Grande Guerre : ces villages martyrs, « morts pour la France »
En cette veille de célébration du centenaire de l’Armistice du 11 novembre 1918, zoom sur une émouvante singularité du tissu administratif français. Le 1er janvier 2018, on recensait 35 357 communes en France. Six d’entre elles, toutes situées dans le département de la Meuse, comptaient… zéro habitant. Retour au cœur de la « Zone rouge »...
Peu nombreux sont les Français qui savent ce que désigne cette appellation de « Zone rouge », et cela malgré les multiples articles et prises de parole médiatiques qui y font référence dans le cadre de la célébration du Centenaire. Pour en savoir plus, il convient de revenir un siècle en arrière. Sitôt l’Armistice de 1918 signé, un Ministère des régions libérées est créé en vue de jeter les bases de la reconstruction des zones de guerre dévastées ou dégradées par les combats de la Grande Guerre. Sont concernés 12 départements, près de 4 000 communes et… 3,3 millions d’hectares ! Dès 1919, une cartographie précise permet de distinguer trois zones :
- La Zone verte, caractérisée par des dégâts limités et la présence d’installations, de matériels ou de munitions militaires.
- La Zone jaune, plus largement dégradée, où demeurent de nombreux obus non éclatés ; la majorité de ses voies de communication sont toutefois restées praticables.
- La Zone rouge, constituée par les lignes de front et très largement dévastée, quand elle n’est pas complètement rasée de toute construction et de toute végétation ; la plupart des infrastructures de cette zone sont détruites, soit en partie, soit en totalité.
Les destructions subies dans la Zone rouge sont souvent comparées à celles qu’auraient pu faire plusieurs bombes atomiques. Et de fait, dans les secteurs les plus touchés, il ne subsiste plus, au lendemain de la guerre, que des sols lunaires parsemés de milliers de trous d’obus et dépourvus de toute végétation. 9 villages de la région de Verdun ont eu la malchance de se trouver au cœur de cette hallucinante apocalypse. Tous ont été détruits par un déluge de fer et de feu. Ces villages martyrs se nommaient BEAUMONT-EN-VERDUNOIS, BEZONVAUX, CUMIÈRES-LE-MORT-HOMME, DOUAUMONT, FLEURY-DEVANT-DOUAUMONT, HAUMONT-PRÈS-SAMOGNEUX, LOUVEMONT-CÔTE-DU-POIVRE, ORNES et VAUX-DEVANT-DAMLOUP. 9 villages « Morts pour la France » et titulaires de la Croix de Guerre 14-18 avec palme (citation à l‘Ordre de l’Armée).
26 millions d’obus !
Aucune de ces communes rurales n’atteignait le millier d'habitants à l’aube de la guerre. ORNES, la plus peuplée, en comptait 718, et HAUMONT, la moins peuplée, 131, FLEURY se situant dans la moyenne avec 422 habitants. La population de ces communes était principalement composée d’agriculteurs, de bûcherons et d'artisans. Personne, parmi ces gens paisibles, ne pouvait imaginer, en fanant son pré, en débitant un frêne ou en ferrant un cheval, que le tocsin dont le chant lugubre se répandit de clocher en clocher le samedi 1er août 1914 dans la campagne lorraine allait plonger, quelques mois plus tard, ces villages dans le plus effroyable enfer qu’une guerre ait jamais engendré : la bataille de Verdun.
Lundi 21 février 1916. À 7 heures du matin, l’artillerie allemande entreprend un hallucinant pilonnage des positions françaises. En deux jours, 2 millions d’obus s’abattent sur ce qui va devenir un champ de bataille universellement connu, symbole de la folie des hommes. Lorsque la bataille de Verdun s’achève, le 19 décembre, 26 millions d’obus – 6 engins de mort et de dévastation par m² ! – ont détruit, brûlé, ravagé un terroir naguère verdoyant et désormais réduit sur des milliers d’hectares à un bourbier apocalyptique nourri du sang de 306 000 morts ou disparus français et allemands, sans compter les centaines de milliers de blessés et de mutilés évacués vers l’arrière. Les villages situés au cœur de la zone des combats sont réduits à des amas de gravats, les bois ont disparu, le sol n’est plus qu’une épouvantable étendue de terre retournée, parsemée de milliers de trous d’obus où toute trace de vie semble s’être évanouie.
Interdit d’accès en raison des risques liés aux munitions non explosées et à la pollution des sols, le territoire des 9 communes est intégralement classé en Zone rouge. À l’exception de VAUX, rebâti ultérieurement à quelques centaines de mètres du village détruit, aucun des autres villages ne sera reconstruit. Seuls seront réhabilités ou érigés quelques rares bâtiments à ORNES et DOUAUMONT, le principal étant constitué sur cette commune par l’Ossuaire abritant les restes de 130 000 soldats inconnus français et allemands. Durant l’entre-deux guerres, une chapelle-abri et un monument aux morts seront construits dans chacun des 9 villages martyrs.
En novembre 1919 sont organisées les premières élections municipales de l’après-guerre. En hommage aux villages détruits, l’État français décide de leur maintenir un statut de commune au lieu de rattacher leur territoire, transformé en sanctuaire, à des communes environnantes moins touchées comme cela s’est fait en d’autres lieux. Faute d’habitants, les communes martyres seront désormais administrées chacune par une Commission municipale de trois membres désignée par le préfet de la Meuse.
