lundi 13 septembre 2010 - par Fergus

Les Folies d’Espagne : un thème intemporel

La plupart d’entre nous, y compris ceux qui n’ont guère d’affinités pour la musique classique, connaissent peu ou prou ce thème. Et pour cause, né au 16e siècle, il est toujours utilisé par les compositeurs modernes, tel Vangelis dans la musique du film Cristophe Colomb de Ridley Scott. Un succès jamais démenti pour ce thème envoûtant ! 

Contrairement à ce qu’indique son nom, la Folia n’est pas un thème d’origine espagnole, mais portugaise, la confusion étant probablement venue du nom Iberia qui, autrefois, désignait aussi bien l’Espagne que le Portugal.

C’est en effet dans ce dernier pays qu’apparaît la Folia, une danse populaire mentionnée pour la première fois au début du 16e siècle dans l’Auto de la Sibilla Cassandra du poète et compositeur portugais Gil Vicente. Cette origine est confirmée ultérieurement par d’autres littérateurs, et notamment en 1577 par Francisco de Salinas dans le traité De musica libri septem, puis en 1611 par Sebastián de Covarrubias y Orozco dans son Tesoro de la lengua castellana o española. Ce membre éminent de l’Académie royale d’Espagne la décrit ainsi : « Il s’agit d’une danse portugaise, très bruyante, dans laquelle de nombreuses figures sont exécutées au son de tambourins et autres instruments. (…) Le bruit est si intense et le rythme si rapide que les danseurs semblent avoir perdu l’esprit, raison pour laquelle ils donnèrent à cette danse le nom de Folia. » 

Très vite, la Folia est omniprésente dans la littérature ibérique et devient l’un des motifs favoris des joueurs de vihuela, ce luth très répandu dans le royaume d’Espagne et particulièrement prisé des chansonniers. L’engouement pour la Folia est encore plus spectaculaire au cours de la deuxième moitié du 17e siècle et commence à déborder très largement les frontières de la péninsule ibérique, non sans subir une décisive mutation : le thème, jusque là rapide, s’assagit soudainement pour prendre désormais le rythme d’une passacaille, une danse espagnole lente est solennelle composée d’un thème et de variations plus ou moins nombreuses.

La Folia, telle que nous la connaissons, est née. Essaimée dans toute l’Europe occidentale, elle est notamment adoptée en France par Jean-Baptiste Lully (1632-1687) sous le nom de Folies d’Espagne, et en Angleterre par John Playford (1623-1686) et ses contemporains sous celui de Farinel’s ground, du nom du compositeur français qui l’a importée dans la capitale anglaise. Quant à l’Italie, elle y est déjà présente depuis des décennies sous le nom de Follia

Dire que ce thème de quelques mesures connaît alors un succès phénoménal est encore en-dessous de la vérité. Un très grand nombre de compositeurs* s’emparent du thème et l’enrichissent de multiples variations tant pour instrument seul que pour des formations de cordes avec ou sans accompagnement de basse continue. Á commencer par Marin Marais (1656-1728), obscur compositeur français popularisé par le remarquable film d’Alain Corneau Tous les matins du monde où l’on entend cette Folia jouée à la viole de gambe. Mais c’est surtout à Arcangelo Corelli (1653-1713) et à Antonio Vivaldi (1678-1741), auteurs chacun d’une très célèbre sonate La Follia, que ce thème doit d’être passé à la postérité et d’avoir continué d’inspirer, au fil du temps, le talent de leurs successeurs.

Parmi eux, quelques grands noms allant de Luigi Cherubini (1760-1842) à Franz Liszt (1811-1886) – dans sa Rhapsodie espagnole – en passant par Niccolò Paganini (1782-1840). Mais la plus remarquable utilisation de ces quelques mesures si populaires est sans aucun doute à mettre au crédit d’Antonio Salieri (1750-1825). Dans ses 26 variazioni sull’aria La Follia di Spagna, écrites pour orchestre aux alentours de 1815, à l’aube du romantisme, le rival de Mozart fait preuve d’une très grande créativité et d’une formidable maîtrise des timbres pour le plus grand plaisir des mélomanes passés et présents. Curieusement, Salieri, tout comme – bien plus tard – Ravel avec son Boléro, considère cette partition beaucoup plus comme un divertissement et un exercice de style que comme une œuvre à part entière. Comme quoi tout le monde peut faire une erreur de jugement, y compris les plus grands compositeurs.

