Fébrilité et lynchage 2.0
Dissocier le vrai du faux, le bon du mauvais, le bien du mal est constamment indispensable dans toute société. L’émergence de nouveaux processus d’évaluation et de jugement balaie tout ce qui existait jusqu’à présent.
« Chercher la vérité dans les sciences » n’a certainement pas permis de la trouver mais au moins d’écarter définitivement les innombrables inepties, croyances et sortilèges qui formaient le cadre de vie de tous. Les scientifiques ont besoin d’évaluer leurs travaux afin de rester dans le vrai et l’utile à long terme et éviter ce qui soulage dans l’instant. Les sciences reposent sur la Raison qui nécessite du temps pour se substituer aux sentiments, aux émois pour analyser une situation ou un résultat. Il est possible de démontrer qu'une théorie ou une proposition est fausse, mais il est à l'inverse impossible de prouver qu'elle est absolument et définitivement vraie. L’expérience est la seule source des sciences et les théories ne plaquent qu’un fragment de cohérence sur les observations. Lorsqu’une « découverte » est faite, elle est soumise à des experts scientifiques qui acceptent ou non de la publier si ils la jugent pertinentes. La publication est alors examinée, commentée et relayée par l’ensemble de la communauté scientifique concernée. La découverte prend alors le statut de vérité grâce à cette évaluation par les pairs. Les grands médias n’étaient aucunement concernés dans le processus et n’intervenaient qu’exceptionnellement dans la divulgation des faits scientifiques. Il n’en est plus de même dans le domaine du numérique, du web, de l’internet. Les prouesses techniques nécessaires à l’essor des nouveaux moyens de communication sont réduites à de fausses lois qui ne permettent que d’attirer l’attention, créer des marchés, des dividendes, des profits. Ainsi de la « loi » de Moore qui prédit que le nombre de transistors des processeurs double tous les deux ans, augmentant par conséquent la puissance des ordinateurs. Maintes techniques sont indispensables pour fabriquer des processeurs et la prédiction émise ne repose sur aucune base physique isolable. De plus, un autre facteur, purement financier, intervient dans les performances des processeurs car le coût des chaînes de production diminue lorsque la production est massive. Le but se mêle donc à la cause dans la proposition. La Science ne recherche plus la vérité mais la quête du profit. Les technologies liées à l’énergie solaire souffrent également de la mise en avant du spectaculaire au détriment du vrai et les mêmes déviances pourraient être observées. C’est de plus en plus le grand public qui décide des choix scientifiques et technologiques sous l’effet des émotions suscitées par les médias et de pseudo-scientifiques à la recherche d’une carrière. La Science n’est pas la seule source de raison mais c’en est une particulièrement imperméable aux déraisons. Si la Science est ébranlée par des élans affectifs, on peut être inquiet pour les autres domaines.
Les Hommes politiques se retrouvent depuis quelque temps sous les feux critiques des journaux, des médias et des réseaux sociaux. Il est parfaitement normal de vouloir élire des Hommes à la pureté christique même si l’on se doute que la quête sera vaine. Mais le don de costumes, la trop grande proximité d’une call girl ou des propos par trop égrillards peuvent ruiner une vie, non pas par l’intermédiaire de la Justice, mais par le bruit médiatique engendré. Le grand public a un droit de vie ou de mort indépendamment des instances prévues à cet effet et qui sont peuplées de professionnels respectant un cadre réglementaire précis.
La médiation par les érudits semble donc vivre ses dernières heures. Internet permet à un individu isolé d’avoir accès à toutes les informations nécessaires pour qu’il puisse se forger une opinion construite à condition qu’il fasse le tri entre le vrai, le vraisemblable et l’inepte. La quête d’information sur Internet permet de se forger une opinion construite et raisonnée si l’on y passe le temps nécessaire car la réflexion est par essence lente : elle permet de s’écarter des réactions de l’instant pour comprendre les causes, prendre en compte l’avis d’autrui, distinguer le possible de l’impossible… « Instinct et raison, marque de deux natures ». Si instinct et raison permettent tous deux de s’adapter, de prendre une décision, seule l'intelligence produit des actes construits.
Éduquer le peuple, conscientiser le peuple, constitua la grande tâche des dirigeants occidentaux. Après de nombreux efforts précédents de scolarisation, la loi du 8 mars 1882 rend obligatoire l'enseignement primaire en France. Elle concerne alors les enfants des deux sexes âgés de six à treize ans. Éduquer c’est d’abord et avant tout faire apprendre à prendre son temps pour réfléchir en maîtrisant les pulsions. L’accumulation de savoirs, une tête bien pleine, est importante pour briller, pour acquérir une aura mais n’intervient que secondairement dans la sagesse d’une décision : il faut d’abord se détacher de la bête qui contrôle les instincts. Cette bête vous conduit au combat, à la férocité, à la haine.
La réflexion est impondérable, non quantifiable mais l’ère du numérique impose que tout soit mesuré à l’aune de l’audience. L’utilité d’un vibromasseur ou d’un Homme politique se mesure au nombre de clics, d’amis, de followers. Internet n’est pas la plupart du temps utilisé comme une inestimable source d’informations mais plutôt adopté pour désapprendre au tout-venant l’utilisation de la raison. Les réponses doivent êtres instantanées à toute sollicitation, les analyses doivent être celles de l’instant, les données d’un problème sont limitées à celles qui créent l’émoi : un enfant noyé sur une plage, des femmes violées par une nuée de sadiques, des militaires égorgés face à la caméra… La déculturation des populations se fait à marche forcée et serait incompréhensible si l’on ne prenait pas en compte les terribles défis que la planète devra affronter : des sources d’énergie épuisées difficilement remplacées par d’autres dites renouvelables, des matières premières qui se raréfient, des conflits de civilisation qui ne peuvent qu’empirer. Il ne faut pas que les peuples se rendent compte que l’on les conduit en enfer. On eût pu tabler sur l’intelligence : moins consommer, moins travailler, moins d’inégalités… ce sera tout l’inverse : un totalitarisme libéral régenté par l’inintelligence artificielle. L’humanité est faite d’êtres uniques, on aura des semblables écervelés sous la tutelle des plus fortunés.