mercredi 5 janvier 2011 - par
Du « Port d’Amsterdam » de Jacques Brel au « Quai de Ouistreham » de Florent Nouvel
Depuis l’extinction des générations successives des Trénet, Piaf, Montand, Bécaud, Brassens, Bobby Lapointe, Brel, Barbara, Ferré, Ferrat, ou Douai, dont survivent encore seuls Gréco, Aznavour, Anne Sylvestre et Vaucaire, il faut bien le reconnaître, le potager de la chanson française est en friche. Entre l’oreille exténuée à se tendre pour percevoir un tenu filet de voix et la tête cassée dans des vacarmes répétitifs à coups de lessiveuses flagellées en cadence, on ne cesse de soupirer depuis longtemps après la réunion d’un texte, d’une mélodie et d’une voix qui redonne dignité à la chanson en puisant au terreau de la condition humaine.
Florent Nouvel le bien nommé
Cette si longue période d’assèchement viendrait-elle à prendre fin ? On croit voir de jeunes pousses qui l’annoncent. Florent Nouvel en est une (1). Il ne pouvait pas mieux se nommer d’ailleurs. Fleur nouvelle, pour un nouvel an c’est de bon augure ! Et, de plus, elle ne ressemble à personne.
Florent Nouvel est un grand gaillard qu’on peut écouter dans certaines « caves » ou petites serres parisiennes. Il s’y cultive sans crier gare ce qui pourrait bien être la nouvelle récolte de fruits attendue de l’actuelle promesse des fleurs. Un collectif, « Les Beaux Esprits », y veille en apportant son aide, matériel et savoir-faire, à cette « autre chanson française » (2).
Plaquant tantôt ses accords, tantôt les faisant trottiner, ou égrenant des mélodies en contrepoint, assis devant un piano numérique hérissé de clochettes qui parfois mêlent leur carillon, Florent Nouvel confie ainsi à l’auditoire, d’une voix de baryton bien timbrée, les bouleversements qui le saisissent ou les rêves qui l’habitent. Tant pis pour qui les contrarie ! Autorités, mœurs ou bobos sont impitoyablement fustigés mais sur le mode retenu d’une civile ironie poussée parfois jusqu’au sarcasme de la parodie. En fait ainsi les frais « Ce petit homme public / Au sourire sympathique / Un petit homme politique / Complètement cynique / (qui) incarne la République (…) avec (qui) les comiques / Va falloir la fermer, » quand Enrico, lui, l’ouvre très grand : « Ah ! qu’elles sont joulies, les filles de mon pays ! Ah ! qu’elles sont joulies, les femmes de… » De qui au juste ? On se demande bien (3).
« Le quai de Ouistreham »
Dans un registre très différent, Florent Nouvel a tiré du livre de Florence Aubenas qui l’a remué, une chanson du même nom, « Le quai de Ouistreham » (4). L’opération était risquée. Organisant incognito un quiproquo, Florence Aubenas a, on le sait, extorqué à l’insu des intéressés, la tragédie des travailleuses précaires à la merci de petits boulots. Leur sort pouvait faire verser l’artiste trop ému dans la complainte larmoyante d’un leurre d’appel humanitaire. Florent Nouvel s’en garde : son style naturel l’en préserve.
- Un faisceau de traces comme autant d’impressions
Il s’apparente à l’impressionnisme procédant par touches picturales et musicales : de leur association successive naît le tableau de la chanson. Le vers n’est pas seulement bref, la phrase est elle-même elliptique et le mot, parfois élidé, juste ce qu’il faut pour laisser trace seulement de l’essentiel, l’impression ressentie, dans un pastiche vraisemblable des confidences prêtées à une femme : « S’ont voulu transformer / Mes désirs en projets. / Mais l’marché est bouché / C’est raté / Y’a bien que le ménage / Qu’est porteur à votre âge / Y croyaient-ils vraiment ? / C’est troublant ».
Ainsi une femme encore jeune de 50 ans ne peut-elle espérer guère plus que le ménage sur la navette reliant la Normandie à l’Angleterre, amarrée entre deux aller et retour au « quai de Ouistreham ». Se succèdent alors en notes rapides la formation de trois jours, les périodes d’essai non payées, le flicage des contremaîtres et des patrons, l’humiliation quotidienne à peine adoucie de quelques trop rares complicités entre collègues.
- Une mélodie discrète
La mélodie et la voix se font discrètes comme la femme de ménage, « chiffon des plus jolis salons », est elle-même « invisible présence / Sans nom ». Il n’y a guère que le refrain qui fasse toucher le fond de la tragédie vécue, en poussant un cri de douleur aussitôt réprimé : « Sur le quai de Ouistreham / J’ai la blouse qui rend l’âme / J’fais l’ménage sur les flots / Et c’est moi qui prends l’eau. / Sur le quai de Ouistreham / J’ai la blouse qui rend l’âme / A la barre d’mon chariot / Je mène mon bateau. »
- L’intensité d’un cri retenu
Métonymies, images, symboles, paradoxes et jeux de mots sont ici imbriqués : ils donnent au cri son intensité.
- Ses seuls outils, « Blouse » et « chariot », désignent par métonymie la femme de ménage au travail. Qu'est-elle d'autre ?
- Deux images suffisent à croquer son naufrage : « rendre l’âme » et « prendre l’eau ». Mais, à peine poussée, la plainte est aussitôt bâillonnée par l’ironie d’un jeu de mots et d’un paradoxe : c’est « (la) blouse qui rend l’âme » et non celle qui la porte et tient bon en coulant. Une autre image symbolique la montre même dans un quiproquo se moquant d’elle-même, bravache, la tête haute dans le naufrage : elle prend la barre de son chariot pour celle d’un bateau, que, selon les variantes du refrain, elle tiendrait tantôt toute fière comme un commandant de bord, tantôt tout de même consciente de s’être fait rouler au moment de couler.
- Le jeu de mots « mener en bateau » associe, en effet, sens propre et sens figuré : n’est-ce pas ce qui attend au propre comme au figuré une femme de ménage qu’on introduit sur un bateau amarré au « quai de Ouistreham » ? « Allez vogue bateau », lâche-t-elle pour finir et on entend, par intericonicité, « Allez vogue la galère », à moins que ce ne soit plutôt « Vogue la colère » !
« Le quai Ouistreham » serait-il pour Florent Nouvel ce qu’a été pour Jacques Brel « Le port d’Amsterdam » ? Commencerait-il par où son illustre devancier a fini ? Voilà qui laisse espérer avec Florent Nouvel que « les fruits passeront la promesse des fleurs ». Paul Villach
(1) Florent Nouvel est sur les sites suivants : http://www.myspace.com/florentnouvel
- il publie un album « Les petits et les grands » le 20 janvier 2011 (toutes plateformes de téléchargement)
- Il se produira sur les scènes suivantes :
* le 8 janvier 2011 : « 24 bis rue Gassendi », 14ème arrondissement de Paris ;
* le 19 mars 2011« Le Sentier des Halles », 50 rue d’Aboukir – 75002 Paris ;
* le 19 mai 2011, « Le Bateau El Alamein », Quai François Mauriac, au pied de la BNF, Paris 13e
(2) Le site de « Les Beaux Esprits »
(4) Paul Villach, « Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas : le courage de "l’information extorquée" », AgoraVox, 24 février 2010.
Crédit photos : Jessy Rakotomanga.