lundi 24 décembre 2012 - par jean-pierre castel

Du bon usage des mots colonisation et abolition de l’esclavage

Qualifieriez-vous de négationniste la phrase "c'est la colonisation – ou encore "les conquêtes occidentales" - qui a mis fin à la traite" ? Cette affirmation a été posée, défendue et considérée comme parfaitement légitime sur le très connu et réputé très sérieux blog Passion-Histoire, sur le fil Naissance de l'anti-esclavagisme à l'époque moderne[1].

Les arguments avancés sont d'une part que la traite préexistait à l'arrivée des européens, et d'autre part qu'à partir du XIXème siècle, une fois que les états occidentaux eurent interdit chez eux l'esclavage et la traite, ils firent pression sur leurs colonies africaines pour qu'elles en fassent de même. Ainsi par exemple l'Angleterre missionna en 1807 un groupe de navires de la Marine britannique, le West African Squadron , pour arraisonner les bâtiments qui se livraient à la traite au large de l'Afrique. 

Cette expression fait pourtant un silence assourdissant tant sur les quatre siècles (du XVI au XIXème siècle) et les 11 à 12 millions d'esclaves noirs importés par la traite européenne (soit en flux par siècle des chiffres en moyenne plus de deux fois supérieurs à ceux de toutes les traites arabes ), que sur les réels évènements déclencheurs de la vague abolitionniste : même si au cours de l'histoire quelques évêques, quelques princes, et au XVIIIème siècle quelques groupes de méthodistes anglais et danois et de quakers américains se sont indignés de l'esclavage, ce ne sont pas les églises mais les révolutions française et américaine, puis la guerre de Sécession américaine entre le Nord industriel et salarial et le Sud agricole et esclavagiste (où l'abolition de l'esclavage promue par le Nord avait comme but premier d'affaiblir le Sud) puis enfin la décolonisation qui peuvent être créditées de la vague abolitionniste qui aboutit d'abord à la condamnation internationale de la traite des Noirs par le Congrès de Vienne en 1815 - sans que cela empêche d'ailleurs Pie IX de déclarer en 1866 : "L'esclavage, en lui-même, n'est dans sa nature essentielle pas du tout contraire au droit naturel et divin, et il peut y avoir plusieurs raisons justes d'esclavage."[4] -, puis à l'abolition de l'esclavage à l'échelle internationale par l'ONU en 1953.

Autant une phrase du type "c'est l'Occident qui a mis fin à la traite" peut sans doute être considérée comme acceptable, autant y remplacer "l'Occident" par "la colonisation" ou encore par "les conquêtes occidentales" lui confère une intention qui relève me semble-t-il de la provocation, voire d'une forme de négationnisme. Certes ce dernier mot est apparu pour qualifier les négateurs de la Shoah, mais il me semble que son usage s'est légitimement généralisé à tout procédé recourant à la négation, au maquillage, ou à l'omission d'éléments à charge, ou encore à l'obstruction de leur recherche, et ce afin d'obtenir une absolution ou a minima un non-lieu pour ce qui serait admis comme un crime si ces éléments étaient connus[2], prouvés ou, à défaut[3], tenus pour vraisemblables. Les Européens ont d'une certaine façon "industrialisé" la traite comme Hitler a industrialisé les pogroms.

Si l'Occident a effectivement aboli la traite, attribuer ce fait à "la colonisation" alors que celle-ci a transféré toute une population d'Afrique en Amérique pour l'y réduire en esclavage - sans oublier certes de la baptiser ! - me semble mériter la qualification de négationnisme. Qu'en pensez-vous ?


[1] Disponible après "modération" sur <http://www.passion-histoire.net/n/www/viewtopic.php?f=77&t=33114&st=0&sk=t&sd=a&hilit=s%C3%A9cession&start=45&gt ;

[2] Certes les modérateurs de Passion-Histoire, historiens professionnels, ne peuvent être soupçonnés d'ignorer la traite des Noirs. L'intention absolutrice de la formule ne m'en semble que plus évidente. Aussi savant soit-on, il est des expressions malheureuses, qui auraient mérité un minimum d'excuse. Le modérateur auteur de la formule n'a pourtant pas voulu en démordre, et Passion Histoire a préféré exclure le participant (vous imaginez de qui il s'agit) qui a osé traiter le dit modérateur de négationniste.

[3] On ne sait même pas évaluer le nombre de victimes de la deuxième guerre mondiale dans l'ex Union Soviétique, le chiffres fluctuant entre 25 et 40 millions, cf. http://de.wikipedia.org/wiki/Deutsch-Sowjetischer_Krieg#Tote_und_Verletzte. Alors ceux de la colonisation ou de la traite !

[4] Instruction du Saint-Office du 20.06.1866. Passion Histoire affirme que cette instruction ne peut pas être interprétée dans ce sens, car elle est ici tronquée et sortie de son contexte, Passion Histoire ne restitue pourtant ni l'instruction complète ni son contexte (elle est tirée de Les papes et l'esclavage des Noirs - Le pardon de Jean-Paul II, L'Harmattan, 2008 , un livre à charge contre la béatification de Paul IX).



