mardi 17 juin - par Giuseppe di Bella di Santa Sofia

De Wittenberg à Auschwitz : l’héritage maudit de Martin Luther, père de la Réforme protestante

Dans la lueur vacillante d’une chandelle à Wittenberg, la plume de Martin Luther griffonnait avec rage en 1543, déversant un flot d’injures contre les Juifs. Ses mots, acérés comme une lame, traverseraient les siècles pour tomber entre les mains des propagandistes nazis. L’air de Berlin, lourd de l’odeur des livres brûlés et de la peur, portait son ombre. Pourtant, dans cette nuit noire, des voix protestantes s’élevèrent, risquant tout pour protéger les persécutés.

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La fureur du réformateur

Les rues pavées de Wittenberg (Saint-Empire romain germanique), au début du XVIe siècle, vibraient de l’élan de la Réforme. Martin Luther, moine devenu révolutionnaire, défiait l’Église catholique avec une passion qui ébranlait l’Europe. Pourtant, si ses Quatre-vingt-quinze thèses allumaient un feu spirituel, ses écrits tardifs contre les Juifs se muaient en poison. Dans son traité de 1543, Des Juifs et de leurs mensonges, Luther lâchait un torrent d’invectives, qualifiant les Juifs de "peuple vil et débauché" et exhortant les princes à "incendier leurs synagogues" et à "les chasser comme des chiens enragés". Ces mots n’étaient pas simple rhétorique.

 

 

L’antijudaisme de Luther ne surgit pas de nulle part. Il naquit de frustrations théologiques. Tôt dans sa carrière, il espérait convertir les Juifs, comme en témoigne son ouvrage de 1523, Que Jésus-Christ est né Juif, où il écrivait : "Si je traite les Juifs avec amour, je pourrais en convertir quelques-uns". Mais face à leur refus, son espoir vira à l’aigreur. Les Juifs, croyait-il, incarnaient un obstacle à l’unité chrétienne. Ses sermons, prononcés dans des églises aux bancs de bois usés, prenaient des accents apocalyptiques, mêlant théologie et préjugés médiévaux.

Ce venin n’était pas isolé. L’antijudaisme imprégnait l’Europe chrétienne, où les Juifs étaient relégués dans des ghettos fétides et accusés de crimes rituels. Mais Luther, par son influence, donna une autorité nouvelle à ces haines. Ses pamphlets, imprimés à des milliers d’exemplaires, circulaient dans les tavernes enfumées et les cours princières, semant des graines qui germeraient des siècles plus tard. Une anecdote raconte qu’un marchand de Leipzig, lisant Luther, aurait incendié une maison juive en 1544, criant : "Luther l’a ordonné !".

 

L’héritage funeste sous le IIIe Reich

Quatre siècles plus tard, dans l’Allemagne nazie, les mots de Luther trouvèrent un écho sinistre. Les rues de Berlin, où flottaient les drapeaux à croix gammée, résonnaient des cris des SA. Les propagandistes du régime, fouillant les archives, exhumèrent Des Juifs et leurs mensonges comme une bénédiction théologique. En 1938, lors de la Nuit de Cristal, l’évêque luthérien Martin Sasse, dans un pamphlet, louait Luther, écrivant : "Le 10 novembre 1938, jour de l’anniversaire de Luther, les synagogues brûlent en Allemagne". Les flammes, léchant les vitraux brisés, semblaient conjurer l’esprit du réformateur.

 

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Les nazis ne se contentèrent pas de citations. Ils orchestrèrent une appropriation systématique. Dans les écoles, les enseignants brandissaient Luther pour justifier la haine raciale, tandis que des extraits de ses textes étaient placardés dans les journaux du parti. Une affiche de 1937, conservée dans les archives de Munich, proclamait : "Luther nous a montré la voie : aucun Juif ne doit prospérer parmi nous". Cette instrumentalisation n’était pas sans distorsion : l’antijudaisme religieux de Luther, axé sur la conversion, fut transformé en un antisémitisme racial, biologiquement déterminé.

 

The Nazis Exploited Martin Luther's Legacy. This Berlin Exhibit Highlights  How. | Sojourners

 

Pourtant, l’influence de Luther sur le génocide reste débattue. Ses écrits ne causèrent pas directement la Shoah, mais ils offrirent une légitimité culturelle à la déshumanisation des Juifs. Dans les ghettos, où l’odeur de la misère se mêlait à celle de la peur, les victimes ignoraient souvent que leur souffrance trouvait un écho dans les pages jaunies d’un moine du XVIe siècle. Une lettre d’un rabbin de Varsovie, datée de 1942, note avec amertume : "Les chrétiens nous haïssent depuis des siècles, et leurs saints hommes nous maudissent encore".