L’engouement quelque peu retombé durant la seconde moitié du 19e siècle, la Folia ne disparaît pas pour autant et continue de servir de matériau à nombre de musiciens plus ou moins connus. Encore présente au 20e siècle, on la retrouve notamment dans des œuvres de Carl Nielsen (1865-1931), Sergueï Rachmaninov (1873-1943) et Joaquín Rodrigo (1901-1999). Mais la palme de l’originalité revient sans conteste au compositeur contemporain Gregorio Paniagua qui nous offre en 1980, avec ses propres variations sur La Folia de la Spagna, un déroutant mix de 44 minutes entre une musique ancienne savamment et superbement écrite et d’étranges sons mêlés ici de bribes de conversations, là de vrombissements de moteur, ailleurs de déconcertants bruits de klaxon. Tribut à la modernité ou signification profonde ? Seul Paniagua le sait .

Impossible de ne pas mentionner pour terminer la bande sonore du jeu vidéo Final Fantasy IX dans laquelle le compositeur japonais Nobuo Uematsu introduit en 2000 le thème de La Folia pour la première fois dans le cadre d’un univers virtuel. Ainsi va l’évolution de notre monde et de son environnement culturel !

* Probablement plus de 150. Parmi les plus connus de ceux qui ne sont pas cités dans l’article, figurent : Antonio de Cabezón (1510-1566), Alessandro Piccinini (1566-1638), Johannes Hieronymus Kapsberger (1580-1651), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Andrea Falconiero (1585-1656), Jean-Henry d’Anglebert (1629-1691), Bernardo Pasquini (1637-1710), André Philidor (1652-1730), Alessandro Scarlatti (1660-1725), Henrico Albicastro (1660-1730), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Francesco Geminiani (1687-1762), Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), Carl Philip Emmanuel Bach (1714-1788), André Grétry (1741-1813), Manuel Ponce (1882-1948), etc.

Liens musicaux et vidéos :

Antonio Salieri : 26 variations sur la Follia (extrait)

Antonio Vivaldi : concerto grosso La Follia

Arcangelo Corelli : sonate La Follia

Gregorio Paniagua : La Folia de la Spagna (extrait)

C.P.E. Bach : Variations sur La Folia

Andrea Falconiero : Folias echa para mi Señora Doña Tarolilla de Carallenos

Michel Farinel : Farinel’s Ground

Bernardo Pasquini : Partite diverse di Follia

Jean-Henry d’Anglebert : sonate Les Folies d’Espagne

Extrait du film « Tous les matins du monde » (Marin Marais)



14 réactions


  • tinga 13 septembre 2010 12:19

    Article très intéressant, plus que d’un thème mélodique, on pourrait parler d’une structure harmonique, c’est à dire d’une répartition d’accords dans un ordre précis, la mélodie ne reprenant que des notes de l’accord. Cette suite d’accord est magique pour les musiciens, propice à l’improvisation, permet de multiples fantaisies, et très agréable pour l’auditeur pas forcément mélomane qui se retrouvera en terrain connu. La fameuse grille de blues elle aussi marquera la musique pendant des siècles pour les mêmes raisons.

    Il est amusant de noter que la « folie d’espagne » reprend la forme pasacaille ou chaconne à savoir une basse qui tourne sur 8 ou 16 mesures, ces « tourneries » apparaissent quand commence les échanges commerciaux avec l’Afrique (traite des noirs), ainsi qu’un certain nombre de danses considérées comme licencieuses, la fameuse sarabande, dont l’étymologie est incertaine, sans doute comme l’affirme le grand musicologue et écrivain cubain Alejo Carpentier est-ce le zarembeque, danse d’origine congolaise qui est la seule origine de ce mot. 
    L’influence de la musique africaine sur la musique européenne ne remonte pas au blues ou au jazz mais à la « folia de espana ».

