jeudi 29 décembre 2011 - par Rousquille

Bouc émissaire : la démocratie envoyée au désert

 L'une des caractéristiques de la caste au pouvoir est son effort pour manipuler le langage, que George Orwell a magistralement décrit dans son roman d'anticipation politique « 1984 ». Coupées de la réalité, les nouvelles élites, qui sont indifféremment de gauche et de droite, comme les commensaux des dîners très exclusifs du Siècle, s'imaginent résoudre les problèmes sociaux en imposant un code de mots censés apaiser le ressentiment des minorités qu'elle s'ingénie à trouver tout en les spoliant par ailleurs. L'autre face de ce discours opiacé est une panoplie de termes d'infamie destinés à écarter du débat les questions qui gênent et à imposer le silence aux opposants du meilleur des mondes de l'anti-haine.

Un de ces termes est celui de « bouc émissaire ». Il revient constamment dans la bouche des membres de la journalentsia comme dans celle des politiques et des experts que celle-ci invite à ses micros. En effet, la crise devenant de plus en plus grave, des coupables finissent par être pointés du doigt. Dès lors il devient impératif de jouer la carte des « boucs émissaires ».

L'origine du mot est bien connue : dans la religion juive d'avant la destruction du temple de Jérusalem, un bouc chargé de tous les péchés du peuple était envoyé dans le désert pour y périr, accomplissant ainsi la purification collective. Il faut donc distinguer le bouc des péchés dont on le charge : la bête est bien sûr innocente ; sa culpabilité est artificielle et relève d'une machination des clercs. Les vrais coupables sont en fait les Israélites eux-mêmes, càd le peuple, prisonnier de ses illusions religieuses, ajouterait un esprit moderne.

Cela éclaire beaucoup l'emploi actuel du mot : un bouc émissaire est une cause de malfaisance, une origine de la crise qui est par essence innocente, mais que l'on rend coupable. Le transfert de culpabilité relève de la pensée prélogique, càd des instincts de la foule, relayés par les clercs manipulateurs que sont les dirigeants des partis à boucs émissaires : ceux qui sont proches de la majorité abêtie et assoiffée de vengeance, les partis populistes, dont l'exemplaire parfait est en France l'odieux Front national (toutes versions confondues).

Le bouc émissaire est donc un outil de la démagogie en ce qu'il répond à la simplicité de l'intellect et à l'émotivité débordante des gens ordinaires. Un dirigeant populiste (pensons à Hugo Chavez— et comparons-le à un Van Rompuy !) dit des choses simples que tout le monde comprend. Et il gesticule beaucoup. Dès qu'un populiste désigne un bouc émissaire, chacun dans l'auditoire opine de la têtet, car la caractéristique du bouc émissaire, c'est précisément d'être facilement reconnaissable. On l'a rencontré ou on y avait pensé tout seul ! Le bouc émissaire est le coupable du bon sens, en quelque sorte.

Face aux boucs émissaires et à la pensée confuse, émotionnelle (éminemment méridionale dirait-on presque) dont ils sont les créatures, il y a la froide mais salutaire Raison, fille du Nord, relayée par les experts et leurs analyses scientifiques. Mais à vrai dire, comme le temps de parole est plutôt court dans les médias, les sociologues et autres logues parlent plus des boucs émissaires que de leurs causes à eux, celles qu'ils élucident de manière réputée scientifique. Tout au plus apprend-on au détour d'une phrase que l'Etat gaspilleur et inefficace, et les travailleurs trop exigeants, sont des obstacles à la reprise. Vous et moi apprenons ainsi de ces intelligences éminentes moins les vraies origines de la crise que quels sont les faux coupables : surtout ne pas accuser X ou Y, ce serait trop simple, et du populisme.

Derrière tout cela se cache un certain nombre de non-dits : primo, un groupe d'êtres humains ne peut jamais être coupable de quoi que ce soit, surtout s'il s'agit d'une minorité oppressée aujourd'hui ou autrefois ; secundo, les problèmes ont toujours des causes très complexes qu'il est très difficile d'élucider ; tertio, le sentiment populaire se trompe toujours ; quarto, seuls des experts ont le droit de discuter des causes d'un problème ; quinto, seule la raison peut nous aider à résoudre nos problèmes ; sexto, ceux qui n'adoptent pas le point de vue des experts sont des rejetons de la « Bête immonde ».

