Le dopage sportif : en finir avec l’hypocrisie
N’ayons pas peur de le dire et de l’écrire : certains sports professionnels
riment bien avec dopage, et ceci depuis fort longtemps. Tous les sportifs le
savent, les dirigeants s’en accomodent et les instances fédérales en
profitent. Ne nous y trompons pas : ce beau monde, dans une ambiance
feutrée d’omerta, a fermé les yeux parce qu’il y trouvait son compte.
Quand l’ancien sprinter canadien déchu, Ben Johnson, annonce : « sur une
ligne de départ de finale du 100 m, il n’y a pas un athlète qui soit
propre », on peut croire qu’il connaît son sujet. D’ailleurs le problème
n’est plus de savoir qui se dope ou pas, mais qui se fait pincer ou
pas. Et ceux qui se font prendre sont l’arbre qui cache la forêt. On
connaît en effet très bien les temps nécessaires pour que les produits
dopants ne laissent plus de traces sur les analyses. Les contrôles
positifs pendant les compétitions sont des accidents, provenant
d’athlètes peu respectueux des consignes médicales. Pas de quoi se
féliciter en ne décelant que 2% de contrôles positifs sur une
compétition. Et pourtant, cette fourberie générale qui a régné jusqu’à
présent commence à s’effriter. Pourquoi ?
D’abord,
qu’est-ce qu’un produit dopant ? C’est un produit, vendu dans le
commerce, donc utilisable par chacun de nous, généralement avec
ordonnance, mais qui se trouve sur la liste de produits interdits par
une instance sportive internationale ou nationale (CIO, UCI, FFA, FFC).
Cette liste de produits est souvent modifiée et n’est pas la même selon
les instances et les pays. La frontière licite-illicite est donc assez
floue, en tout cas fluctuante et relative aux découvertes
pharmaceutiques du moment. On n’accusera pas un politicien en campagne
de se doper s’il prend les mêmes produits qu’un athlète.
Le
phénomène du dopage resterait un non-dit s’il ne faisait pas tant de
ravages chez les athlètes. On peut presque parler de comportements
suicidaires chez ceux qui acceptent d’entrer dans certains sports
professionnels. Le constat est dramatique pour les champions cyclistes
: Coppi mort à 41 ans, Anquetil 53 ans, Bobet 58 ans. Sans oublier les
disparus dans l’exercice de leurs fonctions : Simpson 30 ans, Pantani 34
ans, les suicidés : Koblet 39 ans, Ocana 49 ans. Ainsi que tous ceux
qui versent dans la lourde toxicomanie, accoutumés qu’ils sont aux
injections et aux psychotropes.
Ces
dernières années, un revirement tardif tente d’éradiquer le phénomène
parce que le dopage touche maintenant largement le monde amateur avec
des sportifs de plus en plus jeunes. Si l’on a pu sacrifier, par le
passé, les héros des stades, on ne peut se résoudre à mettre en péril
toute la jeunesse sportive. Le sport, dont on a tant vanté les effets
bénéfiques, se révèle aujourd’hui dangereux. C’est toute une image qui
bascule avec des conséquences désastreuses, pas seulement d’un point de
vue éthique mais surtout financier et donc aujourd’hui vital. Les
fédérations se nourissent d’une image de marque et de sponsoring privé.
Si les héros se transforment en parias, c’est tout un business juteux
dont beaucoup de gens vivent qui disparaît, c’est tout le système de
financement du sport de compétition qui est touché. La soi-disant lutte
contre le dopage fut longtemps un jeu de dupes qui dénonçait quelques
moutons noirs (Virenque) pour absoudre tous les autres. Les
investisseurs sont confrontés aujourd’hui à cette impossibilité :
donner du sport une image valorisante, c’est-à-dire performante et
propre, sans que la notion d’exploit soit remise en question. Imaginez
une étape du Tour de France avec une seule ascension de col ? Les héros
redescendus simples mortels. Comment idéaliser monsieur Tout-le-Monde ?
Pourtant, les coureurs du Tour de France, malgré les contrôles, roulent
un peu plus vite chaque année avec des performances que tous les
spécialistes mesurent comme « surhumaines ». L’athlétisme, à défaut de
trouver des sprinters exemplaires, peine à redistribuer des médailles
rendues par les vainqueurs condamnés (Marion Jones). On entend alors : « Le mal est plus profond qu’on ne le pensait. » A qui veut-on faire
croire que les responsables de l’athlétisme et du cyclisme (pour ne
citer qu’eux) ignoraient les pratiques obscures de leur sport ?
