mardi 18 mai 2021 - par C’est Nabum

Le Hérisson

 

Une énigme piquante …

JPEG Éléonore lisait le Hérisson. De toute mon enfance, j'avoue n'avoir vu nulle part ailleurs ce curieux journal au papier de couleur, vert, rose ou jaune. Mes souvenirs sont flous à ce propos, moi qui tout juste lecteur, parcourait avec étonnement, surprise, gène parfois les pages de cet hebdomadaire satirique. Qu'en ai-je retenu à l'époque ? Quelle trace a-t -il laissé ? Comment pouvoir répondre à des questions qui dépassent totalement ma capacité d'analyse.

J'en ai surtout conservé un souvenir très précis, les dessins de Faizant avec ces vieilles dames indignes qui se trouvaient dans des situations ubuesques. Je ne devais pas en comprendre le sens exact. Je me souviens à la manière de Pérec qui évoque lui aussi ce journal, l'impression que le dessinateur avait croqué ma grand-mère, cette vieille dame indigne qui rachetait un passé, gardé dans l'ombre par les adultes qui m'entouraient, par le truchement de ce petit fils rédempteur.

Éléonore avait vécu, avait aimé tout en traversant les drames de son époque avec pertes et fracas. Son premier mari, le père de mon père, lui avait laissé trois enfants, deux garçons et une fille avant que de finir par mourir de ces maudits gaz qui empoisonnèrent son existence. Elle laissa les enfants à leurs grands-parents vignerons de la vallée du Cher, pour aller vivre à Tours, travailler aux halles et se nimber d'un mystère à jamais indéchiffrable.

Elle devint une virtuose de la cuisine, justement appelée de grand-mère, puisque j'en ai hérité avec quelques ustensiles dont cette planche à découper qui trône encore sur mon plan de travail. Nous sommes loin du Hérisson à moins que l'anticonformisme du canard ait laissé ses effluves dans ses mijotés ! Elle ne m'a certes pas appris à cuisiner le niglou. Avec elle, c'était plutôt les carcalaudes, les escargots que nous ramassions avec frénésie et qui se trouvaient au menu à chacune de mes visites.

Elle prit un second mari qu'une nouvelle guerre lui emporta. Elle avait, quand je l'ai connue et qu'on me permit de passer de petits séjours en sa compagnie dans le vieux Tours, un nouveau confident qui s'éclipsait à ma venue. Elle se consacrait entièrement à son petit-fils, rattrapant ainsi ce qui était passé pour sa défaillance de mère, demeurant attentive à ses désirs sans livrer les failles et les douleurs de son parcours loin de ses enfants.

Ce que je compris plus tard, trop tard, ce sont les griefs qui entouraient ce passé qu'on lui reprochait et dont je ne savais rien. Le seul indice pour moi était ce journal, politiquement incorrect dans une France engoncée dans le conformisme ; si loin des valeurs de tous les autres membres de la tribu familiale. D'où me vient que ce journal est la clef de l'énigme ? D'une intuition qui près de quarante ans après sa mort, se focalise uniquement sur cet indice sortant du cadre.

La liste des collaborateurs à cet hebdomadaire en dit long sur son contenu. Il y a là des plumes qui firent les belles heures du canard enchaîné ou de Charlie Hebdo. Éléonore se démarquait ainsi radicalement de la sensibilité gaulliste de mon réseau familial. Elle aurait mérité que je l'interroge mais comment faire alors que près de soixante-dix ans nous séparaient ? Seul cette lecture sans doute par brides sans repères me pousse à lui donner, aujourd'hui, une autre vie, en décalage total avec les siens.

Il me restera sans doute la fiction pour redonner vie à l'écaillère des halles tourangelles, à cette matrone libre et facétieuse, rebelle et gouailleuse. Plus rien ne reste de son parcours, nul récit de témoins ne viendront alimenter mes supputations. Je me pique à ce hérisson qui me donne l'envie d'explorer un possible tout autant que cette certitude qu'elle dut être une femme magnifique, belle et libre, indépendante et secrète, bannie et pourtant si présente en mon cœur.

Il était une fois, Éléonore, une femme rebelle qui n'accepta de se laisser enfermer dans le rôle magnifique de la veuve de guerre. Elle refusa toujours de se plaindre et de ployer sous le joug des conventions. Elle traversa près d'un siècle sans que des documents demeurent pour rendre compte de son séjour sur la terre. C'est à moi, son petit-fils, que revient le devoir de lui redonner vie, de lui donner une nouvelle chance, de lui inventer une autre épopée …

Reconnaissancement sien.



16 réactions


  • juluch juluch 18 mai 2021 16:18

    Pas lu bien souvent.....mais je me souviens des dessins de ces grand meres...


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 18 mai 2021 17:11

    La grand-mère. Comme dans de nombreuses familles, elle est la détentrice de l’histoire familiale. Moi, le l’appelais Marraine FLORE. Plus tard je fis le lien avec les Marranes. Celle qui savait tout (comme dans la chanson de Brel, elle se mettait à l’écart, faisait semblant de ne rien entendre mais gardait tout en mémoire et cachait sa « TORAH » dans un coin). Profitant de nos têtes à têtes, pelant et ôtant les grains des raisins, elle dévidait des morceaux de cette histoire familiales, la vigne commune. C’était parfois un peu passéiste (les bouts de cheveux coupés des morts dans un morceau de cellophane, ils avaient, c’est vrai gardé leur couleur,...mais cela sentait un peu la naphtaline et le cercueil). Elle m’a tout appris : à lire, à écrire avant d’entrer à l’école. Les albums de photos cent fois regardés. Et toujours, ces emplacements vides. Ou simplement un morceau de photo déchiré : c’est qui là ? Tu connais ta maman : coquette...Elle avait le temps, mon horloge du futur. Mes plus beaux moments : la voir chanter ou jouer du piano avec des partitions qu’elle à longtemps gardé. C’est avec elle que je soufflai mes première notes quand mes menottes se dégagèrent des quenottes du passé pour déployer mes doigts en fleur et boucher les trous d’une flûte enchantée. 


  • Clark Kent Séraphin Lampion 18 mai 2021 17:34

    Je connais une femme, fille d’immigrants italiens qui s’était mis dans la tête que ses parents avaient fui le fascisme par convictions et même que la tête de son père était mise à prix per les sbires de Mussolini..

    Sa fille est allée enquêter dans le village d’origine de ses grand-parents et elle a découvert une toute autre vérité.

    A son retour en France, elle n’en a rien dit à sa mère, âgée, pour lui laisser ses illusions.

    A quoi bon vouloir connaitre la vie privée passée des gens ? Ce qui compte, c’est l’affection réciproque qui peut exister. Si cette affection n’existe pas, il faut mettre des distances. Inutiles de vouloir régler des comptes ou réhabiliter des saints martyres. Ces pratiques ne sont que les symptômes d’une mauvaise digestion.


  • Clocel Clocel 18 mai 2021 17:47

    Dans la famille Faizant, je préfère le fils.


  • Jjanloup Jjanloup 19 mai 2021 16:35

    De mémoire, le Hérisson représentait un « politiquement incorrect » dans un contexte où la censure n’était pas encore une institution...


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