C’est l’Ascension... du Ventoux ! Dur, dur...
Lorsque j'étais (un peu plus) jeune, il était un rendez-vous que nous ne manquions pas – avec une équipe de joyeux pédaleurs amis - c'était le jeudi de l'Ascension. Il y a lurette (belle ? Je ne sais pas. Qui la connaît celle-là ?) que j'ai jeté à la poubelle les balivernes infligées au catéchisme et donc, pour nous, ce jour férié signifiait : ascension à vélo du mont Ventoux ! Et croyez-moi, c'est pas de la tarte ! Il faut l'avoir fait pour savoir.
D'abord, tu t'es un peu chauffé les jambes entre Crillon-le-brave et Bédouin, pour ne pas partir à froid, t'affuter un peu les bielles. Puis, au sortir de ce village, tu as quelques lignes droites d'un petit pourcentage jusqu'au fameux virage de Saint-Estève. Pas de problème.
Mais à partir de là, tu attaques dans le dur : du huit pour cent. Et tu pédales, tu appuies. Tu as la forme, ça se passe bien. Tu grimpes avec ton premier souffle... Un, deux, aspiration sur deux coups de pédales, un temps mort sur un coup de pédale, un, deux, trois, tu souffles sur trois coups de pédales. Et tu recommences. Les deux, trois premières bornes se passent comme ça. Les jambes chauffent mais tournent bien, la magnéto garde un rythme élevé mais normal...
Puis tu arrives aux sept virages. Le premier, à droite, tu te sens costaud, tu le prends à la corde, d'un coup de rein rageur. Les six autres, tu élargiras de plus en plus ta trajectoire. Tu es parti avec quatre ou cinq collègues, mais tu es vite seul. L'un va plus vite, ne t'accroches pas, tu le reverras sûrement plus haut ; l'autre colle un peu à ta roue puis lâche...
La sueur. Partout. Tu lèves tes lunettes de soleil qui sont vite mascarées. La sueur te coule dans la raie du cul. Tu as laissé depuis quelques virages ton premier souffle. C'est maintenant un, inspiration, gueule grande ouverte, deux, expiration, sur deux coups de pédales. Tu tournes sur 39x24 mais ça ne va pas durer.
Te voilà dans la partie étouffante de l'ascension, dans la forêt de cèdres, de pins Lariccio, de chênes blancs, de chênes verts. La route monte, monte... Tu guettes les bornes : sommet 12 km, sommet 10 km... Au mois de mai, il fait encore frais, mais en juillet, la chaleur est terrible. Les cigales te foutent un raffut pas possible. Tchikitchikjitchikitchikitchiiiiiiii font les grosses qui s'arrêtent et repartent pour une longue phrase d'appel d'amour. Ka ka ka ka ka font les petits cigalons, plus feignants...
La sueur coule. Le goudron fond par plaques. Tu bois un coup de thé froid, enfin, tiédas. Tu bouffes deux abricots secs. Et c'est long, c'est long... Puis, après quelques virages à gauche, tu arrives au Chalet-Reynard. Ouf... Un petit faux plat descendant de trois cents mètres en large virage à gauche. Tu t'étires, tu soulages ton cul qui te fait mal, tu secoues tes jambes pour décontracter tant soit peu tes muscles... Puis, virage à droite et te voilà sur la Lune, ou sur Mars.
De la caillasse blanche, squelette de pierres concassées. Tu le vois enfin le sommet. La flèche de l'antenne télé. Les bâtiments de l'ancien observatoire... Á main droite, tu as cette pente qui monte vers un infini minéral. Á main gauche, ta vue, si elle n'est pas trop embuée, découvre les vastes plaines provençales écrasées de soleil, avec au loin le scintillement serpentin du Rhône et l'éblouissement des serres de verres... Et voilà maintenant le vent. Il y a toujours du vent au Ventoux. Par définition. Tu l'as toujours dans le nez. Les lacets sont longs, très longs. Tu as mis le 28 depuis longtemps. Tu n'en peux plus. Tu te demandes ce que tu fous dans cette galère...
Tè, voilà deux jeunots qui te doublent sans un regard... Juste devant la stèle marquant le lieu maudit où est mort Tommy... Tu as envie de t'arrêter. Mais tu t'engueules à haute voix : « Pédale, feignasse ! Personne ne t'as forcé, alors ta gueule et appuie, connard ! » Tè ! Voilà la fontaine qui ne coule plus. Virage à gauche, puis longues, longues lignes droites battues par le vent, assommées par ce terrible soleil-lion. Le sommet est presque là, mais, putaing, il semble reculer à chaque coup de pédale.
Tu te fais ton cinéma pour te donner du punch. Chacun le sien. Moi, j'imagine à vingt mètres devant moi, une belle nana à poil sur son vélo. Elle tortille du fignedé et te montre un joufflu bien fendu et bien appétissant en tournant la tête vers toi, te regardant avec un air vicelard comme pour te dire : « Attrape-moi, et tu m'auras... ». Alors tu pédales comme un calus... Tu la rattrapes dans ta tête, t'as la langue qui pend, les yeux qui font tilt, puis avec un rire moqueur, elle se met en danseuse et s'éloigne, s'éloigne. Alors tu pédales encore, et encore. Pour rattraper ta vision extatique.
Voilà le col des Tempêtes. Tu tournes à gauche, le parapet, à main droite, te découvre les montagnes riantes, domestiques, humaines de la Drôme provençale. Le vent te rafraîchit. Le voilà le sommet. Á quelques coups de pédales. Une pente raide de deux hectomètres, puis virage à droite et le dernier rampaillou, brutal, jusqu'au sommet ! Ouarff ! Tu gueules ta joie ! Tu oublies ta fatigue monumentale. Tu oublies cette heure et demie de torture. Ta compagne te sèches avec une serviette et te donnes un thermos de thé chaud. Le bonheur !
Voilà ce que c'est pour moi, l'Ascension ! Chacun son fantasme.
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