jeudi 31 octobre 2013 - par Taverne

Orson Welles, fils génial de William Shakespeare

Le petit Orson se passionnait pour Shakespeare. Il jouait l'acteur, avec un goût prononcé pour les personnages démesurés. Jules César, par exemple, pièce qu'il met en scène dès l'âge de 15 ans. Encouragé par un prix, il poursuit avec Hamlet, entièrement jouée par des Noirs et qui fait sensation. Mais Orson est un ogre ; il lui faut toujours plus, toujours plus grand. Alors le 30 octobre 1938, il provoque une panique dans tout le pays (les Etats-Unis) avec sa version radiophonique de « La Guerre des mondes ».

Au début de sa carrière, Welles se consacre au théâtre et à la radio où il excelle dans la mise en scène (récits à la première personne pour impliquer le public, jeu avec les sons, avec la musique…). Son premier film est un court-métrage : The Hearts of Age », 1934.

Un chien fou à Hollywood : Citizen Kane

En 1939, à peine arrivé à Hollywood, Welles est engagé par la RKO. Ambitieux, il veut adapter un grand roman de Conrad : « Au cœur des ténèbres ». Il veut en faire un film anti nazi. La RKO refuse car le budget et trop coûteux. Par ce projet, Welles utilise la caméra pour faire participer le spectateur par identification-répulsion avec le personnage, procédé qu’il utilisera fréquemment. Il fait du personnage de Kurtz un héros négatif qu’il compare à Hitler. Welles ne s’intéresse qu’aux personnalités fortes, fussent-elles répugnantes et condamnables. Ce film préfigure Citizen Kane en ce qu’il conduisait à élucider le mystère d’un homme puissant et légendaire. Il inspirera aussi beaucoup plus tard Coppola pour Apocalypse Now...

Citizen Kane, c'est encore du Shakespeare mais sans le dire car Citizen Kane est un peu le "Roi Lear" du XXème siècle. Ce qui caractérise ce chef-d'oeuvre universel, c'est avant tout trois choses : l'utilisation magistrale des flash back, la profondeurs des plans, le thème du journalisme d'information.

Le scénario, de Herman Mankiewicz, est construit sur un modèle de reconstitution journalistique. Un journaliste, Thompson, est chargé de mener l'enquête pour tenter de percer le secret contenu dans les dernières paroles ("rosebud" - bouton de rose) d'un magnat de la presse. Thompson doit interroger tour à tour les témoins et les proches du magnat décédé. Les choix de styles servent à montrer l’histoire selon ses versions différentes. Citizen Kane reste un prototype du journalisme d'information.

On ne le saura qu'après, la luge tient une place important dans l'histoire personnelle du grand homme. Cela donne lieu au premier flash-back : sur cette photo, le petit Charles repousse et frappe son tuteur avec son traîneau. C'est qu'on l'a confié à cet homme contre la volonté de son père et il est désespéré de devoir quitter ses parents.

La profondeur des plans est illustrée sur ces photos. Voici la description de la scène par André Bazin : Kane enfant joue dans la neige. La caméra le regarde, recule, entre par la fenêtre dans le chalet, emprisonnant ainsi le gamin dans un cadre de plus en plus petit. Puis elle continue son mouvement et découvre les parents de Kane qui sont en train de le confier à Thatcher le tuteur). Une fois la transaction signée, un travelling avant nous rapproche de la fenêtre : le père vaincu baisse la tête ; le jeune Kane joue toujours.

Contrairement à la tradition qui veut que la caméra fasse le point sur le personnage ou sur l’objet sur lequel le cinéaste veut porter l’attention, Welles recherche la profondeur du champ qui ne laisse pas les plans secondaires dans le flou. Malgré cela, il offre une vision parfaitement nette des différents éléments d'une scène, et cela sans qu'il soit besoin de recourir à des plans de coupe pour souligner les détails. Les conceptions de plans invitent aussi le spectateur à douter de ce qu’il vit dans un monde qui apparaît sous un continuel déguisement avec des incohérences spatiales qui défient la réalité.

