La plus secrète mémoire des hommes
La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr Éditions Philippe Rey / Jimsamm 457p ; 22 €
À la recherche de T.C. Elimane, sa vie, son œuvre.
Ce roman a la forme de ce qu’il décrit : un labyrinthe, qui a lui-même pour objet. Nul parcours en ses méandres ne peut avoir de contenu, rien n’y entre, rien n’en sort qui ne soit déjà aux carrefours des multiples dimensions humaines ou inhumaines.
D’une manière générale, dans un roman, rien n’est contestable ; tout est « pour de faux », ni vrai ni faux, « pour de faux ». Nul ne pourra jamais dire et soutenir dans un tribunal que Jean Valjean n’a pas volé de pain. La plus secrète mémoire des hommes est le récit d’une enquête, d’une quête, à propos d’un livre, d’un autre livre, tellement oublié qu’il avait quasiment disparu : Le labyrinthe de l’inhumain.
Quand le narrateur, Diégane Latyr Faye, écrivain sénégalais, frais, incertain, jeune, à la recherche de lui-même, à la recherche de son écriture, rencontre l’œuvre de son compatriote Elimane, il en est bouleversé et part à la recherche d’il-ne-sait-quoi à propos du livre, de son succès, de son éviction, de son auteur, du silence et de l’absence de son auteur : « …je ne t’écris que pour une seule raison : dire combien le labyrinthe de l’inhumain m’a appauvri. Les grandes œuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. De leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi, mais enrichi par soustraction. » (p47) et « A proximité du secret, l’escalier se perdra dans l’ombre et tu seras seul, privé du désir de remonter car il t’aura été montré la vanité de la surface, et incapable de descendre car la nuit aura enseveli les marches vers la révélation. » (p48)
Voilà le lecteur prévenu. Le parcours ne mène nulle part, il mène à l’échec, et il faut le savoir, il faut le désirer.
Les aventures du personnages, parfois hautement romanesques, ne sont pas données pour être vécues par procuration, comme une distraction légitime et illégitime à la fois, parfois dite « le vice impuni de la lecture », elles sont le chemin obligé d’un brassage permanent de littérature, de politiques, d’amour et d’inachèvement de l’impossible secret des hommes, qu’on peut effleurer, exalter, deviner, faire deviner, qu’on ne peut pas toucher, ni décrire, pas même circonscrire. Comme tout enquêteur, Diégane Faye rencontre toutes sortes de gens qui ont un lien avec Elimane. Il avance, d’une certaine façon.
Se bâtit peu à peu un récit de la création, de l’assomption et de la chute d’Elimane et de son œuvre. Le labyrinthe de l’inhumain raconte l’histoire d’un roi qui se sépare de ses ennemis en les transformant en arbres, jusqu'au jour où il se perd dans la forêt… L’auteur est porté aux nues, qualifié de Rimbaud africain, puis cassé par un critique qui y voit le plagiat d’une légende africaine. Elimane n’écrit plus rien, voyage, comme Rimbaud. Celles et ceux qui s’intéressent à son œuvre meurent mystérieusement !
La plus secrète mémoire des hommes est un texte sur un texte et son auteur : toute sa beauté, toute sa puissance est là : dans l’emploi de la littérature pour dire ce que rien ne pourra jamais dire, que l’outil le plus puissant ne peut que reconnaître son impuissance, dans ce qu’il faut bien appeler une beauté.
Si La plus secrète mémoire des hommes est un roman, on peut dire qu’il brasse les siècles, les guerres, les pays et les continents, les cultures, la science et la magie, autre science sans livres ni écoles, mais il n’est pas sûr que ce soit un roman, il est l’inexorable temps qui passe et nous oblige à avancer, quand bien même nous n’avançons pas, quand bien même nous ne voyons pas qui nous sommes, où nous sommes, quand bien même nous sommes autant humain qu’inhumain.
L’art ne peut qu’exalter notre condition (mot qu’on n’emploie plus) et le faire dans la beauté. C’est ce que fait La plus secrète mémoire des hommes.