Les bordels et la prostitution dans la peinture
Grâce au génie des frères Lumière et de Nicéphore Niepce, le cinéma et la photographie, techniques récentes, ont mis à la portée de tous les yeux – y compris des gamins curieux bravant les interdictions parentales – des scènes érotiques, voire pornographiques. Si ces techniques ont révolutionné la représentation du réel et permis de dépasser très vite les banals évènements quotidiens pour aborder le cœur des fantasmes humains, elles n’ont pas été des pionnières pour autant. Il suffit, pour en être convaincu, de s’intéresser aux scènes érotiques gravées sur les hauts-reliefs des temples indiens ou peintes sur les terres cuites grecques et romaines. Sans oublier les célèbres estampes asiatiques. Mais la peinture occidentale du deuxième millénaire n’a pas été en reste : petite balade dans les pinacothèques et les collections privées...

Très peu de mises en scène d'érotisme et de débauche en revanche, excepté dans les estampes et les peintures germaniques, les écoles italiennes et françaises se montrant plutôt frileuses en la matière, à quelques exceptions près (Le concert pastoral du Titien). C’est d’ailleurs, dans le sillage d'un Cranach volontiers impertinent, du côté des peintres hollandais et flamands, plus ancrés dans les scènes de la vie jusque dans ses aspects les plus triviaux, et parfois les plus scabreux, que l’évolution se fait dès le 17e siècle, sous l’impulsion, entre autres, de Jan Steen dont les ivrognes (hommes ou femmes), les prostituées, les détrousseuses ou les jouisseurs s’invitent jusque dans les fêtes de village ou les scènes de famille. L’Anglais William Hogarth lui emboîtera le pas au 18e siècle avec une finesse d’observation et un regard souvent humoristique inégalés dans la peinture britannique. Peu ou pas de chair exposée pourtant dans ces œuvres, mais des situations suggérées avec un réel talent.
Bien que les dessins érotiques aient toujours existé dans les milieux aisés, il faut toutefois attendre le 19e siècle pour que les représentations dessinées ou peintes de l’érotisme, et même de la pornographie, fleurissent ici et là. Souvent évoquées, les femmes nues d’Ingres, que ce soit ses odalisques ou celles, plus ou moins alanguies de sa célèbre toile Le bain turc, échappent pourtant au goût croissant pour la débauche et le monde de la prostitution : ses odalisques sont de jeunes esclaves vierges et les femmes du bain des épouses de harem. Ce n’est en revanche pas le cas des femmes de Jean-Léon Gérôme dont L’intérieur grec est bel et bien un bordel.
Degas, des danseuses aux prostituées
D’autres artistes franchissent également le pas et se lâchent même carrément, parfois dans un style proche de ces cartes de visite anonymes de maisons de rendez-vous (ex : Me Macon, rue Coquillère, 47) qui circulent sous le manteau et, pour attirer la pratique, exhibent les ébats d’un couple aux attributs sexuels exposés de manière ostentatoire. Mais c’est en peinture que l’évolution est la plus spectaculaire. Impossible à cet égard de passer sous silence Achille Devéria, un élève de Girodet, à qui l’on doit, à côté d’œuvres religieuses, des productions peintes ou lithographiées nettement moins édifiantes, si ce n’est pour l’éducation sexuelle des ingénu(e)s.
Contrairement à Devéria, Gustave Courbet, l’homme qui fit scandale en son temps, ne peint pas de scènes érotiques explicites, mais il met en lumière des femmes nues (Les baigneuses, La femme au perroquet, Le sommeil) dans lesquelles les experts du peintre reconnaissent à l’évidence des prostituées. Mais c’est peut-être avec La femme aux bas blancs, annonciatrice de son célébrissime tableau L’origine du monde, qu’il apporte le plus de force érotique et de racolage provocateur dans le regard du modèle.