3 réactions


  • VICTOR LAZLO VICTOR LAZLO 24 décembre 2012 18:42

    Bonjour,


    La traite négriére et l’esclavage étaient abolies depuis 1848 (pour la France) alors que la colonisation de l’Afrique noire n’a commencé que beaucoup plus tard (grosso modo 1870 http://www.herodote.net/Afrique-synthese-471.php ) .
    C’est bien la colonisation qui a contribué à faire cesser à la traite (africaine et arabe) en Afrique, tout simplement parce que cette traite venait en concurrence avec la colonisation occidentale.
    A noter que souvent les mouvements abolitionnistes européens ont fortement contribué à la colonisation (voir le cas du Congo belge)- à leur corps défendant souvent, un peu comme nos mouvements de « soutien aux sans papiers » contribuent au développement des nouvelles traites d’êtres humains. L’enfer est pavé de bonnes intentions....


    • jean-pierre castel 24 décembre 2012 18:58

      @Lazlo
      Merci pour cette remise en ordre chronologique du cas français. Et dans le cas anglais ?.
      Par ailleurs, je ne comprends pas en quoi le traite et la colonisation se faisaient concurrence. Pouvez-vous préciser ?


  • easy easy 24 décembre 2012 19:25


    Le bourreau est celui qui met fin à la torture


    Là dessus, on peut rajouter qu’il n’avait pas été forcément le premier à la pratiquer.
    Ce qui est une chose utile à dire.
    Ça compte. 

    De toutes manières qu’on ait participé à une tournante en premier ou en dernier, on a violé.


    Mais laissons ces arguties

    Quel est le problème actuel des Français sur cette question ?

    Il est à mon sens le suivant.
    Un Français, quand il juge le comportement de son voisin de palier, peut éventuellement se fonder sur un droit naturel ’Tu me casses les oreilles avec ta musique t’es un connard’

    A part ces jugements triviaux, le Français a également à juger les moeurs de son voisin « Ah mais ce que tu fais là ne se fait pas en France »

    A ce moment là le Français-juge se fonde sur la loi actuelle et, le cas échéant, sur l’Histoire de cette loi, sur son historicité « En France on n’a jamais toléré ça »

    Et puis le Français qui juge se voit aussi le besoin de juger des étrangers. Là plus que jamais, il se sent obligé de posséder une légitimité historique internationalement reconnue ou une super Force actuelle internationalement reconnue (force faisant loi)
    Le Français ne disposant pas d’une super Force, il tient à posséder la légitimité historique internationalement reconnue

    Et c’est là que le passé de Violeur de son Etat passé, de son Etat Historique, le dessert complètement.




    Rhétorisant à tour de bras pour échapper à cet anathème historique, le Français va à dire

    « Ce que mes ancêtres ont fait, je n’en suis pas responsable » 

    D’accord
    lui répond l’étranger mais en ce cas, ton jugement actuel sur moi, rends-le purement actuel. Ne mouline pas tes airs de vieille France, tes airs d’Illustre Notoriété. Ne grimpe pas sur ton vieux piédestal. Et pour commencer, actualise ta position internationale en cédant ton privilège au Conseil de Sécurité. Et puis rends tous les territoires que tu occupes de manière historique. Rends aussi tout ce qui est de nous dans tes musées...Et les frontières que tes ancêtres avaient tracées, elles ne valent plus rien, tu vas de voir te battre à nouveau si tu veux les garder




    *****Ainsi par exemple l’Angleterre missionna en 1807 un groupe de navires de la Marine britannique, le West African Squadron , pour arraisonner les bâtiments qui se livraient à la traite au large de l’Afrique. *****
    La mise en avant de ce fait est à l’honneur de William Wilberforce, des Anglais

    La problématique des Anglais tentés par la fin de la Traite étaient que s’ils arrêtaient, les Français allaient redoubler de leur activité négrière.
    Tout le problème des abolitionnistes anglais résidait dans le fait qu’ils étaient les premiers à suggérer la fin de la Traite et que du coup, s’ils insistaient trop, ils passaient pour des traîtres au service de la France 

    Les Français savaient ce que projetaient les Anglais mais ils n’ont jamais proposé de se joindre à leur démache.
    Ce risque français a donc fait que le débat anglais a pris 20 ans
    20 ans de retard à cause de la pression négrière française

    Et le cas des Français ne s’est pas arrangé avec Napoléon Bonaparte qui a remis ça.
    Et c’est ce qui s’est passé.


    Non, vraiment, ya rien à faire, le cas de la France à l’égard des faibles d’autrefois est très mauvais


    Seul argument valable quoique paradoxal :

    En forçant les colonisés à lire et écrire le français, en les forçant à se gaver des livres français, les colonisés y ont trouvé les mots, les sèmes, les idéations, les schèmes, les concepts et la rhétorique pour dire le viol qu’ils subissaient.




    Il n’y a qu’un moyen de se séparer des responsabilités d’un ancêtre, c’est de refuser tout héritage de lui



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