 

This propaganda poster from 1933 reads, “Hitler’s fight and Luther’s teaching are the best defense for the German people.”

 

Les voix protestantes de la Résistance

Mais l’héritage de Luther ne fut pas univoque. Dans l’Allemagne nazie, des protestants, horrifiés par la barbarie, s’opposèrent au régime, souvent au péril de leur vie. L’Église confessante, fondée en 1934, rejeta l’idéologie nazie et ses tentatives de "christianiser" l’antisémitisme. Dans une déclaration rare, rédigée dans une sacristie enfumée de Berlin, ses membres affirmaient : "Nous ne pouvons suivre un Évangile qui trahit le peuple de Jésus". Ces mots, murmurés dans l’ombre, étaient un défi au régime.

Des pasteurs, tels ceux du réseau de Dietrich Bonhoeffer, agirent concrètement. À Le Chambon-sur-Lignon, en France, le pasteur André Trocmé et sa femme Magda cachèrent des centaines de Juifs dans les fermes cévenoles, où l’odeur du foin masquait celle de la peur. Une lettre de Magda, datée de 1943, raconte : "Chaque nuit, je prie pour que les enfants juifs dorment en paix sous notre toit". Ces actes, souvent discrets, sauvèrent des milliers de vies. En Norvège, des luthériens organisèrent l’évasion de Juifs vers la Suède, bravant les patrouilles nazies dans des fjords glacés.

Ces résistants n’étaient pas majoritaires. Beaucoup de protestants, paralysés par la peur ou l’indifférence, restèrent silencieux. Pourtant, les efforts de ces Justes, comme on les appellerait plus tard, montrèrent que l’héritage de Luther pouvait être retourné contre la haine. Une anecdote émouvante, tirée des archives de Yad Vashem, raconte qu’un pasteur danois, en 1943, cacha une famille juive dans son église, disant : "Luther s’est trompé mais le Christ ne l’a pas fait".

 

Réévaluer Luther aujourd’hui

Après la guerre, les Églises protestantes entamèrent un douloureux examen de conscience. Dans les ruines fumantes de l’Allemagne, des théologiens luthériens dénoncèrent l’antijudaisme de leur fondateur. Dans les années 1980, l’Église luthérienne mondiale publia une déclaration condamnant les écrits de Luther, affirmant : "Nous rejetons la haine qui a sali son nom et notre foi". Ce mea culpa marquait une rupture.

Ce processus ne fut pas unanime. Dans certaines congrégations conservatrices, Luther restait un héros intouchable, et ses textes antijuifs étaient minimisés comme des "excès d’époque". Pourtant, des initiatives interreligieuses, comme les dialogues judéo-chrétiens des années 1970, montrèrent une volonté de réconciliation. À Jérusalem, un pasteur allemand, visitant Yad Vashem en 1985, écrivit dans le livre d’or : "Pardon pour les mots de Luther, qui ont blessé plus que des épées".

Aujourd’hui, l’ombre de Luther plane encore. Ses écrits, disponibles dans des bibliothèques poussiéreuses, rappellent la puissance des mots. Mais les actes de résistance protestante, souvent méconnus, offrent une lueur d’espoir. L’histoire de Luther et de ses répercussions n’est pas celle d’une fatalité, mais d’un choix : celui de la haine ou de la rédemption. Comme le notait un survivant de la Shoah, dans une lettre de 1946 : "Les chrétiens qui nous ont sauvés ont prouvé que l’amour peut vaincre les malédictions du passé".



16 réactions


  • Seth 17 juin 16:53

    Je ne suis pas sûr que Luther fut le pire dans l’invention du protestantisme, multiforme par nature. Je déteste les fondamentalismes en général donc j’apprécie beaucoup les Quakers par exemple, même si quaker veut dire « tremblant ».

    Ça fait toujours plaisir de lire des gens parlant « d’antijudaïsme » (ou comme moi de judéophobie) au lieu du néologisme vide « antisémitisme » utilisé en général. Ça a le mérite de faire précisément référence au judaïsme et non aux langues sémitiques en général.  smiley


    • Eric F Eric F 18 juin 09:16

      @Seth
      Jusqu’au 19è siècle, l’aversion anti juive était de nature spécifiquement religieuse, le terme antijudaisme est bien représentatif de cela. 

      Par la suite, c’est un aspect ’’racialiste’’ qui a pris le dessus, le terme antisémitisme, même s’il utilise une racine inappropriée (plus large que le seul peuple juif) désigne cette forme. Mais ce terme n’a absolument jamais concerné le racisme contre d’autres peuples de cette région, ni n’exempte ces peuples de sentiments anti-juifs.
      (je suis d’accord que le terme ’’judéophobie’’ est plus approprié)

      Il y a une filiation et une convergence de ces aversions, mais dans le cadre de l’article c’est bien l’aspect religieux qui est concerné.