Vient ensuite Edgar Degas. S’il manifeste une passion connue de tous pour les danseuses, l’auteur de L’absinthe porte également un regard intéressé sur le monde de la prostitution. C’est toutefois dans des pastels et des dessins à l’encre, et non sur des toiles peintes qu’il représente ces dames, comme pour établir, jusque dans le choix du support, une hiérarchie dans l’honorabilité. Contrairement aux danseuses, dont Degas parvient avec un immense talent à rendre la grâce, ses prostituées sont le plus souvent avachies, usées, difformes. Nues dans l’attente du client, elles donnent l’impression de subir leur sort avec fatalisme, y compris lorsque l’évènement se prête à la détente (La fête de la patronne).
Ce n’est toutefois pas Degas qui fait scandale en son temps, mais le grand Édouard Manet avec deux de ses toiles parmi les plus célèbres : Le déjeuner sur l’herbe et Olympia. Inspiré d’une œuvre de Raphaël mettant en scène des nymphes, le déjeuner choque le public qui voit dans cette femme nue en compagnie de deux hommes habillés une illustration de débauche, voire de prostitution. Le public n’a peut-être pas tort, comme le montre Olympia qui, il n’y aucun doute, est bel et bien une courtisane présentée en... costume de travail ! En costume de travail également, mais sous l’œil d’un client cette fois, Rolla d’Henri Gervex. Inspiré d’un poème de Musset, ce tableau fait d’autant plus scandale qu’il est beaucoup plus explicite que les toiles de Manet. Mais Gervex ne bénéficie pas de la notoriété de Manet, et l'on oublie vite sa Rolla.
Les demoiselles d’Avignon, prostituées cubistes
Henri de Toulouse-Lautrec, infirme et malade, décède à 37 ans d’un détonnant cocktail d’alcoolisme et de syphilis. Une maladie contractée dans l’un de ces bordels qu’il fréquentait assidûment. Tout naturellement, l’œuvre de l’Albigeois est influencée par cette fréquentation, et par les prostituées qui voisinent dans son œuvre avec les danseuses de cancan des bals de Montmartre. Son œuvre la plus étonnante en relation avec le monde des « salons », en l’occurrence celui de la rue des Moulins : La visite médicale, sorte de variation picturale sur carton de la chanson de Brel Au suivant : on y voit deux prostituées, l’une blonde, l’autre rousse incandescente, attendre les fesses à l’air, d’être examinées.
Le temps passant, la représentation des bordels, des prostituées et parfois de leurs habitués, devient chose d’autant plus banale que le sujet fascine tant les artistes que leurs clients. André Derain, Edvard Munch, Georges Rouault, Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck, pour ne citer que ceux-là parmi les plus célèbres, couchent – si l’on peut dire – sur la toile des dames de petite vertu croquées sur les sofas du salon ou dans les chambres de leur lupanar. Naturellement, leur cadet Pablo Picasso n’est pas en reste, mais si son œuvre recèle de nombreuses références à la prostitution, c’est un tableau universellement connu, car fondateur du cubisme, qui tient la vedette : initialement dénommé Le bordel d’Avignon dans ses premières esquisses, Les demoiselles d’Avignon est en effet considéré comme l’une des œuvres majeures de la création contemporaine.
Dans des styles très différents, Tsuguharu Foujita (voir le superbe Lupanar à Montparnasse directement inspiré par Le Sphinx), Otto Dix (Le salon) ou George Grosz (Avant le lever du jour, Autoportrait avec une femme) ont également contribué, avec une étonnante acuité d’observation, à enrichir l’iconographie liée à la prostitution, de même que des peintres moins connus comme Robert West et ses Filles au lupanar (cf. illustration de l’article) ou Catherine Abel et ses magnifiques femmes, pour la plupart des travailleuses du sexe. Et tant d’autres artistes qui, aujourd’hui, portent encore un regard particulier sur les mondes interlopes et les milieux de la prostitution. Une prostitution dont on dit, non sans raison, que c’est le plus vieux métier de monde. De quoi alimenter l’inspiration des futures générations de peintres...
Á lire : Emmanuel Pernoud : Le bordel en peinture – L’art contre le goût (2001 – Ed. Adam Biro)