Autrement dit, il n'y a plus de débat démocratique. Non seulement parce que le peuple est écarté, mais aussi parce que sont écartées des facultés inséparables de la vie saine des individus qui composent celui-ci : les émotions, le sens moral, la sensibilité esthétique, l'intuition, etc. Une nouvelle élite forte de sa rationalité (qui n'est en réalité qu'une façade) règle désormais la politique par idéologie interposée et jette ses anathèmes sous forme de mots infamants — en attendant les poursuites judiciaires. Le paradoxe est ici bien sûr que ceux qui invoquent l'esprit scientifique utilisent des procédés qui ne relèvent aucunement d'elle : dire que X ne fait que désigner des « boucs émissaires » est une manière non seulement d’éluder le débat — que l'on croyait pourtant être l'un des fondements de la recherche du vrai, y compris dans le domaine de la science — et de dire subtilement mais clairement que l'on a affaire à un populiste vicieux et imbécile.

Mais allons plus loin en nous attachant à la signification entière du « bouc émissaire » : ce que tous les experts nous disent de manière souterraine lorsque, croyant discerner de fausses sources de malheur sur la foi de nos sens, de nos émotions et de notre intelligence livrée à ses seules lumières, nous disons : « C'est la faute de... », c'est que les vrais coupables, comme les Israélites d'autrefois, c'est nous ! Nous qui ne comprenons rien aux nécessités de l'Histoire et de sa maîtresse l'Economie qui commandent inexorablement la fin des nations et l'avènement du cosmopolitisme. Nous qui nous rebellons contre ceux qui savent et préparent notre avenir. Nous qui croyons encore à des coupables humains, à la responsabilité là où il n'y a que des mécanismes...

Ce n'est pas que toutes nos conclusions soient vraies du fait de leur seule spontanéité : les foules évidemment se trompent, errare humanum est  ! Mais de là à discréditer le bons sens, de là à dire que nos émotions, notre sens moral, bref tout ce qui chez nous ne relève pas des constructions de la raison est mauvais ! La question à laquelle nous sommes confrontés est désormais la suivante : faut-il désormais être un expert ultraspécialisé pour discuter des problèmes de la cité ? Si oui (on aurait beau jeu d'utiliser l'argument de la complexité du monde moderne pour répondre par l'affirmative), la vraie démocratie n'est pas possible, et le demos de la démocratie — et les hommes politiques censés le représenter — n'est plus que l'exécuteur des oracles venus d'en haut. Autrement dit : là où il y a la technique moderne doivent régner les technocrates. La démocratie est archaïque.



14 réactions


  • Alpo47 Alpo47 29 décembre 2011 09:50

    Effectivement, l’utilisation du terme et de recherche de « bouc émissaire » vise à manipuler les consciences, pour détourner l’attention de l’essentiel : le pillage et la mainmise de nos sociétés par un tout petit groupe d’individus.
    Et la « novlangue » est partout, c’est même l’essentiel de leur communication. « Changeons les termes et la pilule passera mieux » semble être le seul argument qui leur reste.
    Pour sourire, rappelons nous Chritine Lagarde, et le terme est repris depuis, qui qualifiait la récession de « progression ... négative ». L’important étant pour eux de conserver le terme progression. Illusion et mensonge.
    Mais c’est le cas partout dans notre société. Les personnes qui font le ménage se sont transformés en « techniciens de surface »,sans que leurs contrats ne soient valorisés pour autant.
    Les exemples sont partout ... merci à nos énarques.

    Juste de la tromperie pour nous berner, et qu’il est important de faire connaitre.


  • devphil30 devphil30 29 décembre 2011 10:00


    Une communauté rejette une autre .....pour des questions de couleurs , de sexe , de religion , de contrats de travail etc ....

    Diviser pour mieux régner ..........

    Ensuite il suffit d’asseoir son pouvoir sur les décombres d’une société qui devient intolérante et raciste avec un peu plus de police et de contrôle ( Hadopi , fichiers edwige , détermination d’une potentialité dangerosité en bas age etc ....).

