La trilogie Mugdunoise
Conte
Un âne qui livrait du bon grain croisa sur son chemin un chien qui dans l'instant aboya après lui. Le brave animal qui se contentait de porter son fardeau sans rien demander à quiconque, fut surpris de la réaction de cet autre qui lui montrait les dents et lui faisait mauvais accueil. Le portefaix ralentit son allure, se demandant s'il n'allait pas faire demi-tour, d'autant plus qu'ainsi, si ce maudit canin venait à lui filer le train, il avait arguments frappants derrière ses sabots …
Le chien voyant ainsi la croupe de l'équidé en vint soudain à réfléchir. Son comportement non seulement lui valait qu'on lui tournât le dos mais plus encore qu'on le privât de ravitaillement. Il lui fallait présentement mettre un peu d'eau dans son vin où il se retrouverait le museau dans la Loire.
L'âne sentit une inflexion notable de l'agressivité du mauvais coucheur. Son tourmenteur quelques instants plutôt se faisait soudain bienveillant, semblant faire la fête à qui, juste auparavant, il montrait des dents. Pareil changement de comportement surprenait grandement un animal réputé pour rester longtemps sur ses positions. Il fallait qu'il découvre le pourquoi de la chose avant que de prendre une décision.
L'âne fit une nouvelle fois face à cet animal belliqueux, le regardant droit dans les yeux en dépit des œillères que le muletier lui avait imposées. Le molosse de perdre contenance, il y avait dans ce regard toute la mansuétude du monde, la douceur d'une bête qui ne songe jamais à mal. Lui qui tout au contraire, avait été dressé pour semer la peur et la crainte autour de lui se trouvait totalement désarçonné. Il eut la maladresse de l'avouer à son compère.
L'âne de rire aux éclats devant pareille confession qui inversait les rôles et manquait de crédibilité. L'animal bâté expliqua tout de go au cabot qu'habituellement c'est lui qui porte humain sur son dos quand ce n'est un fardeau quoiqu'à bien y regarder, la nuance est difficile à établir entre ces deux charges. Si l'un des deux avait à se désarçonner, ce ne pouvait être que lui.
Le chien jugea la remarque pertinente ce qui de la part d'un âne le laissait circonspect. Fidèle compagnon des humains, il ne pouvait que comprendre le monde par le truchement des truismes que lui avaient enseignés ses maîtres. Qu'un âne puisse penser de la sorte le laissa pantois jusqu'à se croire permis de lui retourner saillie bien sentie.
Le chien se posa sur son arrière-train, singeant ainsi les humains pour donner de l'importance à sa réplique. Levant une patte antérieure pour enfoncer le clou, il s'adressa sentencieusement à ce bourricot qui devait en rabattre (il ne faisait ainsi qu'imiter en tous points ceux dont il partageait l'existence). Puis s'étant assuré que nul humain n'était à proximité, il s'adressa à son interlocuteur.
« Mon brave ami, vous faites-là aussi lourde erreur que peut l'être votre livraison. Je suis moi aussi bête de somme, animal domestique certes mais tout autant pour flatter mes maîtres que pour leur rendre service tout comme vous. Il est dans cette région, tradition de voitures à chien. Mes semblables et moi-même sont souvent mandés pour tirer une carriole pour menues livraisons et parfois, nous nous chargeons de transporter nos chers compagnons qui n'aiment guère marcher sur leurs membres postérieurs ! »
L'âne n'en croyait pas ses oreilles qu'il dressa plus encore vers le ciel. Cet animal qui tout d'abord le reçut comme un chien, s'adressait à lui de la plus fort hypocrite manière. Il y avait certainement un piège derrière cette façade mielleuse. Levant les yeux, il découvrit que l'une des portes de la cité fortifiée était parée du blason de la place : une guêpe y trônait en son centre.
Ceci le poussa à la plus extrême prudence. Les guêpes piquent mais ne font pas de miel. Il devait donc ne pas tenir compte du revirement spectaculaire de ce maudit chien. À la moindre occasion, il s'en prendrait à lui pour peu qu'il cesse de s'en méfier. Ne voyant pas d'autre solution que l'indifférence et la prudence, l'âne se retira de l'endroit en reculant prudemment tout en gardant à l'œil ce méchant cerbère.
