vendredi 11 avril - par Giuseppe di Bella di Santa Sofia

Hirohito : pourquoi l’empereur du Japon a-t-il échappé à la justice après la Seconde Guerre mondiale ?

Il était le dieu vivant du Japon, un empereur dont le règne a chevauché les ténèbres de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, quand les bombes ont cessé de tomber et que les crimes de l’armée impériale ont été exposés, Hirohito est resté à l’abri des regards accusateurs. Aucun juge, aucun verdict. Comment cet homme, figure centrale d’un régime dévastateur, a-t-il échappé à la justice ? 

 

Hirohito au cœur de la machine de guerre

Le 29 avril 1901, un enfant frêle naît dans le palais Aoyama à Tokyo : Michinomiya Hirohito, futur empereur Shōwa. Élevé dans la tradition shintoïste, il est destiné à incarner une divinité vivante, descendant d’Amaterasu, la déesse du soleil. Lorsqu’il monte sur le trône le 25 décembre 1926, à la mort de son père Taishō, le Japon est déjà un volcan prêt à entrer en éruption. L’ère Shōwa – "paix rayonnante" – promet un contraste ironique avec les décennies de conquête brutale qui suivront. Mais quel rôle cet homme discret, intelligent, passionné de biologie marine, a-t-il vraiment joué dans l’engrenage militariste ?

 

 

Les historiens s’accordent sur un point : Hirohito n’était pas un simple pantin. Herbert P. Bix, dans son ouvrage Hirohito and the Making of Modern Japan (2001), démontre qu’à partir de 1937, via le quartier-général impérial, l’empereur intervient activement dans les décisions stratégiques. L’invasion de la Mandchourie en 1931 ? Validée après coup. Pearl Harbor en 1941 ? Approuvée, selon un mémo révélé par le Yomiuri shinbun,en 2018, où Hideki Tōjō, Premier ministre de l’époque, note que "l’empereur semblait à l’aise" après avoir donné son aval. Pourtant, cette responsabilité reste floue, masquée par des siècles de protocole impérial où l’empereur règne mais ne gouverne pas officiellement.

 

Illustration.

 

Imaginez-le dans son palais, entouré de généraux exaltés et de courtisans obséquieux. Hirohito, timide et réfléchi, n’est pas un Hitler vociférant. Mais son silence, ou ses assentiments murmurés, ont un poids colossal. Les massacres de Nankin en 1937-1938, les expériences de l’Unité 731, les "femmes de réconfort". Autant d’atrocités commises sous son règne. Était-il un complice actif ou un spectateur impuissant ? Cette ambiguïté deviendra son bouclier, et le débat sur sa culpabilité, une plaie ouverte pour les historiens comme pour les victimes.

 

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La capitulation et le pacte secret : MacArthur et la sauvegarde d’un symbole

Le 15 août 1945, une voix tremblante s’élève à la radio japonaise. Pour la première fois, les sujets entendent leur empereur-dieu : Hirohito annonce la reddition. Hiroshima et Nagasaki sont en ruines, l’Empire du Soleil Levant s’effondre. Mais tandis que les Alliés préparent le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (TMIEO), un homme entre en scène : Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées au Japon. Ce général américain, aussi pragmatique qu’idéaliste, voit en Hirohito une clé pour éviter le chaos.

 

 

MacArthur, dans une logique de realpolitik, sait que juger Hirohito risque de déclencher une révolte. Le Japon, humilié mais encore imprégné de sa ferveur impériale, pourrait sombrer dans l’anarchie ou basculer vers le communisme. Une véritable hantise pour les États-Unis en pleine Guerre froide naissante. Lors d’une rencontre historique le 27 septembre 1945 à l’ambassade américaine, Hirohito offre sa vie pour expier les fautes de son peuple. MacArthur refuse. Ce moment scelle un pacte implicite : l’empereur reste en place, symbole d’unité, en échange de sa coopération totale.

 

 

Les coulisses de cette décision sont sordides. Bonner Fellers, proche de MacArthur, orchestre une campagne pour blanchir Hirohito. Les témoignages des accusés – comme Tōjō – sont soigneusement orientés pour le disculper. "Les mesures extraordinaires de MacArthur pour sauver Hirohito ont déformé la compréhension japonaise de la guerre", écrit Bix. Pendant ce temps, les victimes asiatiques – Chine, Corée, Philippines – hurlent leur indignation. Mais pour Washington, stabiliser le Japon prime sur la justice. Hirohito devient une icône réinventée : un pacifiste contraint par ses généraux.