Monsieur le Président
Un siècle ans plus tard, ces dispositions sont toujours en vigueur dans six des neuf communes. Seuls VAUX (74 habitants lors du dernier recensement), DOUAUMONT (8 habitants) et ORNES (5 habitants) échappent à cette règle administrative.
Bien qu’ayant gardé leur statut de commune, il n’y a pas de maire à la tête de ces entités administratives, mais un président de Commission municipale faisant fonction de maire dont la désignation, actée par le préfet lors de chaque élection municipale, repose sur un fort lien avec les villages martyrs et une grande motivation dans la préservation des sites. Chacun des présidents reçoit, lors de sa nomination, une écharpe tricolore comme tous les maires de France et l’obligation de tenir à jour, année après année, des registres d’état-civil bloqués à… zéro dans 6 des 9 communes.
L’essentiel de l’activité de ces présidents-maires n’est évidemment pas dans cette tâche symbolique, mais réside dans l’obligation qui leur est faite, avec l’aide des associations d’anciens combattants, de victimes de guerre et de bénévoles du souvenir, d’entretenir les lieux : chapelles-abri, sanctuaires, monuments aux morts, cimetières, plaques commémoratives et allées desservant ces lieux de mémoire. Ils disposent pour cela d’un budget alloué par la préfecture. Pour optimiser leur action, les communes qu’ils administrent se sont – à l’exception de Vaux – constituées en SIVOM en 1987. Les 9 communes, initialement rattachées en 2002 à la Communauté de communes de Charny-sur-Meuse, ont été intégrées en 2015 à la Communauté d’agglomération du Grand Verdun.
D’autres villages de Lorraine et de Champagne ont été anéantis durant la Grande Guerre, mais contrairement à leurs homologues du champ de bataille de Verdun, leurs territoires ont été rattachés à des communes environnantes*. C’est notamment le cas de HURLUS, LE MESNIL-LÈS-HURLUS, PERTHES-LÈS-HURLUS, RIPONT et TAHURE, ces cinq ex-communes ayant définitivement perdu leur statut en 1950 lors de la création du camp militaire de Suippes sur les terres ravagées du département de la Marne. MORONVILLIERS et NAUROY ont subi le même sort dans la région rémoise, de même que REMENAUVILLE et REGNIÉVILLE en Meurthe-et-Moselle, FEY-EN-HAYE, reconstruite, ayant échappé à la fusion.
Une âme immortelle
Impossible également de passer sous silence les terribles destructions qui ont touché les communes situées sur les champs de bataille du Chemin des Dames où sont tombés près de 350 000 soldats alliés et allemands. Nombre de villages de l’Aisne ont également été anéantis ou presque totalement détruits. Ils avaient pour noms AILLES, BEAULNE-ET-CHIVY, COURTECON, MOUSSY-SUR-AISNE, VAUCLERC-ET-LA-VALLEE-FOULON. Leur statut de commune aboli, leurs territoires ont été rattachés à des communes survivantes du voisinage. Également détruits dans le même secteur, les villages d’ALLEMANT, CERNY-EN-LAONNOIS et CRAONNE ont, quant à eux, été rebâtis à proximité, et leur statut de commune maintenu.
Beaucoup d’autres communes situées en zone rouge ont, elles aussi, terriblement souffert des combats. C’est notamment le cas de FAY dans la Somme, dont le village quasiment rasé a été reconstruit à proximité des ruines. Ou bien encore de BAILLEUL dans le Nord dont on dit qu’il ne restait plus qu’une maison debout lorsqu’a été engagée la reconstruction. Encore pourrait-on citer des dizaines d’autres villes et villages qui ont subi de considérables destructions durant la Grande Guerre.
Dès lors, comment s’étonner, en visionnant photos et vidéos de tous ces lieux au lendemain de l’Armistice de 1918 et en découvrant ces amas de ruines et ces paysages ravagés, que ce terrifiant conflit ait causé des millions de morts sur le territoire français ? Comment s’étonner que les spécialistes estiment qu’il reste encore 80 000 dépouilles de combattants dans les sols martyrs de cette zone rouge ? Comment s’étonner que les experts prédisent qu’il faudra encore au moins deux siècles pour déminer et dépolluer ces terres avant de les rendre à l’activité humaine ?
Le mot de la fin reviendra à Louis Lavigne, ancien instituteur meusien. Tiré de son Histoire de Cumières, il tient dans ces trois phrases, qui résument si bien l’état d’esprit des survivants de cette effroyable parenthèse dans l’histoire de notre pays : « Notre village a perdu son corps, mais sa mort ne peut être définitive. Son âme, comme la nôtre, est immortelle. Cette âme, c'est l'histoire du village, et ce sont tous nos souvenirs… »
* Le nom de chaque commune dissoute a été accolé à celui de la commune de rattachement
Note : Ce texte est la reprise d’un article de novembre 2009 actualisé et étendu à l’ensemble de la zone rouge.
Autre article en rapport avec la Grande Guerre :
« Waltzing Matilda » ou l’enfer des Dardanelles (2009)
Autres articles consacrés aux villages de France :
Les villages morts de France (2018)
L’extraordinaire diversité des villages de France (2016)
1965 : un dimanche au village (2009)