    • ricoxy ricoxy 18 juin 10:25

       
      @Seth
       
      « au lieu du néologisme vide « antisémitisme » ». Simple remarque : les arabes, aussi, sont des sémites.
       


    • @Seth

      Vous soulevez un point pertinent : le protestantisme, par sa diversité, ne se réduit pas à Luther, dont l’antijudaisme virulent reste un héritage sombre. Les Quakers, avec leur ethos pacifiste, contrastent effectivement avec les fondamentalismes.

      Concernant le terme « antijudaisme », il vise ici à préciser la haine religieuse de Luther, distincte de l’antisémitisme racial nazi, bien que les deux se soient tragiquement croisés. Le mot « judéophobie » que vous proposez est aussi évocateur.

    • @Eric F

      Vous avez raison : jusqu’au XIXe siècle, l’antijudaisme, comme celui de Luther, était ancré dans une hostilité religieuse, bien captée par ce terme. L’antisémitisme, avec sa dimension racialiste, émerge plus tard, et malgré son étymologie imparfaite, il désigne spécifiquement la haine des Juifs, sans englober d’autres peuples sémitiques. « Judéophobie » pourrait en effet être plus précis. L’article se concentre sur l’antijudaisme religieux de Luther et son écho dans l’antisémitisme nazi, soulignant cette filiation tragique. Votre distinction clarifie parfaitement ces nuances historiques.

    • La Bête du Gévaudan 20 juin 00:32

      @Seth

      le mot « antisémite » désigne sans aucun doute l’anti-judaïsme... le fait que son étymologie soit en effet défaillante ne change rien... les gens qui s’acharnent à nous l’expliquer sont d’ailleurs généralement eux-mêmes antisémites. 

      Ce mot a été forgé au XIXème siècle par ceux-là mêmes qui étaient anti-juifs bien que néo-païens ou athées. Pour justifier alors leur anti-judaïsme, y compris à leur propres yeux, ils le baptisèrent d’un mot qui se voulait moderne et scientifique (à l’époque, le racisme était au sommet du chic émancipé). D’ailleurs, les mêmes exprimaient souvent un anti-christianisme virulent contre les « balivernes des curés, des bonnes-femmes et du Grand Juif le Christ » (qu’on songe à Céline, Rebatet, Nietzsche ou plus anciennement à Marx ou Proudhon). 

      Comme le rappelait fort justement Léo Strauss : « ce n’est pas l’Allemagne chrétienne mais l’Allemagne païenne qui a fait le génocide ». Histoire de rappeler que la modernité n’est en rien une garantie contre les âges obscurs. 

      Dans un genre voisin, on songe au mot « anti-fascisme » qui est l’appellation moderne pseudo-scientifique du bon vieux racisme social des classes éduquées contre les prolétaires supposés bestiaux et hirsutes. Le « barrage républicain » est un exemple prégnant de ce racisme de classe, incohérent en apparence et parfaitement cohérent en profondeur. 


  • Laconique Laconique 17 juin 19:33

    Merci pour cet article. Force est en effet de constater que les grands noms de la théologie chrétienne ont presque tous écrit des libelles antijuifs : c’est aussi le cas de saint Augustin, de Jean Chrysostome... Parmi les protestants qui ont été du côté des juifs pendant la guerre on pourrait aussi citer Jacques Ellul, à Bordeaux, qui a été déclaré Juste parmi les nations. L’antijudaïsme chrétien n’a jamais cessé, et il a été représenté sur ce site par des « intellectuels » se disant chrétiens comme L.-L Salvador ou Franck Abed.


    • Bonjour @Laconique,

      Merci pour votre commentaire et votre appréciation de l’article. Vous soulignez justement la récurrence de l’antijudaisme dans la théologie chrétienne, de saint Augustin à Jean Chrysostome, et chez Luther, dont les écrits ont marqué un tournant funeste. L’exemple de Jacques Ellul, honoré comme Juste parmi les nations pour son action à Bordeaux, illustre admirablement le courage de certains protestants face à la persécution juive durant la guerre. L’antijudaisme chrétien, hélas, persiste dans certains discours, y compris contemporains, comme ceux que vous mentionnez sur ce site. Votre remarque enrichit la réflexion sur cet héritage complexe et ses échos persistants

  • La Bête du Gévaudan 20 juin 00:58

    Votre article rappelle que les « réformateurs » et autres « révolutionnaires » sont rarement de sympathiques et tolérants personnages. Luther, Calvin, Robespierre, Lénine, Khomeiny, Hitler, Pol-Pot, etc. ne sont pas nécessairement de sympathiques pourfendeurs d’un ordre établi. Sans sombrer dans un légitimisme sectaire et sclérosé, le culte du « mouvement » devrait être tempéré. 