La profondeur des champs donne à voir plusieurs possibilités d’actions et d’objets, ce qui peut troubler le spectateur. Ainsi, dans la photo de la scène de lecture des documents sur l'héritage, la silhouette de l'enfant derrière la fenêtre se fait minuscule et peut laisser penser que l'enfant est secondaire. Or, il est l'élément principal du récit et c'est son sort qui est scellé par les personnages au premier plan.

D'autre fois, Welles montre intentionnellement la place que tient le personnage. Ainsi Kane adulte occupe bien l'écran. Il est riche, puissant, adulé. Mais après son revers électoral, sa présence sur l'écran se fait moins pesante.

Un film déroutant donc. D'ailleurs, à sa sortie, le public sera assez hostile. De plus, William Randolph Hearst (qui se reconnaît dans le personnage de Kane) décide de tout mettre en œuvre pour nuire au film et notamment de l'interdire dans de nombreuses salles.

Welles, le génie entravé

- La Splendeur des Amberson

Welles hyperactif veut jouer et produire en même temps. Dans « Voyage au pays de la peur », il joue le rôle du colonel Haki grimé en Staline. Welles doit aussi réaliser « It’s all true », une commande ayant pour but de renforcer les liens d’amitié entre les Etats-Unis et l’Amérique latine. Pendant qu’il est à Rio, la « Splendeur des Amberson » est amputé d’environ 45 minutes par les dirigeants de la RKO. Welles a dû déléguer la production pour « Voyage au pays de la peur ». Ce film aussi sera amputé et encore plus massacré que la Splendeur des Amberson. Quant à « It’s all true », le projet n’aboutira pas, la RKO fait rapatrier l’équipe du Brésil. Ce n’est qu’en 1985 que Richard Wilson en réalisera une fiction-documentaire.

- Le Criminel

Welles doit d’abord se limiter à faire l’acteur, puis il doit prouver qu’il peut respecter les délais et le budget de production. Il doit faire des concessions de scénario. La seule liberté d’action qu’il a est le traitement de l’image et l’introduction dans le film de passages documentaires sur les camps nazis.

- La Dame de Shangaï

En dépit des gros moyens mis à sa disposition, Welles ne parvient pas au but recherché. Il tourne en décors réels mais il doit faire en sorte que la star Rita Hayworth (sa femme dont il est sur le point de divorcer) remplisse l’écran. Quelques scènes exceptionnelles : l’aquarium, le théâtre chinois, le labyrinthe des miroirs. Mais avec la scène finale il règle ses comptes avec le statut de star hollywoodienne : Rita Hayworth est abandonnée à son sort, gisant parterre, par le héros. Autres dévoiements des règles hollywoodiennes : Welles sape de l’intérieur les films de genre. Il biaise aussi la censure ou la critique en transposant l'action sur la scène européenne, dans le théâtre de Shakespeare ou dans le monde de Kafka.

Welles se défait du carcan hollywoodien

- Mac Beth (1948)

Welles se tourne vers Shakespeare pour retrouver la liberté de créer. Le film est d’une facture bien supérieure à celle de 1971 de Polanski. Pourtant réalisé en un temps record et avec un budget réduit. C’est la première rencontre à l’écran du cinéaste avec le dramaturge. Il interprète lui-même Mac Beth avec une relecture personnelle de la pièce. Ainsi est créé un personnage supplémentaire : le prêtre. Welles prend conscience que sa liberté de créateur est mieux respectée en Europe.