Les
solutions existent et on les connaît fort bien : des contrôles
inopinés, à tout moment de l’année, répétés et sanctionnés sévèrement,
sans échappatoire possible, sans exil temporaire à l’étranger. Des
contrôleurs au fait de l’évolution de la pharmacopée. Des suivis
médicaux réguliers de tous les champions référencés. Ces mesures ne
sont pas appliquées de façon rigoureuse parce que admettre l’ampleur du
dopage c’est reconnaître l’absurdité des valeurs sur lesquelles le
sport professionnel s’est construit.
On
a vite compris, dès les années 1930, que les vainqueurs des stades
pouvaient jouer le rôle de héros potentiels. L’héroïsme n’est pas un
phénomène nouveau mais il se logeait jusqu’au XXe siècle dans la
proximité et l’imaginaire. La proximité de son champ d’action et de sa
reconnaissance (village, région), l’imaginaire des légendes, des fables
et des contes, bref, situé dans d’autres sphères que celles de la
réalité.
Dans le monde scientifique du direct télévisé où nous vivons, le vainqueur doit faire face à deux phénomènes nouveaux
: le chronomètre et la mondialisation. Ce n’est pas tout de courir
vite, il faut courir le plus vite de tous mais aussi de tous les temps.
On connaît l’ensemble des sportifs de haut niveau ainsi que les
performances du passé. Le héros, pour conserver son statut dans notre
cœur, doit les dépasser et de façon durable. Or le genre humain possède
des limites physiques qu’on ne réussit pas à repousser éternellement.
Une fois les techniques d’entraînement optimisées, le matériel
(chaussures, vêtements, vélos) maximalisé, il devient naturel de
recourir à d’autres moyens, chimiques cette fois. La médecine, le vent
en poupe, devenue capable de maîtriser et donc de survaloriser
certaines fonctions physiologiques devient le compagnon idéal. Le sport
ne pouvait pas passer à côté. Les héros resteront sur un nuage, les
sponsors investiront, tout le monde (admirateurs et admirés) trouvera
sa place. Ajoutons qu’un athlète de 18 ans, à qui on promet monts et
merveilles, se moque pas mal de ce qu’il sera à 50 ans. Un sondage
effectué sur des adolescents demandant s’ils choisiraient de rester
sportif moyen en vivant vieux, ou devenir « star » en mourant à 45 ans
est très révélateur : plus de 80% optent pour la célébrité. Doit-on les
tenir responsables de cette évolution vers une culture de la gagne, de
l’adulation du vainqueur, de la honte au vaincu, de l’anxiété de
l’échec ? Pense-t-on vraiment que le jeune sportif se procure ses
médicaments à la pharmacie du coin de la rue ?
Est-il
sérieux de stigmatiser les sportifs que l’on a propulsés héros en les
rendant coupables de tromperies ? Le dopage est le résultat d’un état
d’esprit de société qui n’admet pas la récession. Les records sont
faits pour être battus comme l’économie ne peut que croître. Comment
veut-on ensuite qu’une jeunesse pour qui on a érigé la réussite comme
seul objectif de vie ne se donne pas tous les moyens d’y
parvenir ? « Se dépasser », l’expression maîtresse de notre temps, fait
pourtant des ravages, mais n’oublions pas que nous en sommes les uniques
responsables et que nous n’avons cessé d’encourager ces valeurs-là.
Abstenons-nous de huer les héros qu’on adulait quand ils sont pris en
faute, de les taxer de « tricheurs » en les enfonçant dans le désespoir
et la toxicomanie. Ils ne sont que les victimes logiques d’un processus
infernal. Grisés par la notoriété de leurs succès, nous avons feint
trop longtemps de l’ignorer.
C’est
toute notre société qui triche avec eux. Nous réclamons des héros pour
alimenter nos fantasmes mais refusons qu’ils utilisent les procédés
techniques leur permettant d’assumer leur statut de surhommes. Nous
voulons en même temps que nos champions transgressent les limites
physiologiques mais renonçons à excuser leur moindre défaillance quand
ils forcent le destin pour rester à la place où on les a hissés.
Etrange attitude que celle d’un public assoiffé de victoires qui ne
pardonne jamais la défaite, qui demande à ses favoris une perfection
éthique en exigeant des performances inhumaines. Voilà quelques
éléments qui donnent à réfléchir avant de condamner à l’emporte-pièce
les athlètes médiatisés.
Illustration : Marion Jones, JO de Sydney 2000 ; Justin Gatlin, 100m, JO Athènes 2004, tous deux convaincus de dopage.