« Les nouveaux chiens de garde », film coréalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat
…avec Christophe Barbier, Yves Calvi, Arlette Chabot, Daniel Cohen, François Denord, Alain Duhamel, Jean-Pierre Elkabach, Jean Gadray, Laurence Ferrari, Luc Ferry, Michel Field, Franz-Olivier Giesbert, Michel Godet, Laurent Joffrin, Jacques Julliard, Bernard-Henri Lévy, Frédéric Lordon, Henri Maler, Alain Minc, Michel Naudy, Christine Ockrent, Jean-Pierre Pernaut, David Pujadas… dans leurs propres rôles !
« Mon pouvoir, excusez-moi, c’est une vaste rigolade. Le vrai pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital. Il est tout à fait normal que le vrai pouvoir s’exerce. »
Cette phrase de Franz-Olivier Giesbert résume très bien ce que cherche à démontrer cet excellent film documentaire qui évoque les liaisons dangereuses entre journalistes et décideurs (dirigeants de grandes entreprises, responsables politiques…), et met à mal la sacro-sainte trinité « pluralisme – indépendance – objectivité » revendiquée pourtant par tout journaliste un tantinet soucieux d’éthique…

En 1932, l’écrivain et philosophe communiste Paul Nizan publie « Les chiens de garde », essai pamphlétaire dirigé contre quelques-uns des philosophes les plus connus de l’époque (Bergson, Brunschvicg, Lalande…), qui, selon lui, de par leur appartenance à la classe bourgeoise, ne tiennent aucunement compte du réel quotidien auquel la majorité des hommes se trouve confrontée (pauvreté, chômage, maladie…), préférant préconiser aussi du coup une idéologie orientée, dont le but est de justifier et perpétuer les valeurs morales et socio-économiques de la classe dominante.
En 1997, Serge Halimi (aujourd’hui Directeur du « Monde diplomatique »), publie à son tour « Les nouveaux chiens de garde », essai préfacé par Pierre Bourdieu, qui présente une analyse sur la collusion existante entre pouvoirs médiatiques, politiques et économiques, les journalistes étant selon lui les porte-paroles d’une pensée unique puisqu’au service uniquement de la classe dominante.
Halimi co-signe ici le scenario de ce film, co-écrit par les deux cinéastes, Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, et également par des journalistes membres d’Acrimed (association née du mouvement social de 1995 et faisant fonction d’observatoire des médias), Pierre Rimbert et Renaud Lambert.
Soulignons d’emblée l’humour de ce film pamphlet qui, entre montages savoureux d’extraits d’émissions, démonstrations ludiques par l’image, analyses critiques pertinentes des économistes Frédéric Lordon et Jean Gadray, du sociologue François Denors, et des journalistes Michel Naudy et Henri Maler, se laisse voir sans aucun ennui et temps mort !
Plus concrètement, ce film démontre bien les conséquences malsaines dues au fait que journalistes, politiques et autres décideurs font partie de la même caste, du même milieu social, avec les mêmes intérêts (économiques…), qui font que, évidemment au sein de ce milieu consanguin, qui se réunit volontiers chaque mois lors des fameux dîners du Siècle , la connivence entraîne forcément des compromissions, qu’on peut voir comme une perte d’« indépendance », voire d’« éthique ».
Et les exemples cités, souvent très drôles, ne font pas de cadeaux…
Ainsi, Jean-Pierre Elkabach pris en flagrant délit de flatterie éhontée envers son patron, Arnaud Lagardère – Luc Ferry et Jacques Julliard, invités a priori pour confronter leurs avis théoriquement divergents, se renvoyant la balle avec forces complicité et amabilité – Michel Field faisant la promo de Casino ou d’Arnaud Lagardère, encore lui…, lors d’un congrès UMP - Alain Duhamel multipliant en excès les éditoriaux (jusqu’à une dizaine à la fois), illustrant à lui seul cette dérive d’omniprésence que dénoncent aussi les deux cinéastes…
Ainsi ces journalistes, si compréhensifs avec les puissants (Laurent Joffrin mettant plus d’une minute pour poser, avec circonvolution et affectation, une question gênante à Jacques Chirac…), mais durs et autoritaires avec les plus faibles (David Pujadas demandant avec insistance et fermeté au représentant syndical, Xavier Mathieu, de revenir au calme… - idem avec Yves Calvi face à un éducateur de banlieue…).
Ainsi tous ces médias, possédés par un noyau réduit de grands décideurs (les Bouygues, Lagardère, Bolloré, Dassault, Pinault…), qui occultent les reportages gênants (cf l’exemple de TF1 refusant d’évoquer le défaut de construction de la centrale nucléaire de Flamanville, dont le chantier est dirigé par Martin Bouygues…).
Ainsi également ces prestations de « ménages », ces animations de colloques d’entreprises, payées à prix d’or, que de nombreux journalistes acceptent de faire, au mépris de toute éthique (cf l’exemple d’une Isabelle Giordano qui invite sur son émission de France Inter intitulée « Service public » le chef d’entreprise pour lequel elle a animé quelques jours plus tôt un séminaire…)
Ainsi, ces experts, sollicités à tout bout de champ, qui squattent depuis des lustres les plateaux TV, toujours présentés comme universitaires ou chercheurs, alors qu’ils ont des accointances avec les plus grandes entreprises du CAC 40 (en tant qu’administrateur ou parce qu’ils y animent des séminaires…), sûrs d’eux-mêmes, condescendants, et incapables de la moindre autocritique, même quand ils sont pris en flagrant délit d’incompétence (cf l’exemple flagrant d’Alain Minc et de l’économiste Daniel Cohen qui assuraient en 2008 que la crise financière était passée…)
Ainsi, surtout, ce côté « pensée unique », qui nous rabâche toujours les mêmes faits divers (destinés à « faire diversion », comme le disait si bien Bourdieu), les mêmes rengaines de « réformes nécessaires »… les mêmes caricatures (sur les cités de banlieue, l’insécurité…), montrant surtout le mépris de classe dont font preuve les journalistes, trop inféodés eux-mêmes au pouvoir.
Bref, ce film passe au moulinet tout ce petit gratin, ce monde d’auto-satisfaits, qui semblent avoir oublié depuis belle lurette les concepts de « pluralisme, indépendance, objectivité ».
Ceci étant, autant je suis d’accord pour la remise en cause des concepts de « pluralisme » et d’« indépendance », autant je suis plus sceptique sur le concept même d’« objectivité ». D’ailleurs, ce film ne l’est pas, et tant mieux ! Car c’est son côté « pamphlet militant » qui m’a aussi séduite.
Alors, évidemment, les concernés n’ont pas trouvé le film terrible… : « document à charge, en forme de redite, démonstration caricaturale, procès en sorcellerie, climat de chasse aux journalistes détestable » (L’Express), « trop manichéen, grille de lecture périmée » (Le Figaro), « Au ras de l’enluminure, animation bébête à l’appui » (Libération)…
…alors que celui-ci pourrait leur donner l’occasion d’une remise en cause salutaire (enfin, on peut rêver…).
En tout cas, moi, en tant que simple lectrice et spectatrice, même si, au fond, ce film n’a fait que confirmer ce qu’à mon humble avis, les français observent depuis longtemps, j’ai apprécié ce film, pamphlet pédagogique et revigorant, qui rappelle malheureusement ô combien l’opportunisme et l’ambition, dans le mauvais sens du terme, peuvent dévoyer les qualités et l’éthique du journalisme.
Bande-annonce :