    Est-ce cette société que nous voulons dont Georges Orwell nous à mis en garde alors que l’union fait la force 

    Philippe 

  • ddacoudre ddacoudre 29 décembre 2011 10:51

    bonjour rousquille

    intéressante analyse, oui il y a une manipulation des esprits par les mots, il ne peut en être autrement car ils fondent les choses.
    mais l’utilisation du terme bouc émissaire que j’utilise souvent, et caractéristique d’une recherche permanente de responsabilité de quelqu’un ou de quelques choses. c’est ainsi que souvent pour satisfaire cette recherche de responsabilité chez l’autre, l’on jète à la curé populaire un dindon de la farce qui calme les velléités et permet a ceux qui tirent leur pouvoir d’un système de le conserver et de pas le voir mettre en cause par des citoyens qui commenceraient à s’interroger et prendre conscience que ceux sont eux qui par leurs actions aux quotidiens créaient les maux dont ils se plaignent et élisent les élus qui leurs ressemble.
    voila a quoi sert le bouc émissaire.
    ddacoudre.over-blog.com
    cordialement.


    • Rousquille Rousquille 29 décembre 2011 12:00

      Merci cher ddacoudre,

      D’abord permettez-moi d’inverser votre formule : ce ne sont pas les mots qui fondent les choses, mais les choses qui fondent les mots. Si les mots fondent les choses, c’est que le langage est perverti. Mais au départ, si l’on veille à utiliser le langage avec respect et le souci de la vérité (en se pénétrant notamment du sens des racines ou étymons) , le langage, je le crois, nous donne une image réaliste du monde. Et parler de la vérité n’aurait plus aucun sens, ce qui est bien sûr gravissime.

      Si le langage était une fabrication arbitraire, nous serions enfermés à jamais dans notre subjectivité et nous pourrions même croire que le monde n’est que notre rêve. La diversité des langues (à supposer qu’elles ne soient pas dérivées d’une langue protohistorique unique) ne montre pas qu’elles soient purement conventionnelles, mais que les humains peuvent avoir des points de vue différents sur une réalité qui est par ailleurs d’une très grande richesse. Que le langage ne soit pas le résultat d’une convention ressort aussi du fait qu’il faut déjà un langage très élaboré pour créer une convention. Un homme qui n’a pas de langage ne saurait dire à ses congénères « Venez, mes frères et soeurs, nous allons désormais donner tel nom à telle chose et utiliser telle grammaire déterminée pour relier ces concepts entre eux ».

      Chercher des responsables est normal et même nécessaire. Le but de tout discours utilisant l’idée de bouc émissaire est précisément de rendre impossible la recherche de coupables (se souvenir de la formule de Fabius : « responsable mais pas coupable ») : INTERDIT D’ACCUSER est ce que disent réellement les gens qui accusent les populistes de recourir à des boucs émissaires. On utilise évidemment le passé, le fait qu’il a existé des boucs émissaires accusés injustement — les Juifs sont évidemment les boucs émissaires par excellence dans l’histoire occidentale — pour décourager, condamner toute recherche de responsabilité fautive. Mais si personne, jamais, n’est responsable, comment les choses arrivent-elles ? Et comment bâtir une cité, une société démocratiques avec des êtres par définition jamais fautifs, donc jamais tenus de rendre compte de leurs actes ? Cela me semble difficile.


  • lloreen 29 décembre 2011 11:03

    Voilà une belle illustration de la façon dont on procède pour trouver des boucs émissaires.Là, les « émetteurs » sont pris la main dans le sac ...
    http://www.foreignaffairs.com/articles/136917/matthew-kroenig/time-to-attack-iran

    Maintenant, nous savons qui donne les ordres...


    • Rousquille Rousquille 29 décembre 2011 12:10

      Le débat démocratique devrait servir à discerner ceux qui accusent avec raison de ceux qui ne sont que de vulgaires démagogues. Encore faudrait-il que les débats fussent suffisamment longs. La brièveté des émissions de radio ou de télévision encourage à mon avis la détérioration du débat public en simple échange d’invectives.


  • Ronny Ronny 29 décembre 2011 11:25

    @ auteur

    Analyse intéressante, que je partage en grande partie.