- Othello (1952)

Le film est tourné en Italie. Welles a plus de moyens et il fait appel à Michael MacLiammoir, qui l’avait dirigé à ses débuts sur scène à Dublin. Il campe un Iago dont la méchanceté est justifiée par une impuissance sexuelle inavouée. Mais le tournage du film s’étire en longueur et il connaît des péripéties financières. On parle d'esthétique de la nécessité. Relecture de la pièce par Welles il supprime beaucoup de scènes de Venise et élève Iago au rang de co-héros. Welles tire profit des aléas budgétaires. Par exemple, faute de costumes, une scène est tournée avec des serviettes dans un bain turc. Faute d'éclairage, jeu d'ombres, scène du meurtre non montrée (économie de trucages).

- Mr Arkadin

Tourné en Europe. Sous-titre : "Le dossier secret". Produit par son ami et mentor politique Louis Dolivet. Tensions entre les deux hommes à propos du scénario et du délai de tournage. Le délai de montage est tellement long que les coproducteurs projettent des versions différentes. Déformation de l'image. Images obliques qui détruisent les perspectives traditionnelles dans l'épisode splendide de l'assassinat dans le port de Naples. Fable de la grenouille et du scorpion qui sera citée par de nombreux cinéastes.

Welles de retour aux Etats-Unis : La Soif du mal

Welles est de retour aux Etats-Unis. Guerre entre deux policiers, l'un mexicain et respectueux des règles (Charlton Heston), l'autre américain et qui ne recule pas devant la fabrication de preuves. Malgré les coupes et les ajouts des dirigeants de la production, le film reste un chef-d'oeuvre. Déçu une nouvelle fois, Welles repart en Europe. Il se lance dans un Don Quichote qu'il ne terminera jamais. La Soif du mal est l'introduction de la morale shakespearienne dans le genre policier. C'est à l'initiative de Charlton Heston que Welles doit cette éphémère rentrée en grâce à Hollywood. Quinlan joué par Welles n'est pas loin de Mac Beth.

La Soif du mal était sa dernière tentative de réconciliation avec le système hollywoodien. Une vision de la copie originale permet de réaliser que les coupures, en supprimant de scènes trop bavardes, n'ont fait que renforcer l'impression de quête métaphysique qui fait le charme du film.

Welles abandonne définitivement Hollywood

- Le Procès

Le Procès (1962) : Cette oeuvre est l'une de moins accomplies du cinéaste qui sombre parfois dans d'intempestives digressions. Sur le plan visuel, en revanche, c'est un film remarquable. Avec Antony Perkins, Welles, Jeanne Moreau, Romy Schneider.

- Falstaff

Les deux premières parties sont la scénarisation de Richard II et de Henri IV. Le film est aussi inspiré de Henri V et des "Joyeuses commères de Windsor". Avec de nouveau Jeanne Moreau. On retrouve le thème de la modernité déjà abordé dans la Splendeur des Amberson. Mais aussi l'idée shakespearienne de l'homme pur irréductible à la sphère du Pouvoir, et qui doit, par raison d'état, être écarté pour ne point nuire aux intérêts de la couronne.

Falstaff aurait été un rôle sur mesure pour Raimu, ce dernier ayant d'ailleurs été sacré meilleur acteur du monde par Orson Welles.

- Une histoire immortelle (1968)

Le film est adapté de l'oeuvre d'Isak Dinesen (pseudonyme de Karen Blixen). Il fournit à Welles une nouvelle occasion d'incarner l'un de ces monstres qu'il affectionne : le vieux Clay, riche et puissant comme Kane et Arkadin. Le film est d'une durée courte (1 heure). Un classique parfait. On y trouve à nouveau Jeanne Moreau. Vers la fin, Welles est très demandé pour prêter sa voix ou faire de apparitions mais les producteurs ne veulent plus de lui derrière la caméra.

- Ses derniers films

"Vérités et mensonges" et "Filming Othello" ne sont pas de vraies œuvres narratives. Dans "Vérités et mensonges" (1973), Welles organise son matériel de façon à enfermer le spectateur dans un lancinant labyrinthe. Welles se délecte dans son personnage mi-magicien mi-charlatan. "The other side of the wind" : est un film testament dans lequel John Huston joue le rôle d'un cinéaste de Hollywood à la fin de ses jours.

