Hirohito : pourquoi l’empereur du Japon a-t-il échappé à la justice après la Seconde Guerre mondiale ?
Il était le dieu vivant du Japon, un empereur dont le règne a chevauché les ténèbres de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, quand les bombes ont cessé de tomber et que les crimes de l’armée impériale ont été exposés, Hirohito est resté à l’abri des regards accusateurs. Aucun juge, aucun verdict. Comment cet homme, figure centrale d’un régime dévastateur, a-t-il échappé à la justice ?
Hirohito au cœur de la machine de guerre
Le 29 avril 1901, un enfant frêle naît dans le palais Aoyama à Tokyo : Michinomiya Hirohito, futur empereur Shōwa. Élevé dans la tradition shintoïste, il est destiné à incarner une divinité vivante, descendant d’Amaterasu, la déesse du soleil. Lorsqu’il monte sur le trône le 25 décembre 1926, à la mort de son père Taishō, le Japon est déjà un volcan prêt à entrer en éruption. L’ère Shōwa – "paix rayonnante" – promet un contraste ironique avec les décennies de conquête brutale qui suivront. Mais quel rôle cet homme discret, intelligent, passionné de biologie marine, a-t-il vraiment joué dans l’engrenage militariste ?
Les historiens s’accordent sur un point : Hirohito n’était pas un simple pantin. Herbert P. Bix, dans son ouvrage Hirohito and the Making of Modern Japan (2001), démontre qu’à partir de 1937, via le quartier-général impérial, l’empereur intervient activement dans les décisions stratégiques. L’invasion de la Mandchourie en 1931 ? Validée après coup. Pearl Harbor en 1941 ? Approuvée, selon un mémo révélé par le Yomiuri shinbun,en 2018, où Hideki Tōjō, Premier ministre de l’époque, note que "l’empereur semblait à l’aise" après avoir donné son aval. Pourtant, cette responsabilité reste floue, masquée par des siècles de protocole impérial où l’empereur règne mais ne gouverne pas officiellement.
Imaginez-le dans son palais, entouré de généraux exaltés et de courtisans obséquieux. Hirohito, timide et réfléchi, n’est pas un Hitler vociférant. Mais son silence, ou ses assentiments murmurés, ont un poids colossal. Les massacres de Nankin en 1937-1938, les expériences de l’Unité 731, les "femmes de réconfort". Autant d’atrocités commises sous son règne. Était-il un complice actif ou un spectateur impuissant ? Cette ambiguïté deviendra son bouclier, et le débat sur sa culpabilité, une plaie ouverte pour les historiens comme pour les victimes.
La capitulation et le pacte secret : MacArthur et la sauvegarde d’un symbole
Le 15 août 1945, une voix tremblante s’élève à la radio japonaise. Pour la première fois, les sujets entendent leur empereur-dieu : Hirohito annonce la reddition. Hiroshima et Nagasaki sont en ruines, l’Empire du Soleil Levant s’effondre. Mais tandis que les Alliés préparent le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (TMIEO), un homme entre en scène : Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées au Japon. Ce général américain, aussi pragmatique qu’idéaliste, voit en Hirohito une clé pour éviter le chaos.
MacArthur, dans une logique de realpolitik, sait que juger Hirohito risque de déclencher une révolte. Le Japon, humilié mais encore imprégné de sa ferveur impériale, pourrait sombrer dans l’anarchie ou basculer vers le communisme. Une véritable hantise pour les États-Unis en pleine Guerre froide naissante. Lors d’une rencontre historique le 27 septembre 1945 à l’ambassade américaine, Hirohito offre sa vie pour expier les fautes de son peuple. MacArthur refuse. Ce moment scelle un pacte implicite : l’empereur reste en place, symbole d’unité, en échange de sa coopération totale.
Les coulisses de cette décision sont sordides. Bonner Fellers, proche de MacArthur, orchestre une campagne pour blanchir Hirohito. Les témoignages des accusés – comme Tōjō – sont soigneusement orientés pour le disculper. "Les mesures extraordinaires de MacArthur pour sauver Hirohito ont déformé la compréhension japonaise de la guerre", écrit Bix. Pendant ce temps, les victimes asiatiques – Chine, Corée, Philippines – hurlent leur indignation. Mais pour Washington, stabiliser le Japon prime sur la justice. Hirohito devient une icône réinventée : un pacifiste contraint par ses généraux.
Le procès de Tokyo : une justice à deux vitesses
Le 3 mai 1946, le procès de Tokyo s’ouvre dans une atmosphère pesante. Vingt-huit haut gradés japonais, dont Tōjō, comparaissent pour crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Pendant deux ans et demi, 419 témoins défilent, 779 dépositions sont lues. Mais un absent brille par son silence : Hirohito. Pourquoi ? La réponse tient en un mot : politique. Les Alliés, menés par les États-Unis, choisissent de sacrifier la vérité sur l’autel de la reconstruction.
