mercredi 22 août 2018 - par Eliane Jacquot

La Pensée de Midi chez Albert Camus

 

Qu'est-ce que la Pensée de Midi ?

Pour Camus, héritier de la pensée grecque , c'est la mesure , qui dans l'ordre de l'humain et dans celui de la nature ne constate le Tragique que pour aussitôt le surmonter, dans un monde où l'homme est supposé se soumettre aux lois de l'Histoire.

 

Origines

On voit apparaître pour la première fois dans « L'Exil d'Hélène « en 1948 , un éloge vibrant de cette pensée affirmative , d'inspiration solaire , baignée de lumière et d'harmonie entre les éléments .

La méditerranée, « où l’intelligence est sœur de la dure lumière " est le lieu de la mesure et de la pensée de midi face à la démesure des idéologies et des lois implacables de l'Histoire .

Camus utilise les contrastes entre « Midi » , moment de clarté solaire, et « Minuit » moment d'opacité nocturne , pour dénoncer le danger nihiliste qui menace l'Europe , au moment où la Guerre froide exacerbe les tensions internationales .

C'est une pensée solaire qui « au cœur de la nuit européenne « attend une nouvelle aurore . Il est conduit à revenir à une pensée de la mesure, qui , comme l'a fait la tragédie grecque dans l'Iliade d'Homère, a réussi à sublimer l'horreur des champs de bataille dans le récit de la Guerre de Troie :

« Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au – dessus de la mer éclatante . O pensée de midi , la Guerre de Troie se livre loin des champs de bataille . »

L'Exil d'Hélène, 1948

Avant lui le Zarathoustra de Nietzsche attendait le « Grand Midi » pour faire renaître la civilisation et « accoucher d'une étoile qui danse" .

Paul Valéry avait lui aussi salué les « trois déités incontestables : la Mer, le Ciel et le Soleil « de sa

Méditerranée natale .( Inspirations Méditerranéennes, 1934 )

 

Pensée de la limite 

Camus le païen a éprouvé dans des pages admirables ,un soir à Tipasa , dans les ruines de cette ville romaine, entre les dieux et les morts , les noces de l'homme et de la terre , alors qu'il n'avait que 25 ans . Noces de la terre avec le ciel, de la mer avec le soleil, du présent avec l'éternité. Ce lieu béni des dieux devient alors son Royaume .

« Des collines s'encadraient entre les arbres et , plus loin encore , un liseré de mer au dessus duquel le ciel, comme un voile en panne, reposait de toute sa tendresse . »

Noces à Tipasa , 1939

Cet accomplissement de l'homme avec la nature avait été déjà décrit chez les Grecs dans l'idée de limite . En songeant au désespoir véhiculé par les penseurs de son temps fidèles au matérialisme historique marxiste , il écrit alors :

« La pensée grecque s'est toujours retranchée sur l'idée de limite . Elle n'a rien poussé à bout, ni le sacré , ni la raison, parce qu'elle n'a rien nié, ni le sacré, ni la raison . »

L'Exil d'Hélène , 1948

Dans une époque où sévit l'arrogance intellectuelle et l'idéologie marxiste, il dénonce dans la pensée révolutionnaire une fuite en avant vers le néant . Il nous dit ,dans l'Homme Révolté , que l'égarement révolutionnaire , en reniant la limite inséparable de la nature humaine , renie toute humanité et conduit au nihilisme .

Il évoque l'égarement de la révolution en URSS, car pour lui la méconnaissance de la limite pousse les révolutionnaires à perdre le chemin de la réalité et le sens de l'histoire :

« L'égarement révolutionnaire s'explique d'abord par l'ignorance ou la méconnaissance systématique de cette limite qui semble inséparable de la nature humaine . »

L'homme révolté , 1951

 

Noces de l'homme et de la nature

Enfant né à Alger dans une extrême pauvreté , il dut faire face au silence insurmontable d'une mère muette , aimée d'un amour absolu. Il se levait le matin pour aller à l'école de la république , et y découvrir les ressources du savoir et celles des livres.

Enfant de pauvreté , baigné de mer et de lumière, il leur est resté toute sa vie fidèle, ainsi qu'au cœur de sa réussite, à ceux qui n'ont rien :

« Élevé d'abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse , j'avais commencé par la plénitude . Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire, les tyrannies, la guerre . »

Retour à Tipasa, l’Été , 1952

Après le temps de l'exil dans le tumulte du monde et de la brutalité de l'Histoire, le retour sur la terre bénie de son enfance, à Tipasa, ne lui donne plus les clés du Royaume .