    Néanmoins, la stratégie du bouc émissaire fonctionne à plein en Sarkosie. Qui est responsable des difficultés de l’assurance maladie : quelques fraudeurs qui certes existent mais que l’on met en avant pour justifier de mesures toujours plus antisociales pour tous... Qui est responsable de la dette publique : la fonction publique avec ce salauds de fonctionnaires qui ne foutent rien et se mettent en grève toutes les 5 minutes : et hop un service minimum dans les écoles et une RGPP qui fait que de nombreux services ne fonctionnent plus du tout (hôpital, police et gendarmerie, justice, etc.) le tout en vue de « privatiser ». Enfin, n’oublions pas que les responsables de la déliquence sont les « Roms » : et hop, une loi sur le renvoi aux frontières et la stigmatisation des associations d’aide aux migrants en difficulté (voire la pénalisation de cette aide).

    Dernier exemple emblématique en date : l’échec scolaire est en grande partie due aux enfants des immigrés, dixit l’inénarrable Claude Guéant. Nous sommes là dans l’utilisation du bouc émissaire à plein régime, puisque cette affirmation est fausse et démentie par les services de l’Etat. Mais qu’importe, la stigmatisation marche et c’est cela qui compte, puisqu’en l’occurrence il faut marcher sur les terres du FN !


  • Rousquille Rousquille 29 décembre 2011 12:06

    Le bouc émissaire est le faux responsable de l’adversaire. Ses responsables à soi, eux, sont justifiés.

    « Bouc émissaire » est comme « thèse du complot » une formule coupe-débat, d’autant plus forte et paralysante qu’elle sous-entend une tendance à l’antisémitisme, les descendants d’Abraham ayant souvent servi de boucs émissaires. La formule est culpabilisante et méprisante tout à la fois.


  • Rousquille Rousquille 29 décembre 2011 12:07

    Plus personne ne voulant se reconnaître responsable tout accusateur devient automatiquement un faiseur de boucs émissaires...


  • katakakito 29 décembre 2011 14:01

    Merci Rousquille de dir eles choses comme elles sont.
    Voici un bel exemple pour illustrer votre propos

    http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/281211/un-nouveau-lynchage-mediatique


  • King Al Batar King Al Batar 29 décembre 2011 14:18

    Ca n’a pas grand chose a voir, mais bien vu la photo de Phoenix Wright


  • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 29 décembre 2011 18:17

    Article intéressant, sur un thème d’une vertigineuse profondeur.

    Il faut lire les thèses de René Girard qui (dé)montre l’origine des boucs émissaires, à savoir la révélation chrétienne de l’innocence de l’accusé (à tort pour les besoins de l’accusateur).

    C’est un processus historique de révélation qui a permis cela, avec notamment ces caps particuliers que furent la compréhension du fait que les juifs et les sorcières que l’on accusait de tous les maux au sortir du moyen-âge étaient en fait innocents... des crimes dont on les accusaient.

    Il faut lire au moins ses 4 premiers livres, le 4e étant précisément intitulé « Le bouc émissaire » !


  • Francis, agnotologue JL1 29 décembre 2011 18:36

    "Autrement dit, il n’y a plus de débat démocratique. Non seulement parce que le peuple est écarté, mais aussi parce que sont écartées des facultés inséparables de la vie saine des individus qui composent celui-ci : les émotions, le sens moral, la sensibilité esthétique, l’intuition, etc. Une nouvelle élite forte de sa rationalité (qui n’est en réalité qu’une façade) règle désormais la politique par idéologie interposée et jette ses anathèmes sous forme de mots infamants« (Rousquille)

    A cela je répondrai :

     »Si vous êtes au pouvoir et que vous n’arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme une seconde nature" Emmanuel Todd

    qui ajoute : « … L’anti-intellectualisme, la haine du système d’enseignement, la chasse au nombre de profs, c’est aussi dans l’histoire du fascisme. De même que la capacité à dire tout et son contraire, cette caractéristique du sarkozysme. »


  • Jason Jason 1er janvier 2012 11:56


    Le grand paradoxe dans tout ça, c’est que ça marche. Nos gouvernements reposent sur des impostures qui durent.

    On s’époumonne, on vitupère, on peste, mais la musique continue, car le pouvoir reste insaisissable. C’est le marché, le système, les autres, la crise, le hasard quoi. Il n’ya a que quand il s’agit de passer à la caisse que les fantômes sortent des murs.


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