 

Le procès de Tokyo : une justice à deux vitesses

Le 3 mai 1946, le procès de Tokyo s’ouvre dans une atmosphère pesante. Vingt-huit haut gradés japonais, dont Tōjō, comparaissent pour crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Pendant deux ans et demi, 419 témoins défilent, 779 dépositions sont lues. Mais un absent brille par son silence : Hirohito. Pourquoi ? La réponse tient en un mot : politique. Les Alliés, menés par les États-Unis, choisissent de sacrifier la vérité sur l’autel de la reconstruction.

 

Conférence - Réflexions et enseignements autour des procès filmés"- Le  procès de Tokyo

 

Le contraste avec Nuremberg est saisissant. Si Hitler s’est suicidé, laissant ses lieutenants affronter la justice, Hirohito, lui, survit et échappe au banc des accusés. Pourtant, des voix s’élèvent. Le juge français Henri Bernard critique l’absence de l’empereur, arguant que sa responsabilité constitutionnelle est indéniable. William Webb, président australien du tribunal, écrit dans son opinion concordante que Hirohito "portait la responsabilité d’avoir accepté les conseils de guerre". Mais ces dissentiments sont rapidement étouffés. Les preuves incriminantes – comme les ordres directs du quartier-général impérial – sont écartées, sur instruction de MacArthur.

Pour les Japonais, cette omission est un soulagement ambigu. À Tokyo, une vieille femme, interrogée par un reporter en 1946, murmure : "Sans l’empereur, qui serions-nous ?". Mais en Asie, la colère gronde. À Nankin, où 300 000 civils ont été massacrés, on voit en Hirohito l’Hitler de l'Asie. L’impunité devient une insulte, un déni de justice qui alimente des rancunes encore vivaces aujourd’hui. Le procès, censé purger le passé, ne fait que l’enterrer sous un vernis d’oubli.

 

Entre géopolitique et déni national

Pourquoi cette indulgence ? D’abord, la peur du vide. MacArthur l’écrit dans ses mémoires : "Juger l’empereur aurait provoqué une guerre civile". Les communistes japonais, seuls à réclamer son procès, sont minoritaires. Les princes impériaux, comme Naruhiko Higashikuni, envisagent une abdication, mais l’idée est vite abandonnée. Hirohito doit rester, coûte que coûte, pour garantir la soumission d’un peuple brisé. Ensuite, la Guerre froide. Face à l’URSS et à la Chine maoïste, les États-Unis veulent un Japon stable, docile, capitaliste. Hirohito, dépouillé de son statut divin par la Constitution de 1947, devient un pion utile.

Mais il y a plus. Le Japon lui-même refuse de regarder son passé en face. Les journaux de Shinobu Kobayashi, chambellan de Hirohito, publiés en 2018, révèlent un empereur rongé par la culpabilité. En 1980, il souhaite exprimer des regrets à la Chine pour la guerre sino-japonaise, mais l’Agence impériale s’y oppose, craignant un retour de flamme nationaliste. Hirohito n’avait pas le pouvoir d’arrêter la machine militaire avant 1945, mais il l’a stoppée en ordonnant la capitulation. Cette ambivalence – faible avant, décisif après – renforce le mythe d’un monarque passif, innocenté par défaut.

Et les victimes ? Elles sont les oubliées de l’histoire. Les "femmes de réconfort" coréennes, les prisonniers torturés, les cobayes de l’Unité 731. Leur douleur n’a pas de place dans ce grand compromis. À Séoul ou à Manille, on maudit encore ce nom : Shōwa. L’impunité d’Hirohito n’est pas qu’une décision américaine ; c’est une conspiration silencieuse entre un vainqueur pragmatique et un vaincu qui préfère l’amnésie à la repentance.

 

Un héritage empoisonné

Hirohito s'éteint le 7 janvier 1989, à 87 ans, après 62 ans de règne, le plus long de l’histoire japonaise. Son fils Akihito lui succède, inaugurant l’ère Heisei. Mais l’ombre de Shōwa plane toujours. Au sanctuaire Yasukuni, où reposent des criminels de guerre, les politiciens japonais défilent, défiant la Chine et la Corée. Hirohito lui-même cesse d’y aller après 1978, lorsque 14 condamnés du procès de Tokyo y sont intronisés contre son gré. Ce geste, révélé par Takahisa Furukawa (NHK, 2018), montre un homme conscient de son passé, mais muselé.