    • Fergus Fergus 13 septembre 2010 12:47

      Un grand merci, Tinga, pour ces précisions.

      Il est possible en effet que La Folia ait des origines africaines dans la mesure où ces origines ne sont maintenant quasiment plus contestées pour différentes fromes musicales. Cela dit, je n’en ait pas trouvé la trace, contrairement à la sarabande. Or si La Folia, sous sa forme définitive, a évolué vers un rythme apparenté à celui de la sarabande (ou de la très proche passacaille), c’est au prix, comme je l’ai indiqué, d’une mutation très importante. Dès lors, son origine peut-être très différente de celle de la sarabande, ce qui n’indique pas pour autant qu’elle n’ait pas elle aussi, sous sa forme rapide originelle, une origine africaine. Cela serait d’autant plus plausible que les Portugais ont toujours été de grands navigateurs et qu’ils ont été très tôt au contact des cultures africaines.

      Bonne journée.


  • tinga 13 septembre 2010 13:43

    Trop drôle, j’essayais de penser à tous les thèmes qui reprennent la folia, et je tombe sur du lourd, le maître absolu de la variation et du rythme, « Beethoven » septième symphonie deuxième mouvement. (merci pour l’article)


  • L'enfoiré L’enfoiré 13 septembre 2010 17:42

    Cher Fergus,
     Je crois que La Follia s’écrit avec deux « l »
     J’ai été vérifié sur leur site
     J’ignorais que c’était d’origine portugaise.
    Merci pour l’article.
     smiley


    • Fergus Fergus 13 septembre 2010 18:03

      Bonjour, L’enfoiré, et merci pour la visite.

      La Folia s’écrit bel et bien avec un seul « l » en portugais et en espagnol, et avec deux « l » en italien.

      Apparemment, le lien ne fonctionne pas.


  • Waldgänger 13 septembre 2010 23:07

    Bonjour Fergus,

    A vrai dire, je suis passé assez rapidement sur vos extraits, je n’ai écouté que celui de CPE Bach, mais je l’ai trouvé remarquable, très audacieux harmoniquement, il me rappelait presque, toutes proportions gardées, son père par moments.

    • Fergus Fergus 13 septembre 2010 23:24

      Bonsoir, Waldgänger.

      Pas de problème, chacun prend ce qu’il aime. Et je trouve également superbe cette version par CPE Bach, d’autant plus que j’apprécie énormément le clavecin, contrairement à de nombreux amateurs de classique résolument tournés vers le seul piano. Quant à rappeler JS Bach, cela me semble très pertinent, surtout si l’on se réfère aux Variations Goldberg écrites pour le clavecin dans un esprit analogue.

      Cela dit, il y a aussi de très belles variations de la Folia dans d’autres liens...


    • brieli67 14 septembre 2010 01:23

      Zut
      je savions bien que la Folia
      était dans une cantate du vieux Bach

      Bach, Johann Sebastian ’Unser trefflicher lieber Kammerherr’ (1742) aus der Bauernkantate (BWV 212).
      Voilà le complément obligé aux amateurs oder die es sein möchten.

      votre serviteur.


    • Fergus Fergus 14 septembre 2010 08:50

      Bonjour, Brieli.

      Merci d’avoir ajouté cette précision. C’est bien pourquoi j’ai mentionné le grand Jean-Sébastien dans la liste (non exhaustive, loin s’en faut) des compositeurs qui ont utilisé ce thème non cités dans le corps de l’article.