Camus journaliste vacille en 1954, quand commencent les hostilités avec l'Algérie . Et c'est alors que , mis en demeure de répondre à la violence de l'Histoire, il a pris le parti de se taire , en se détournant de ses semblables et en plongeant, absurdement, dans l'illimité de la mer et des paysages :

« La course de l'eau sur mon corps , cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes , et l'absence d'horizon . »

Retour à Tipasa, l’Été, 1952

Son itinéraire d'homme aura été celui d'un être à la recherche de la lumière que chaque matin lui apporte .

Ce qu'il ne cesse de nous dire , c'est que la nature qui se donne si généreusement à ceux qui n'ont rien transcende l'histoire des hommes ,ainsi que le pouvoir et le monde urbain qui y sont associés .

Jean Daniel évoque à son propos « Le Soleil de la force obscure » toujours recommencée , expression que l'on retrouve dans son récit posthume, resté inachevé, Le Premier Homme .

 

 

Camus a fait de la Pensée de Midi un appel à ne pas subir la démesure aux confins des civilisations méditerranéennes et européennes . Horizon inaccessible ?

Cette Méditerranée, qui à son époque fut le théâtre de conflits majeurs dont l'issue fut violente, traversée par des épisodes de rupture comme à Jérusalem en 1948, Suez en 1956 et Alger en 1954 . C'est par la violence que les peuples colonisés se sont libérés de l'emprise coloniale remettant en cause la notion du « vivre ensemble « jusqu'alors constitutive de la culture des pays du pourtour méditerranéen .

Reste-t-il de nos jours une place pour l'humanisme austère, le naturalisme lyrique d'Albert Camus et le retour de nouvelles aurores ?

 

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Miro , Bleu 2

 



17 réactions


  • Clark Kent Dr Faustroll 22 août 2018 08:16

    « Cette Méditerranée, qui à son époque fut le théâtre de conflits majeurs dont l’issue fut violente, traversée par des épisodes de rupture comme à Jérusalem en 1948, Suez en 1956 et Alger en 1954 . C’est par la violence que les peuples colonisés se sont libérés de l’emprise coloniale remettant en cause la notion du « vivre ensemble « jusqu’alors constitutive de la culture des pays du pourtour méditerranéen . »


    Euh, ça n’est pas encore fait pour le peuple palestinien !

    • Jason Jason 22 août 2018 10:42

      @Dr Faustroll


      « vivre ensemble « jusqu’alors constitutive de la culture des pays du pourtour méditerranéen »

      Désolé, mais le vivre ensemble n’a pas été ce qui a le mieux défini la culture du bassin méditerranéen. Piratages, guerres, invasions, destructions, et ce pendant 20 ou 30 siècles.

      Les incantations ont la vie dure, sur ce site et ailleurs.

    • Christian Labrune Christian Labrune 22 août 2018 13:46

      @Dr Faustroll

      Au début du XXe siècle, quand on parlait des « Palestiniens », le mot désignait les Juifs de la Palestine, mais depuis la fin de la guerre de 67, il désigne plutôt les colons arabes qui ont occupé le pays dès le milieu du VIIe siècle.

      Votre phrase est donc un peu ambiguë : on pourrait croire que vous parlez des colons arabes qui subsistent en Israël et y sont même devenus citoyens. On voit mal que des colons puissent vouloir se décoloniser, cela n’aurait pas de sens. Israël par ailleurs, à l’inverse de beaucoup de pays qui furent occupés par des puissances étrangères, ne songe même pas à se « décoloniser ». Ce sont désormais les Juifs qui tiennent le gouvernail et ils n’en demandent pas plus.

  • Eliane Jacquot Eliane Jacquot 22 août 2018 08:59

    Bonjour, 


    Vous avez raison, le terme approprié eut été la Palestine.
    Merci à vous de l’avoir signalé .


  • Jason Jason 22 août 2018 10:36

    C’est curieux cet attachement pour le bleu. Mallarmé et sa quête impossible de l’azur, Valéry et le bleu de la croisée et de la mer.


    Camus en parle très bien et comme ses prédécesseurs nous invite à fuir... là-bas, fuir... mais tout en gardant un pied sur terre et espérant que l’humain garde sa dignité et ne soit pas recouvert par le fracas des slogans.