 

Emperor Showa/Life - NamuWiki

 

Pour le Japon, cette impunité a un prix : un rapport trouble à la mémoire. "Les mesures de MacArthur ont eu un impact distordant", note Herbert P. Bix. L’éducation minimise les crimes impériaux, et les excuses officielles – comme celles d’Akihito en 2015 – restent tardives, partielles. À l’étranger, elle nourrit la méfiance. En 1989, à Pékin, des étudiants pleurent la mort d’un "criminel impuni". La réconciliation avec l’Asie reste inachevée, entravée par ce silence originel.

Et si Hirohito avait été jugé ? Peut-être un Japon plus honnête avec lui-même, une Asie moins hantée. Mais l’histoire, comme une vieille photo jaunie, ne se réécrit pas. Elle nous regarde, immobile, et nous défie de la comprendre. Hirohito, empereur intouchable, reste une énigme : ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent, mais éternellement hors d’atteinte.



16 réactions


  • jacques 11 avril 18:23

    beaucoup de gens échappent à la justice comme récemment netamiaou....


    • @jacques

      N’oubliez pas Vladimir Poutine, sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI pour crimes de guerre, qui échappe à la justice depuis deux ans...


    • jacques 11 avril 18:43

      @Giuseppe di Bella di Santa Sofia
      les deux exemples récents sont ceux concernant ce « personnage »


    • @jacques

      Je n’ai pas compris votre commentaire. Que vouliez-vous dire ?


    • SilentArrow 12 avril 17:19

      @Giuseppe di Bella di Santa Sofia
       

      N’oubliez pas Vladimir Poutine, sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI pour crimes de guerre, qui échappe à la justice depuis deux ans...

      La CPI n’a pas juridiction dans la Fédération de Russie qui à ma connaissance, n’est pas signataire du Statut de Rome.

    • DACH 12 avril 20:25

      @SilentArrow=... La CPI n’a pas juridiction dans la Fédération de Russie qui à ma connaissance, n’est pas signataire du Statut de Rome.=
      Cela n’efface en rien les FAITS documentés. Et puis il y a les écrits, et les discours de VVP et ses soutiens : accablants en termes de démonstrations. 


    • SilentArrow 13 avril 02:00

      @DACH

      Vous parlez de culpabilité (qui reste à démontrer) tandis que je parle d’outil juridique.
      Tout ce que je dis, c’est que la CPI n’est pas le bon outil pour attaquer Poutine.


    • Bonjour @SilentArrow,

      Israël n’est pas non plus signataire du Statut de Rome. Le mandat d’arrêt de la CPI ne s’applique pas non plus à Benjamin Netanyahu, sauf s’il se rend dans un pays signataire du Statut de Rome. En théorie. Il n’a pas été inquiété lors de sa visite officielle en Hongrie, tout comme Vladimir Poutine lorsqu’il s’est rendu en Mongolie, en 2024.


  • Astrolabe Astrolabe 11 avril 19:04

     

    Mac Arthur a peut-être eu (voire perdu parmi des milliers de katanas réquisitionnés) le Honjo Masamune ; mais le Kusanagi-no-tsurugi est bien resté au pays du soleil levant. smiley

          

    Cela peut paraitre un détail, mais pour les nippons ces sabres sont aussi importants et sacrés que le furent Excalibur ou Durandal pour nous.


    • Bonsoir @Astrolabe et merci pour votre commentaire très intéressant.

      Ce n’est absolument pas un détail. Les katanas revêtent une grande importance spirituelle, sacrée et artistique pour les Japonais. Il faut dire que leur fabrication est une véritable prouesse technologique. 


  • juluch juluch 11 avril 20:14

    Les chinois, les Coréens n’ont jamais pardonnés les exactions de l’armée Nipponne et leur Empereur était autant responsable que les généraux.

    Il aurait mérité la corde comme criminel.


  • Eric F Eric F 12 avril 12:20

    Il me semble que votre article a donné deux raisons (outre des questions d’intérêt général) de sa non-condamnation : c’est lui qui a décidé et annoncé la reddition, et il avait offert d’être exécuté en échange de l’immunité pour son peuple. 

    Notons que le roi d’Italie n’avait pas non plus été condamné pour sa cohabitation active avec le fascisme, il a abdiqué en faveur de son fils se sachant déconsidéré, c’est un referendum après la guerre qui a conduit à un changement de régime. 

    Et personne n’en a voulu à Norodom Sihanouk pour son bout de chemin avec les Khmers rouges.


    • Bonjour @Eric F et merci pour votre intervention.

