je cite :

    Mes petits enfants,

    Chacun de nous au cours de sa vie, pense à ceux qui l’ont précédé dans la famille ... qui étaient-ils ? et qui ont-ils fait ? ... Voici la biographie de Emile Masson, publiée après quatre années d’un travail méticuleux de recherches sur les travaux et les combats du ménage Emile et Elsie Masson ... J’espère que vous vous y intéresserez et que vous garderez leur ligne de foi, droite et claire : la valeur de l’homme dans la lutte éternelle pour la Liberté, l’Egalité, la Fraternité.

    A cet occasion, j’ai découvert non sans fierté que le père d’Emile Masson, Pierre-Emile Masson (1840 -08/01/1885) était Gad’zart de la promotion Angers 1861. Jeune ingénieur-mécanicien des Arts & Métiers, il est un des premiers conducteurs de locomotive à vapeur. Au bout de 7 ans, il rentre au service des Compagnies transtlantiques dont les grands vaisseaux sillonnent les mers. Puis, en 1883, après l’accident d’une explosion de chaudière, celui-ci doit renoncer à jamais à la navigation. Il lui faut se reconvertir. En janvier 1884, il est embauché comme architecte à la mairie de Brest. Il meurt à l’age de 45 ans.

    Mais, le fils de Michel Masson, Jacques Masson était aussi sorti des Arts & Métiers d’Angers, promotion 1958. Malheureusement, ce jeune ingénieur de 22 ans s’est tué lors d’un terrible accident de voiture au environ de Rambouillet le 2 août 1962 et à l’issue de l’obtention de son diplôme.

     


Réagir