Le contraste avec Nuremberg est saisissant. Si Hitler s’est suicidé, laissant ses lieutenants affronter la justice, Hirohito, lui, survit et échappe au banc des accusés. Pourtant, des voix s’élèvent. Le juge français Henri Bernard critique l’absence de l’empereur, arguant que sa responsabilité constitutionnelle est indéniable. William Webb, président australien du tribunal, écrit dans son opinion concordante que Hirohito "portait la responsabilité d’avoir accepté les conseils de guerre". Mais ces dissentiments sont rapidement étouffés. Les preuves incriminantes – comme les ordres directs du quartier-général impérial – sont écartées, sur instruction de MacArthur.
Pour les Japonais, cette omission est un soulagement ambigu. À Tokyo, une vieille femme, interrogée par un reporter en 1946, murmure : "Sans l’empereur, qui serions-nous ?". Mais en Asie, la colère gronde. À Nankin, où 300 000 civils ont été massacrés, on voit en Hirohito l’Hitler de l'Asie. L’impunité devient une insulte, un déni de justice qui alimente des rancunes encore vivaces aujourd’hui. Le procès, censé purger le passé, ne fait que l’enterrer sous un vernis d’oubli.
Entre géopolitique et déni national
Pourquoi cette indulgence ? D’abord, la peur du vide. MacArthur l’écrit dans ses mémoires : "Juger l’empereur aurait provoqué une guerre civile". Les communistes japonais, seuls à réclamer son procès, sont minoritaires. Les princes impériaux, comme Naruhiko Higashikuni, envisagent une abdication, mais l’idée est vite abandonnée. Hirohito doit rester, coûte que coûte, pour garantir la soumission d’un peuple brisé. Ensuite, la Guerre froide. Face à l’URSS et à la Chine maoïste, les États-Unis veulent un Japon stable, docile, capitaliste. Hirohito, dépouillé de son statut divin par la Constitution de 1947, devient un pion utile.
Mais il y a plus. Le Japon lui-même refuse de regarder son passé en face. Les journaux de Shinobu Kobayashi, chambellan de Hirohito, publiés en 2018, révèlent un empereur rongé par la culpabilité. En 1980, il souhaite exprimer des regrets à la Chine pour la guerre sino-japonaise, mais l’Agence impériale s’y oppose, craignant un retour de flamme nationaliste. Hirohito n’avait pas le pouvoir d’arrêter la machine militaire avant 1945, mais il l’a stoppée en ordonnant la capitulation. Cette ambivalence – faible avant, décisif après – renforce le mythe d’un monarque passif, innocenté par défaut.
Et les victimes ? Elles sont les oubliées de l’histoire. Les "femmes de réconfort" coréennes, les prisonniers torturés, les cobayes de l’Unité 731. Leur douleur n’a pas de place dans ce grand compromis. À Séoul ou à Manille, on maudit encore ce nom : Shōwa. L’impunité d’Hirohito n’est pas qu’une décision américaine ; c’est une conspiration silencieuse entre un vainqueur pragmatique et un vaincu qui préfère l’amnésie à la repentance.
Un héritage empoisonné
Hirohito s'éteint le 7 janvier 1989, à 87 ans, après 62 ans de règne, le plus long de l’histoire japonaise. Son fils Akihito lui succède, inaugurant l’ère Heisei. Mais l’ombre de Shōwa plane toujours. Au sanctuaire Yasukuni, où reposent des criminels de guerre, les politiciens japonais défilent, défiant la Chine et la Corée. Hirohito lui-même cesse d’y aller après 1978, lorsque 14 condamnés du procès de Tokyo y sont intronisés contre son gré. Ce geste, révélé par Takahisa Furukawa (NHK, 2018), montre un homme conscient de son passé, mais muselé.
Pour le Japon, cette impunité a un prix : un rapport trouble à la mémoire. "Les mesures de MacArthur ont eu un impact distordant", note Herbert P. Bix. L’éducation minimise les crimes impériaux, et les excuses officielles – comme celles d’Akihito en 2015 – restent tardives, partielles. À l’étranger, elle nourrit la méfiance. En 1989, à Pékin, des étudiants pleurent la mort d’un "criminel impuni". La réconciliation avec l’Asie reste inachevée, entravée par ce silence originel.
Et si Hirohito avait été jugé ? Peut-être un Japon plus honnête avec lui-même, une Asie moins hantée. Mais l’histoire, comme une vieille photo jaunie, ne se réécrit pas. Elle nous regarde, immobile, et nous défie de la comprendre. Hirohito, empereur intouchable, reste une énigme : ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent, mais éternellement hors d’atteinte.