    • Jason Jason 22 août 2018 14:01

      @Jason


      P.S. Valéry ... « Au bleu de la croisée où tu filais la laine », voir le poème de La fileuse, dans Album de vers anciens.

  • Christian Labrune Christian Labrune 22 août 2018 12:59
    à l’auteur,

    Depuis ses entretiens avec Gerassi, Sartre m’est devenu particulièrement odieux. Ce n’est donc pas la classique comparaison avec Sartre qui me ferait démolir Camus, mais même si, à tout prendre, en politique, Camus s’est moins souvent ridiculisé que l’autre, je ne le supporte plus du tout. Et d’autant moins que, depuis quelques années, il paraît être en voie de béatification dans les media.

    Camus, c’est de la littérature, au pire sens du terme, particulièrement dans Noces à Tipasa. C’est la littérature verbeuse et appliquée d’un jeune auteur qui viserait l’Académie, et il n’y a pour ainsi dire pas une seule phrase dans ces sortes d’essais, dont l’enflure à prétention poétique ne me fasse rigoler. Et après avoir si laborieusement exprimé le sentiment de nécessité absolue que lui inspire son rapport aux paysages de l’Algérie, il faudra qu’il se fasse, peut-être parce que la mode a changé, le chantre de la contingence et de l’absurdité. Comprenne qui pourra !

    Camus n’a pas un poil d’humour et il ne se rend même pas compte que, de publication en publication, son succès l’induit à adopter une pose particulièrement ridicule, celle du sage antique inspiré par les Dieux. Le comble est atteint dans ce discours qu’il fait lors de la réception du prix Nobel, que nous avons tous pu réentendre lors des célébrations du centenaire. J’en étais accablé.

    Un « penseur » qui ne sait pas rire, comme Démocrite, ce n’est qu’un plaisantin sinistre.

    • Christian Labrune Christian Labrune 22 août 2018 13:01
      Erratum
      Un penseur qui ne sait pas rire [,] comme Démocrite
      La virgule était de trop. Excuses.

    • Jason Jason 22 août 2018 13:51

      @Christian Labrune


      Je crois que vous confondez le personnage et l’auteur. Camus n’est pas raciste dans ce livre, mais il met en scène le racisme. Il met en scène « la banalité du mal » et l’indifférence de celui qui le commet.

      L’absence de conscience, de morale au sens large de l’ethos, le préoccupe beaucoup. Dans « La Chute » par exemple il illustre la lâcheté, l’indécision devant l’urgence d’agir.

    • Christian Labrune Christian Labrune 22 août 2018 17:25
      . Il met en scène « la banalité du mal » et l’indifférence de celui qui le commet.
      ================================
      @Jason
      Je ne suis pas du tout d’accord : l’Etranger, c’est un récit à la première personne, et le lecteur naïf (que j’étais moi aussi à la première lecture) s’identifie aussi bien à Meursault qu’au Roquentin de La nausée. Le bonhomme a des réactions qui sont bien un peu surprenantes, mais elles procèdent d’une paradoxologie qui nous est familière depuis les moralistes de l’époque classique. Sa mère est morte ; certes, la nouvelle « n’a pas de sens », et cela ne changerait pas grand chose à son quotidien, n’était la nécessité d’aller à l’enterrement, mais la Consolation à Monsieur Du Périer de Malherbe, les fables de La Fontaine et beaucoup de maximes de La Rochefoucauld ont insisté sur l’absurdité du deuil, lequel n’a jamais tué ceux qui survivent. Ca, c’est un peu raide, mais ça peut passer. En outre, cette espèce de distance qu’il semble y avoir entre le personnage et tout ce qui l’entoure, cette sorte de décollement, qui le rend étranger à notre monde, cela fait penser à la bizarre lucidité des personnages de Kafka qui ne sont pas méchants pour deux sous et dans lesquels on se reconnaît volontiers. Camus, en écrivant l’Etranger n’a pas essayé, comme le Dostoïevski de Crime et Châtiment d’étudier la psychologie très particulière d’un assassin. Il vise à l’universel : l’Etranger, ce type un peu primaire qui a beaucoup de mal à dépasser ses perceptions immédiates et qui ne se raconte pas des histoires sur ce qu’il vit - cela le rend plutôt sympathique -, ce serait vous et moi, ce serait tout le monde. Mais tout le monde ne tire pas au révolver sur un quidam, et la plupart de ceux qui ont dû faire ça à la guerre, qui est un contexte tout différent, il est rare que ça ne les empêche pas quelquefois de dormir. C’est là que je ne peux pas du tout suivre Camus et qu’il m’apparaît comme un faiseur littéraire sans la moindre cohérence philosophique.
      Vous dites que Camus n’est pas Meursault. L’athéisme de Meursault, à la fin, quand il chasse l’aumônier venu rendre visite au condamné à mort, c’est bien celui de Camus (et c’est aussi le mien, du reste), et chacun peut se reconnaître dans la réaction de cet « homme révolté ». Tout cela est décidément fort confus, et le dispositif romanesque est assez pourri, fort peu pensé.

