Voir les vongoles à Denise
La vie est une histoire, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. MacBeth le dit, qui sait de quoi il parle. En cette veille de Journée des femmes, une fable innocente sur l’amour, la musique et la cuisine. En attendant les élections, le bruit et la fureur.
Tour à tour ami, écureuil, Roméo, lapin, amant, gigolo, collatéral, pipo, greluchon, matou, sachez mes amis, qu’en amour j’ai souffert plus de plongeons, chaos et cascades, fours et déboires qu’il n’en faudrait pour conduire le plus placide des koalas au suicide par overdose d’eucalyptus. Mais tout ne fut pas si triste. Petit retour en arrière...
Quand j’étais plus jeune, j’allais manger des spaghettis aux vongoles chez mon amie Denise. Je crois qu’à cette époque, j’aimais Denise ! Tout en cuisinant, on écoutait les Doors... Lynyrd Skynyrd... les Stones et Johnny Cash.
Dans un grand wok, elle commence par faire dorer l’ail, une échalote ciselée et le persil dans un fond d’huile d’olive, elle ajoute quelques tomates concassées, un peu de vin blanc et les vongoles. Au fur et à mesure qu’elles s’ouvrent, je l’aide à débarrasser les vongoles de leurs coquilles et on les met avec leur jus dans une assiette creuse. On n’en laisse que quelques-unes entières dans le wok.
Elle me sourit. On boit un verre de Viognier en apéro. Une buée parfumée monte de la cuisine. Je regarde ses grands yeux verts. Dehors il pleut. La stéréo distille Riders on the Storm. Elle est belle... « Girl ya gotta love your man, take him by the hand, make him understand »...
Elle jette les spaghettis dans la grande casserole d’eau bouillante (les spaghettis, c’est comme Denise et moi, ça a besoin de beaucoup d’espace). J’aime la regarder quand son corps se tend au-dessus des fourneaux pour délier délicatement les pâtes avec une spatule de bois. J’aime sa nuque, son dos, ses reins, ses fesses et ses jambes... Et Lynyrd Skynyrd... Simple Man. « Troubles will come and they will pass. Go find a woman and you’ll find love ».
On termine notre verre. Je lui dis qu’un jour il faudrait qu’elle refasse sa vie. Les pâtes sont prêtes, al dente, elle les passe sous l’eau claire (ça élimine l’amidon) et les égoutte rapidement, puis elle les verse dans le wok avec la sauce.
Je mets le couvert. Les Stones susurrent Angie, doucement, sur la platine du salon. J’ouvre une bouteille de chardonnay Trentino « I Piovi ».
Elle fait sauter le tout à feu vif, quelques instants, puis hors du feu elle ajoute un trait d’huile d’olive, du persil plat, du piment d’Espelette haché très, très fin et les vongoles décortiquées... Sel, poivre.
Elle me sourit toujours. On passe à table. Elle s’assied, je la sers, le vin... Les pâtes. A la pendule de mon désir, il est midi...
On mange, c’est délicieux. On parle de tout et de rien. Je lui demande si elle a entendu parler de ce complot fomenté par des extraterrestres qui auraient pris contact avec la CIA, par l’intermédiaire de Roch Voisine... Elle me dit que non. Je lui réponds que c’est normal que personne ne soit au courant, et que c’est précisément à cela qu’on se rend compte qu’il y a bien un complot... C’est comme à chaque fois que les pignons craquent quand je passe la seconde sur ma Sierra Cosworth, je sais bien que c’est un coup de la CIA. Qui peut m’apporter la preuve du contraire ? Hein ? Qui ?
Ça la fait rire. Moi j’aime voir ses dents blanches sous ses lèvres encore humides du chardonnay... Un ange... Pour un peu j’avale les coquilles. On écoute toujours les Stones... « But angie, angie, aint it good to be alive ? Angie, angie, they cant say we never tried ».
Le repas se termine... Avec un bout de pain, on se bat pour les dernières gouttes de jus au fond du wok. Nos mains se frôlent au bout des mouillettes. Un café. Un dernier verre de vin sur les papilles encore tiédies par le café sucré. La mémoire du bonheur... Instants fugaces, ils fondent comme les premiers flocons de neige sur le sol.
Elle me dit qu’elle doit repartir au travail. C’est fini. On s’embrasse. On se dit à la prochaine. Je ne lui ai rien avoué de mon amour... Johnny Cash, au seuil de sa vie, chante Hurt. Comme hier, comme avant-hier... Alors demain et encore demain... un jour, peut-être... ou bien jamais, je reviendrai goûter les vongoles à Denise... C’est quand jamais ?
« And you could have it all, my empire of dirt
I will let you down, I will make you hurt
If I could start again, a million miles away
I would keep myself, I would find a way »
Par ordre d’apparition :
The Doors - Riders on the Storm
Lynyrd Skynyrd - Simple Man
The Rolling Stones - Angie
Johnny Cash - Hurt (Nine Inch nails)