Certainement, Shakespeare n'aurait pas renié Falstaff ni son fils prodige Orson Welles qui maniait, comme lui, les thèmes du monde vu comme spectacle, les variations sur la vanité du pouvoir, les personnages démesurés.

 



4 réactions


  • laertes laertes 31 octobre 2013 18:51

    Cher Taverne : cela fait toujours plaisir de lire un fan d’Orson welles comme moi. cependant sans trop vous offenser, je voudrais apporter ma contribution à votre article.
    1) Citizen Kane : Welles n’était pas un « chien fou » à Hollywood. C’était quelqu’un qui ne connaissait rien au cinéma et donc était neuf avec un contrat unique c’est à dire faire ce qu’il voulait. C’est justement ces circonstances alliées à la personnalité indépendante et géniale de Welles qui fait qu’il a utilisé le cinéma comme un moyen d’expression entièrement nouveau. Et c’est aussi pour cette raison que la profondeur de champ chez O.W. n’est pas un gadget mais un moyen d’expression supplémentaire et votre exemple de la scène avec le jeune Kane jouant au loin est très parlante. En effet, si Welles montre un premier plan du banquier tourné vers la mère hiératique et le beau père debout isolé avec l’enfant en arrière plan ds le cadre de la fenêtre c’est bien pour montrer selon moi que le destin de l’enfant (encadrement et petitesse mais netteté) lui échappe et est décidé entre deux personnes (exclusion du beau père). Ce n’est qu’un outil au service de l’expression mais utilisé pour la première fois justement par un novice !
    Welles ne se défait pas du carcan Hollywoodien puisqu’il a toujours souhaité faire des films à Hollywood, ; ce serait plutôt Hollywood qui a entravé de manière répétitive la carrière de Welles, justement à cause de son originalité.
    A mon avis si Welles est meilleur que Polanski ou même Olivier dans l’interprétation de Shakespeare c’est pour deux raisons : 1) il sait utiliser toutes les possibilités expressives de l’art visuel du cinéma et 2) il connait Shakespeare en homme de texte.. Et c’est le lien réussi des deux qui est quasi miraculeux et intemporel.
    Bravo pour votre article !


    • Taverne Taverne 31 octobre 2013 22:17

      Bonsoir laertes

      Ainsi donc, c’est vous LE lecteur de mon article. smiley
      Merci pour votre commentaire.


  • laertes laertes 1er novembre 2013 16:59

    J’espère que non !
    Sitôt qu’on parle d’Orson Welles je suis attiré comme un moustique vers la lumière.
    Toujours concernant la scène de la neige, la fenêtre est ouverte et Charles continue de crier renforçant sa présence dans la scène qui se joue et qu’il ne peut entendre. Je crois que les américains étaient trop déroutés par cette complexité visuelle nouvelle qui enrichissaient l’expression. Ce qui me fascine chez OW, c’est la facilité avec laquelle il a maîtrisé et recréé une technique qui lui était étrangère. Peut-être est-ce du à sa passion de la peinture (comme david Lynch). 


  • rahsaan 26 avril 2014 23:00

    Bravo pour cet article :) 


    Je vous trouve dur et expéditif avec le Procès. J’y vois au contraire un chef-d’oeuvre, très différent de Citizen Kane sans doute, mais un chef-d’oeuvre tout de même : jamais on n’a jamais filmé de cette façon une logique folle et cauchemardesque, celle de la machine judiciaire selon Kafka. Je pense que c’est même mon préféré de Welles. Pas celui que j’ai le plus de « plaisir » à voir (car ce n’est pas un film très plaisant), au contraire de La soif du mal ou de Falstaff par exemple, mais celui que je considère comme le meilleur en terme de réalisation. 

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