« Donbass » de Benoît Vitkine

Après avoir été correspondant du quotidien Le Monde durant des années à Moscou, Benoît Vitkine – prix Albert-Londres 2019 – est parti couvrir les évènements dès le déclenchement de la guerre du Donbass en avril 2014. Outre une centaine de reportages, le journaliste a tiré de cette expérience un roman saisissant, Donbass, publié en 2020 par les Éditions Les Arènes. Cette œuvre dont l’action se déroule en 2018 autour du meurtre d’un enfant, jette un regard cru, désabusé et sans complaisance sur la déliquescence de la société dans cette région industrielle et sur les déchirements de sa population entre la Russie et l’Ukraine...
Ce texte n’est pas une critique de l’excellent Donbass de Benoît Vitkine*, mais une compilation d’extraits de ce roman noir qui, bien que l’action soit datée de 2018, éclaire utilement le contexte de la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine. Comme chacun le sait désormais, le mouvement séparatiste des oblasts de Donetsk et Lougansk a fait suite à la Révolution de Maïdan et à la chute du président Ianoukovytch. Dès avril 2014 a débuté la guerre du Donbass opposant les séparatistes prorusses aux troupes de Kiev sous le regard de Benoît Vitkine :
« Les slogans séparatistes avaient séduit largement, appuyés par la propagande des chaînes de télévision russes (...). On y dépeignait le nouveau pouvoir de Kiev soumis aux nazis de l’Ouest, vendu aux Américains. On racontait avec moult détails les atrocités qu’il commettait**. Des fantasmes purs et simples, des contes de grand-mères que [les citoyens du Donbass] avaient avalés. Ces images de terreur venues de l’Ouest étaient entrées en collision avec leurs frustrations, leurs rancœurs et leurs défaites. Alors quand les déclassés de Donestk et les agents russes en service commandé avaient sorti les premières kalachnikovs, les gens (...) avaient haussé les épaules. On verrait bien si ceux-là n’étaient pas meilleurs que les anciens.
La guerre (...) état bel et bien venue. On avait d’abord vu débarquer quelques unités de soldats crasseux, entassés sur les blindés hors d’âge. La fine fleur de l’armée ukrainienne, minée par 25 ans de corruption. Les troupes n’avaient pas fait dix kilomètres, arrêtées par des rassemblements de grand-mères qui avaient pris les armes des soldats et les avaient renvoyés, la queue entre les jambes. Mais des deux côtés on avait insisté. Le génie de la guerre avait fait son œuvre petit à petit, avec méticulosité. Kiev avait expédié de nouvelles troupes, de nouveaux blindés pendant que les rebelles, eux, commençaient à recevoir les leurs, généreusement livrées depuis la Russie voisine. (...) On s’était d’abord battu à l’arme automatique, puis à l’arme lourde. Les victimes civiles avaient fini de braquer la population contre cette armée qui prétendait les défendre. »
En mai 2014 avaient été décrétées par les séparatistes les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Sans surprise, Benoît Vitkine en décrit les leaders comme « Des fanatiques du monde russe qui recevaient leurs ordres de Moscou. » Il constate également que dans certaines villes, « des hommes politiques locaux, des fonctionnaires, de simples citoyens avaient disparu pour s’être opposés au nouveau pouvoir. On retrouvait parfois leurs corps dans des rivières. » Comment en était-on arrivé là ? l’auteur répond à cette question :
Autrefois, « La région avait fourni à l’URSS le charbon qu’ont utilisait dans tout l’empire. Elle produisait plus d’acier que la Ruhr. (...) En ce temps-là, la gloire du Donbass rejaillissait sur les mineurs et les métallos, ruisselait sur leurs enfants. Les entrées des mines et des usines étaient marquées par des fresques grandioses, des sculptures d’ouvriers aux muscles saillants, des étoiles écarlates.
Tout s’était écroulé en quelques années. Le pays tout entier, et avec lui les mines, les usines. Le siècle nouveau renonçait à la houille, la Chine déferlait sur les marchés. Les anciennes infrastructures soviétiques se révélaient caduques, dangereuses, peu productives. Le plan quinquennal s’inclinait devant l’économie de marché (...). Les trois quarts des mines avaient fermé. (...) Il n’était plus question d’avenir radieux, le présent tout entier se dérobait.