  • brieli67 14 septembre 2010 01:13

    La Folia c’est une suite d’accords de nombreux exemples

    réM/La7/réM/do/fa/do/réM/la7 réM/La7/réM/do/fa/do/rém-la7/réM

    qu’on peut retrouver dissimulées dans certaines œuvres comme dans l’andante de la 5ème symphonie de Beethoven autour des mesures 170 !!
    - souvenir d’éxams au Petit Conservatoire de Mireille ...
    comme peut laisser penser der sähr romantik nicht deutsch lesende noch deutsch sprechende Waldi. Waldi étant pour nous autres sportifs la masse-cotte sportive de München
    non au Conservatoire de Strasbourg.

    De la danse Sarabande jusqu’à Lully, c’est devenu une « chaconne ou passacaille »

    Ecoute moi bien Waldi :

    Vous aimez Brahms ? _Françoise Sagan —

    une chaconne dans le dernier mouvement de sa dernière symphonie !!

    Le procédé de terminer une « suite de danses » par une charconne sera plus ou moins abandonné pendant près d’un siècle et demi, avant de refaire une apparition grandiose dans le dernier mouvement de la dernière Symphonie de Johannes Brahms Ce dernier n’appela pas explicitement ce mouvement passacaille, mais utilisa un motif de basse obstinée trouvé dans la cantate n°150 de Bach : Nach dir, Herr, verlanget mich. Ce motif traverse tout l’orchestre durant l’intégralité du mouvement sans interruption, mais sans pour autant être le thème principal.

    Ah ! Hans PFitzner et Furtwängler a Strasbourg
    extraits bref le Brahms devait être su ! Mahler d’ailleurs aussi...

    nb : Les orgues : pour un jeune parpaillot ,impossible d’éviter sur les bords de l’ Ill
    les Bach et les Silbermann,
    le Dr Albert Schweitzer
    la dynastie des Münch et leur Chorale Saint-Guillaume

    c’est bon là ? Wie stehts bei Dir zur Zeit mit dem Blutspiegel ?
     Androstan und Derivate, usw ?


    • brieli67 14 septembre 2010 02:20

      Cette orgue de Lautenbach est l’oeuvre de la branche « menuisier » de ma grand-mère paternelle.

      un certain Jean_Pierre Toussaint ou Johann Peter Tussing. d’une famille de huguenots chassés dragonnés de France
      et qui s’est établie dans le Comté de Sarrewerden , chez les Nassau.

      Non mais
      ces habitués du bararats....


    • Fergus Fergus 14 septembre 2010 09:07

      Merci pour ces autres liens, Brieli, et notamment le premier qui complète utilement l’article et les premiers commentaires.

      J’ai appris de nouvelles choses en lisant les liens sur l’orgue, et je ne manquerai pas d’y revenir. Une question : pourquoi Dominique Ritter, titulaire de l’orgue de Lautenbach a-t-il enregistré L’art de la fugue de Bach à Riedisheim ? La sonorité de l’orgue de Lautenbach est-t-elle moins bonne ou ses registres moins étendus ?

      Bonne journée. 


    • brieli67 14 septembre 2010 11:09

      Ce que je sais, la Jean xxx 23 c’est la petite Garrnier de Saint Paul, notre Bugatti
      le bijou objet d’études et de recherches.

      N’avait il pas accès a celle de Strasbourg pour enregistrer ? Une question d’intendance plusieurs interprètes, l’un après l’autre ? pour diminuer les frais ?
      Du marketing du Conseil Général du 68 ....

      Le Toussaint de Lautenbach n’aurait pas déparaillé.
      Le Stiehr_Mockers a été « relevée » récemment. C’est la raison ?

      Que des tirs aux flancs, de la gangrène....
      Mes amarres « classiques » sont définitevement à Leipzig et à Dresden.


    • Fergus Fergus 14 septembre 2010 11:32

      La raison est peut-être plus pragamatique : Ritter a déjà donné des concerts à Riedisheim ; peut-être le choix de cet orgue pour Bach a-t-il résulté d’un accord global avec les organisateurs...

      Je ne manquerai pas, si je le peux, d’écouter le son du superbe orgue Garnier lors d’un prochain voyage en Alsace si un concert est programmé lors de mon séjour.

      Bonne journée.


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