    • Jason Jason 22 août 2018 18:05

      @Christian Labrune 


       D’accord sur un roman assez mal foutu.

      Il semblerait que les Meursault soient sortis du roman et soient allés en Amérique continuer leur rituel meurtrier : tuer par goût de l’absurde.

    • Christian Labrune Christian Labrune 22 août 2018 23:32
      Il semblerait que les Meursault soient sortis du roman et soient allés en Amérique continuer leur rituel meurtrier : tuer par goût de l’absurde.
      ...................................................................... ...............
      @Jason
      Meursault ne tue pas « par goût de l’absurde ». Il n’a aucune intention de tuer. Il appuie sur la détente parce qu’ayant un peu trop bu, il a mal à la tête. D’un seul coup la sueur qui était sur son front lui coule dans les yeux et il est comme aveuglé. C’est le soleil, qui tue, pas Meursault. Mais c’est bien ça qui est dur à avaler et tout à fait invraisemblable : tout le monde sait qu’un révolver, ça peut faire très mal. La scène n’est acceptable qu’à une condition : considérer que le type qu’il a devant lui existe à peine, et c’est bien là qu’on peut parler de racisme, mais Camus ne s’en rend même pas compte, ne thématise à aucun moment la chose. C’est un racisme naturel, si j’ose dire, presque innocent, et qui est tout à fait commun, hélas, au personnage et au romancier. Bref, c’est très con.

    • Jason Jason 23 août 2018 10:04

      @Christian Labrune


      Vous énoncez une condamnation sans appel. Dont acte. Pour ma part, je serais enclin à le classer parmi les grands écrivains de son temps. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés. Chacun ses goûts.

  • [email protected] 22 août 2018 19:32

    reste a définir le nature de l’homme, ou plutôt son cote naturel , pour moi il est a l antipode car il porte plus un regard perplexe sur cette dernière et ne peut donc la vivre pleinement, le paradoxe étant son quotidien, s’y fondre un rêve éveillé.


  • Eliane Jacquot Eliane Jacquot 23 août 2018 15:38

    Je reviens à mon propos, volontairement illustré par cette immense et impressionnante toile de Miro , née à Majorque en 1961 , à l’apogée de son œuvre ,qui nous fait partager en rêvant sa recherche d’infini dans l’ordre du monde.

    Ce tableau nous incite, en accord avec la pensée de Camus,à la nécessité de maintenir intacte notre capacité à nous déplacer entre le Noir violent et le Bleu azur , envers et endroit des civilisations méditerranéennes.

    Je vous remercie de m’avoir lue .


    • Jason Jason 23 août 2018 17:46

      @Eliane Jacquot


      Bonjour, 

      Ah, c’est donc là la clef de l’énigme ? Mais, que faites-vous de la tache rouge verticale et des effets de lumière sur le côté gauche ? Bien sûr, je simplifie et vous aussi, je crois.

      Comme toutes les manifestations, expressions d’art abstrait, les observations, interprétations peuvent varier de zéro à un grand nombre. Et les messages qu’on pense y trouver n’y sont pas nécessairement.

      Mais, le contraste entre le bleu et le noir et les évocations symboliques qui s’y rattachent peuvent se comprendre. Selon chacun.

      Ce qui me gêne dans les arts en général, ce sont les explications innombrables, les angles, les regards, bref, les bavardages plus ou moins savants et rarement pertinents.

      Assez curieusement ici, certains en ont profité pour mettre Camus dans une case.

  • Eliane Jacquot Eliane Jacquot 23 août 2018 19:15

    @Jason 


    Bonsoir, 

    Je pense que nous pouvons conclure ce débat par cette phrase :
    « Assez curieusement ici, certains en ont profité pour mettre Camus dans une case. »
    Merci pour votre commentaire qui revient à mon propos initial .

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