C'est ainsi qu'il retourna chez son meunier de maître, pour lui rapporter l’accueil reçu en cette cité où les habitants se mourraient de faim. L'homme n'en fut nullement surpris. Même s'il perdait là l'occasion de rendre service à son prochain, il s'évitait bien des tracas pour parvenir à recevoir le juste paiement de son labeur. Que son âne lui apporte ainsi de l'eau à son moulin à parole en confirmant la déplorable réputation de la cité voisine, ne faisait que renforcer son plaisir de demeurer en bord des Mauves.
La vie continua ainsi paisiblement pour le meunier et son âne. Quant au chien, il finit par se mordre les doigts quand il offrit même réception à une bergère apportant ravitaillement en cette place qui décidément avait souvent des soucis d'approvisionnement. Cette fois, on le fit taire avant qu'il ne provoque la même catastrophe. Il fut cloué au pilori pour s'être montré digne de son maître. La chose pour injuste qu'elle soit n'en serait pas moins salutaire si celui-ci avait retenu la leçon et fit à l'avenir bon accueil aux visiteurs, sans se soucier de l'état de leur bourse. Mais ceci est une autre histoire …
À contre-temps.
Quand ces fidèles compagnons du meunier
Se proposent de donner leur part aux chiens
Il faudrait surtout ne pas être rancunier
Pour supporter les quolibets des vauriens
•
Que ceux qui souffrent ainsi de la famine
Osent se gausser de qui se portent à leur secours
Il y a de quoi leur faire mauvaise mine
Et ne plus leur accorder le moindre concours
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Heureusement se montrèrent magnanimes
Firent offrande de ces précieux grains de blé
Qu'en dépit d'un détestable patronyme
Ils leur livraient en sincère fraternité
•
Beaucoup d'eau, depuis a coulé sous leurs deux ponts
La rancune n'a plus lieu de se manifester
Les ânes de Meung-sur-Loire ont fait le dos rond
Pour oublier l'insulte de la grande cité
•
L'histoire leur a donné d'autres grains à moudre
Pour mériter un si curieux sobriquet
Quand le satyre Silène voulut en découdre
Avec les chenapans qui tuèrent son mulet
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Bacchus réparant la mort de la bourrique
En punissant les odieux blasphémateurs
Qui pour un jet d'urine sur la barrique
S'acharnèrent contre le malheureux pisseur
•
Plus tard, c'est le plus célèbre mousquetaire
Qui fit halte à la Taverne du Franc-meunier
Sa vieille monture n'eut pas l'heur de plaire
À des moqueurs la comparant à un baudet
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D'Artagnan ne tira pas pour autant le fer
Préférant répondre par un complet mépris
À ce jugement tout à fait délétère
Digne de la plus grossière des âneries
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Un bon prélat n'y voyant nulle malice
Confondit son goupillon et un braquemart
Pour honorer sa coquine cantatrice
Qui sous la saillie faisait grand tintamarre
•
Les ânes ne font pas que braire en ce pays
Ils y firent belles proses et jolis vers
François Villon, Gaston Couté et compagnie
En seront éternellement les trouvères
Meung
Une longue histoire asinienne.
Qui ne sait pas dresser les oreilles pour écouter les sornettes d'un bonimenteur, ne peut appartenir à la grande confrérie des ânes bâtés, des bourriques, des baudets, des mules et des bardots qui ont eu le bonheur de s'épanouir en bord de Loire, à Meung.
La belle cité des Mauves a vu fleurir les moulins comme d'autres les échoppes et les tavernes. Depuis que Clovis avait rédigé la Charte de Micy, la force hydraulique faisait des merveilles dans cette région. C'est d'ailleurs l'un des moines Cénobites de la fameuse abbaye qui vint à dos de mule, porter la bonne parole à ce qui sera plus tard Meung-sur-Loire.
Lifardus né à Orléans en 477, reçoit la tonsure en 517 lorsqu'il entre au monastère. À la mort de Mesmin en 520, il veut lui aussi quérir la sainteté en réalisant son miracle. Il se dirige vers un vaste marais, domaine d'un monstre : la Coulouvre. Il confie un bâton à son compagnon Urbitius afin qu'il aille le planter dans le sol. La bête immonde avale le piège tandis que c'est le rusé Lifardus qui en tire les marrons du feu.