    Sur le fond, je pense qu’il faut distinguer ce qui relève de la foi et ce qui relève de l’intolérance civilo-politique. Vous ne pouvez pas forcer quelqu’un qui pense que le judaïsme a tort à penser le contraire. Et réciproquement. 

    Le talmud a des mots implacables sur les Chrétiens, l’islamisme également. Le christianisme dénonce ce qu’il juge être l’erreur du judaïsme. Et je ne vous parle pas des autres religions, l’hindouisme, le vaudouisme, le bouddhisme, etc. n’exprimant pas une grande tendresse pour ce qui n’est pas eux-mêmes. 

    Quant aux doctrines politiques, le nazisme et le communisme, pour ne citer qu’eux, sont incroyablement violents et sectaires. La rhétorique de gauche, fondamentalement, est une rhétorique de haine et de mépris de l’autre, de guerre civile. Et pourtant, on fait comme si on y était accoutumé. 

    La « repentance » n’apporte pas grand chose. Il suffit de voir le déchaînement antisémite actuel, notamment à gauche. Je pense par contre qu’il faut propager sans relâche la connaissance des faits historiques et (contre-)argumenter perpétuellement. Enfin, je pense que l’état d’Israël justifie chaque jour de sa nécessité pour défendre la vie des Juifs contre l’antisémitisme. 


    • Eric F Eric F 20 juin 09:25

      @La Bête du Gévaudan
      ’’ l’état d’Israël justifie chaque jour de sa nécessité pour défendre la vie des Juifs contre l’antisémitisme’’
      Ou plutôt l’inverse, car la nouvelle judéophobie (*) dans nos pays se renforce en opposition au bellicisme israélien. Dans des manifs pro Gaza, figurent désormais aussi des drapeaux iraniens. 

      (*) pour éviter les polémiques sur la racine ’’sémite’’


    • Enki Enki 20 juin 09:37

      @Eric F

      Avant le création du mot, inadéquat « antisémitisme » en 1860, on disait antijudaïsme, comme on dit antichristianisme ou anti-islamisme (?).

      Et le suffixe « phobie » est une qualification psychologique alors que « anti », suggère des raisons d’être contre, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.


    • Eric F Eric F 20 juin 10:02

      @Enki
      Effectivement, cependant le suffixe ’’phobie’’ a finit par prendre le sens générique d’aversion dans de nombreux termes récents relatifs aux peuples (anglophobie, russophobie...).

      Notions que l’antijudaïsme jusqu’au début du 19è siècle était de nature spécifiquement religieuse (on ne concevait pas le concept de juïf athée), le racialisme est venu par la suite, et c’est ce que tentait de désigner le terme (discutable) antisémitisme. En tant que peuple, les mots ’’hébreu’’ ou ’’israélite’’ aurait pu servir de racine, mais aujourd’hui il y aurait confusion avec ’’israélien’’.


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 20 juin 10:05

      @Enki

       permettez que je m’immisce icipour dire que, amha, islamisme et christianisme ne sont pas comparables : le christianisme, le judaïsme et l’slam sont des religions cependant que l’islamisme est une idéologie politique ayant pour socle (discrétionnaire et donc totalitaire ) le Coran et qui n’a pas d’équivalent du moins aussi répandu — qui serait basé sur les autres religions..


    • Enki Enki 20 juin 10:41

      @Eric F

      C’est pour ça que le mot relativement au judaïsme est celui qui convient le mieux : c’est la religion qui a formé le peuple et non pas l’inverse. Le sémitisme désignant spécifiquement un peuple, ou une race (ou ethnie, ou phénotype...) qui a formé les peuples d’un ensemble régional.

      Et le « peuple » juif est composite, en effet entre les dispersés de la diaspora et les israéliens, entre les juifs originaire du Levant et les juifs convertis originaires d’ailleurs.


    • Enki Enki 20 juin 10:46

      @Francis, agnotologue

      Oui, quand bien même ces trois religions sont abrahamiques, avec caractéristiques communes, elle n’ont pas que des différences théologiques, qu’on connaît bien, mais des différences de nature qu’on perçoit mal. Et la coexistence entre elles n’est pas constructive (au mieux, il faut apprendre à se « tolérer », c’est à dire se supporter), mais destructive.


    • chantecler chantecler 20 juin 10:50

      @Enki , Martin, François, Paul et les autres ...

      Petit résumé du débat :


      https://odysee.com/@JeanDominiqueMichel:e/a-quoi-joue-trump- !:f


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