      Le roi Victor-Emmanuel III était un souverain qui n’avait pas beaucoup de caractère. Il a pris peur et a nommé Mussolini, en 1922, pour que l’Italie échappe au communisme. Il n’a pas été inquiété par la justice car il a limogé le Duce dès 1943. C’est également à ce moment qu’il aurait dû abdiquer en faveur de son fils et non pas en 1946. 

      Norodom Sihanouk était un ami proche de Mao Zedong, qui lui avait offert un palais à Pékin. Il dépendait totalement de la Chine, après le coup d’Etat de 1970 organisé par la CIA. Il s’est rapproché des Khmers rouges à la demande de Mao Zedong. Il a été président de la République du Kampuchéa démocratique pendant quelques mois, entre 1975 et 1976. Après sa démission, il a été prisonnier, avec sa famille, à l’intérieur du palais royal de Phnom Penh. Les Khmers rouges ont assassiné 14 de ses enfants et petits-enfants. 


    • Eric F Eric F 14 avril 16:31

      @Giuseppe di Bella di Santa Sofia
      Finalement Hiro Hito avait d’aussi bonnes raisons de ne pas avoir été condamné lors des procès et épurations.


  • phan 15 avril 08:12

    Ce n’est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler : c’est Staline !
    https://www.slate.fr/story/73421/bombe-atomique-staline-japon-capituler
    Les avantages d’une défaite par la bombe nucléaire :
    « Mais attribuer la défaite du Japon à la bombe avait trois autres avantages politiques. Premièrement, cela permettait de conserver à l’empereur toute sa légitimité. Si la guerre n’avait pas été perdue en raison de ses erreurs mais en raison de l’apparition soudaine d’une arme miracle chez l’ennemi, l’empereur pouvait conserver du soutien au sein du Japon.
    Deuxièmement, elle permettait de s’attirer une certaine sympathie sur le plan international. Le Japon avait mené une guerre d’agression et s’était montré d’une brutalité inouïe à l’égard des peuples conquis. Son comportement risquait fort de la placer au ban des nations. Mais présenter soudain le Japon comme une nation victime –une nation qui avait été injustement bombardée par une arme de guerre aussi cruelle que monstrueuse- permettait de reléguer au second plan une bonne partie des actes répugnants commis par les soldats japonais. Attirer l’attention sur les bombardements atomiques permettait donc de présenter le Japon sous une lumière plus sympathique et d’atténuer considérablement le soutien aux partisans des sanctions les plus dures.
    Enfin, dire que c’est la bombe atomique qui avait gagné la guerre ne pouvait que plaire aux vainqueurs américains. L’occupation américaine du Japon ne cessa officiellement qu’en 1952 et durant l’intervalle, les Etats-Unis eurent tout le loisir de changer ou remodeler la société japonaise à leur convenance. Aux premiers temps de l’occupation, de nombreux dirigeants japonais craignaient que les Américains n’abolissent l’institution impériale. Et pas seulement. Bon nombre des plus importants dirigeants du Japon craignaient fort d’être jugés pour crimes de guerre (le tribunal de Nuremberg était déjà constitué quand le Japon capitula). »


    • chantecler chantecler 15 avril 08:45

      @phan
      Bof !
      Les USA n’en avaient rien à secouer de l’empereur du Japon .
      Moins de son régime très militarisé et fanatisé ... Les US comptaient les moprts et les prisonniers .

      D’autre part ça faisait des années que les USA travaillaient à la fabrication de cette « nouvelle arme révolutionnaire » et en général quand ça apparaît on ne rate pas l’occasion de s’en servir .

      Ensuite L’Allemagne nazie était très proche de la fabriquer à son tour .

      Et nul doute qu’Adolf attendait de l’utiliser , avec ses nouvelles armes les V 2 , par exemple .

      Enfin il s’agissait aussi et surtout de contenir l’URSS ....

      Des généraux US avaient prôné de s’en servir contre les « rouges » ex Patton dès 45

      « L’entente » avec « les alliés » selon eux , dont la Russie , qui proposait un autre système et faisait des émules avait ses limites .

      Yalta n’avait pas convaincu tout le monde ...

      Donc voilà ce qui a poussé H.Truman à l’utiliser en inaugurant les débuts de la guerre froide .

      Pour terminer certains concepteurs de l’arme atomique ont au moment de son utilisation et réalisant enfin la finalité de leurs travaux ont tenté d’alerter l’opinion l’équivalent du Pentagone de ne pas l’utiliser ... trop tard !

      Le bijou était dans les cartons et la décision était politique .


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