Un candidat, douteux celui-là, à la gloire asinienne est le Satyre Silène qui parcourt la Gaule à dos d'âne. L'homme est précédé d'une mauvaise réputation et reçoit un accueil des plus distants de la part des magdunois de l'époque. Ceux-ci lui refusent la pitance et le malheureux ne trouve qu'un peu de farine et du mauvais vin dans un moulin de l'endroit où il s'endort. Le lendemain il est réveillé par grand tintamarre, les autochtones célèbrent comme il se doit une divinité Celte. L'âne du vieil homme s'approche de l'autel sacré et y fait ses besoins ce qui provoque l'ire des célébrants qui tuent le blasphémateur. Silène invoque Bacchus qui par son entremise transforme les coupables en ânes. Cette version d'œil pour œil, âne pour âne, vaudra ce sobriquet aux habitants de Meung d'après l'auteur de cette faribole : l’abbé Cordier, vers 1750.
Est-ce pour laver l'honneur des Chiens d'Orléans que ce récit surgit de ce chroniqueur ? Sans vouloir l'affirmer, il convient d'évoquer ce qui se passa en 1338 et constitue sans doute la raison la plus solide de la relation entre les magdunois et les ânes. La ville est riche de ses moulins qui feront longtemps sa fortune. Elle est prospère et surtout dispose en quantité de cette farine si précieuse pour l'alimentation de l'époque.
Les voisins d'Orléans subissant les affres de la famine, leurs amis ligériens s'empressent de se porter à leur secours en organisant un grand convoi muletier avec ce précieux produit. La colonne se lance sur le Chemin du bout du monde et se dirige vers la grande cité, cloîtrée derrière ses murailles. À son approche, du haut du chemin de ronde, les affamés fort peu amènes saluent les sauveteurs d'un terrifiant : « Voici les ânes de Meung ! » ce à quoi répondirent habilement les offensés par « À Meung, des ânes, il en passe, mais il n’en reste pas… » On peut s'interroger à la lecture de cette anecdote pour savoir qui a mis le nez dans la farine à l'autre
Un autre mauvais bougre vint passer son séjour carcéral dans le château de Meung. C'est le poète François Villon qui avait fait vilain larcin dans l'église de Baccon. Pour ce tour de cochon, il eut droit aux geôles de l'évêque d'Orléans qui avait sa résidence en cette cité. Louis XI de passage à Meung en 1461 libère l'illustre prisonnier épuisé, qui s'en retourne à la capitale à dos d'âne.
D'autres ânes se feront remarquer dans cette ville à commencer par M. de Jarente, évêque d'Orléans qui dans les années précédant la Révolution confondait son appendice et un goupillon. À l'instar de l'âne, il monta à la Capitale pour saillir la demoiselle Guimard, chanteuse d'opéra. L'affaire fit grand bruit sans doute à cause des vocalises de la pécheresse.
Avant lui, un plus cavalier, en 1625, délaisse le braquemart au profit de l'épée, pour débuter son glorieux périple à Meung sur Loire. D'Artagnan fait son entrée dans la littérature par la porte de Beaugency pour venir loger à l'auberge du Franc-Meunier. Le sieur Dumas, son créateur prétend alors que le pauvre cavalier se voit moqué par la populace à cause d'une monture qui tient d'avantage du baudet que du fier destrier. Qu'on prit son cheval pour une Rossinante contraria grandement le futur mousquetaire.
Quant à la gloire locale, gars Gaston, il s'installe à Meung en 1883 avec ses parents meuniers du moulin de Clan. Il côtoya forcément les ânes, ceux qui portaient le grain à moudre et se fit fort d'avoir un comportement digne de la réputation locale. Enfant turbulent puis poète qui a mal tourné, Gaston Couté passera certainement lui aussi pour un âne bâté avant de connaître la consécration une fois son parcours dans cette vallée de larmes achevé.
La charmante cité ligérienne n'avait pas encore son comptant d'ânes, voilà qu'un Bonimenteur vient d'adhérer à l'association Faramine pour venir casser les oreilles à ceux qui les ont trop courtes et les leur tailler en pointe pour leur apporter leur comptant de picotin. Décidément à Meung, il n'est pas que les ânes qui braient.
À contre-emploi.