Le pilleraud grivois
À l'origine d'une expression.
Raymond parcourait la contrée sur sa remorque à chien, allant de fermes en fermes pour y ramasser les vieux chiffons et les peaux de lapin. Un métier rude qui le contraignait le plus souvent à une vie d'errance et de solitude. À l'instar des colporteurs, ses collègues de chemin, il dormait souvent à la belle étoile ou dans une grange, devait parfois se contenter de peu quand ce n'était pas de rien pour sa subsistance. Fort heureusement le commerce des chiffons et des peaux s'il n'était pas glorieux, n'en permettait pas moins de joindre les deux bouts une fois sa précieuse cargaison vendue.
En attendant, Raymond payait rubis sur l'ongle de plus pauvres gens encore qui attendaient son passage pour récupérer quelques menues piécettes en lui fourguant leurs vieilles guenilles usées jusqu'à la trame et les peaux des lapins qu'on conservait précieusement alors. Sa venue était attendue avec fièvre ce qui explique sans doute les quelques privautés que ce diable de trimard s'accordait quand l'occasion de présentait.
La réputation des lapins n'est plus à faire, chacun sait qu'ils ont le sang chaud et aiment à se multiplier à vive allure. La chose avait sans doute tourné la tête du Pilleraud qui voulait lui aussi semer sa graine sur son parcours, d'autant plus qu'il ne fréquentait que des croquants, cul-terreux qui étaient plus misérables que lui encore.
Raymond saisissait toujours l'occasion quand les hommes étaient aux champs pour se montrer plus arrangeant sur les prix avec la fermière pourvu qu'elle fût seule lors de sa visite. D'autres que lui auraient profité de cette faiblesse passagère pour véritablement se montrer pingre et tirer les prix vers le bas mais chez lui tout au contraire, il y avait toujours quelque chose qui pointait vers le haut.
Le Pilleraud se montrait grivois, usant de propos enjôleurs et de promesses de paiement qui pouvaient faire tourner la tête de qui était vraiment dans le besoin. Sa réputation n'était plus à faire et bien des femmes qui se trouvaient dans pareille situation, savaient à quoi s'en tenir. Les nouvelles vont plus vite qu'un chemineux fut-il avec une carriole à chien.
Le voyant arriver, les plus vives et les moins fragiles se présentaient à lui, bien décidées à en découdre sans se laisser faire. Le Pilleraud avait la main aussi baladeuse que son curieux équipage. Pour conserver son honneur sans perdre l'occasion de tirer de lui quelques sous supplémentaires, les dames devaient garder leur distance et rester fermes sur les prix : fermeté qui poussait Raymond a plus de souplesse et à rabaisser son caquet si j'ose l'appeler ainsi.
Une fois la transaction réalisée sans que le dame y perdit son honneur, l'homme jouait alors son va-tout. N'avoir pas obtenu ce qu'il espérait vraiment chiffonnait le chiffonnier qui tentait toujours une approche plus virulente avec l'énergie du désespoir. Les femmes de ce pays, pour ne pas tomber sous sa coupe avaient toutes pris l'habitude de le repousser vivement d'un tonitruant :
« Haut les mains, Peau de lapin ! »
car comme chacun l'a compris, tel était le sobriquet du Pilleraud grivois.
Le temps passa, les protagonistes de cette malencontreuse histoire disparurent mais sans qu'on sache vraiment pourquoi, l'expression resta dans les têtes, les cours d'école et les comptines. Elle avait fait son trou dans la culture territoriale et perdurera alors que depuis longtemps, les pillerauds ne courent plus les campagnes tandis que l'on ne fait plus de papier avec les vieux chiffons, ce qui est fort dommageable pour la pérennité des écrits. La pâte à bois donnant des supports qui ne passent pas aussi bien l'épreuve du temps.
Quant aux lapins, il est bien rare qu'ils soient dépecés dans les demeures et leurs peaux ne sont plus guère exploitées. Le chapeau de feutre ne se porte plus trop sur les têtes de nos contemporains.