(...) Tout avait valdingué. Le Donbass s’était retrouvé d’un coup comme une baleine échouée sur le rivage, rouillé, inutile. »
Aux « juges corrompus » étaient venus s’ajouter des « gangsters enrichis sur les vestiges industriels et, rebaptisés "managers", entrés en concurrence avec les anciens apparatchiks. »
Et au plan populaire « La fierté bafouée des mineurs, l’humiliation trop longtemps ravalée des pères de famille au chômage, la stupéfaction des vieux cueillis par un monde nouveau et incompréhensible, la rage des jeunes réduits à la rapine, tout cela avait coagulé dans le cri le plus primitif qui soit : celui de la violence. La propagande haineuse distillée par Moscou, les stocks d’armes envoyés à travers la frontière, l’arrogance et les erreurs en cascade de Kiev n’avaient été que des étincelles [sur cette poudrière]. »
La guerre du Donbass n’avait pas empêché les trafics de charbon ni la contrebande de tabac, en l’occurrence sous le contrôle des militaires des deux camps. Rien de surprenant, d’après Benoît Vitkine : « Aucune des guerres que Moscou avait menées dans la région depuis les années quatre-vingt-dix n’y avait échappé : Transnistrie, Abkhazie, Ossétie... Les confettis de l’Empire étaient devenus des places fortes du trafic. » Tout cela alors qu’en 2015, tels deux frères d’inégale importance, mais de culture commune, « l’Ukraine, la Russie comptaient encore des armées de (...) fonctionnaires repus et pénétrés d’importance. Ils étaient communistes, nationalistes, opportunistes. Peu importait, tous conduisaient les mêmes Mercedes, s’offraient les mêmes banquets pantagruéliques où l’on discutait de la meilleure façon de siphonner les finances du pays. » Bref, deux pays assez largement corrompus par des pratiques récurrentes.
Des pays où les glorieuses images d’Épinal, abondamment utilisées par les pouvoirs en place, ont toujours eu une grande importance. Tout particulièrement en Russie, comme le souligne Benoît Vitkine :
« Aujourd’hui, avec internet, n’importe qui peut se renseigner sur les crimes de l’Armée rouge et du NKVD pendant la guerre, les exécutions de masse, les viols. (...) Malgré cela (...), pas un Russe qui ne soit absolument convaincu que tous les soldats soviétiques qui ont combattu entre 1941 et 1945 étaient des héros. Pas qu’en Russie d’ailleurs, [en Ukraine] aussi, et dans quasiment toutes les ex-républiques soviétiques. (...) Parce que sans cela, [la Russie] n’était rien. C’était une question de survie pour toute l’Union soviétique et pour chacun [de ses habitants].
Poutine fait la même chose aujourd’hui : il ne survit que par la mémoire de la Grande Guerre et en se posant comme victime. À l’écouter, son grand pays si terrible est menacé par les méchants Ukrainiens, par les Américains, par la terre entière... »
En juin 1986, dans la Komsomolskaïa Pravda, un journaliste avait écrit ceci, rappelle Benoît Vitkine : « L’intervention en Afghanistan, lancée au nom de la lutte contre l’impérialisme, ressemble de plus en plus à ce qu’elle prétendait combattre. Aux yeux d’une grande partie de la population locale, nos soldats (...) sont considérés comme une force d’occupation, et ils ne peuvent tenir leurs positions qu’au prix d’opérations de plus en plus dures contre les civils. »
Transposé à la situation actuelle en Ukraine, ce propos est d’une actualité saisissante. Mais il n’est pas sûr qu’il puisse être exprimé par quiconque dans la Russie de 2023 dont les médias sont de facto muselés comme au temps de l’Union soviétique par un président obsédé par un fantasme de « Novorossia » à construire, fût-ce au prix de terribles destructions et de nombreux crimes de guerre.
* Un autre livre, de politique fiction ukrainienne sur fond de corruption oligarchique, suivra deux ans plus tard : Les Loups (Éditions Les Arènes, 2022)
** Un exemple, cité par Benoît Vitkine : la prétendue crucifixion d’un enfant de 3 ans par les forces ukrainiennes à Sloviansk en juillet 2014. Cet ignoble mensonge avait été diffusé sur Pervy Kanal (première et principale chaîne de télévision russe) et repris ensuite par Russia Today qui n’avait pas hésité à affirmer que des « escadrons de la mort ukrainiens crucifiaient des bébés » ! Il était rapidement apparu que l’affaire avait été intégralement inventée, le témoin principal de cette « crucifixion » étant en réalité une figurante de la télévision russe.