samedi 12 juillet 2014 - par Karol

Intermittence : entre aliénation et émancipation

Gagner sa vie en consacrant seulement quelques heures de la semaine ou du mois, à vendre ses compétences, son art, son savoir-faire, son intelligence, n'est-ce-pas la seule perspective rationnelle devant l'augmentation phénoménale de la productivité, l'automatisation des tâches, la numérisation généralisée de l'information dans tous les domaines et le développement de cette "économie de la connaissance" ? A l'opposé, faire appel à un employé seulement au moment où ses compétences sont nécessaires dans un processus de production, et ne le rémunérer que pour ces heures "utiles' à la réalisation de la valeur ajoutée, c'est aussi un rêve partagé par tous les employeurs.Il est déjà à l’œuvre avec les contrats "zero heure" au Royaume-Uni.

Pour se mettre dans le bain : "3 mn pour tout comprendre" ( coordination des intermittents et précaires ). A voir et écouter :

http://youtu.be/ftwXvWShZMg

Bien que nous ayons tous les moyens de se libérer de cette " société de travail", qui depuis deux siècles forge nos existences, pourquoi la flexibilité des horaires de travail, l'intermittence entre temps consacré à un emploi et temps pour soi, pour "se produire", se traduit presque toujours par une précarisation des conditions de vie du travailleur ? Pourquoi ce statut si particulier des intermittents du spectacle, au lieu de fabriquer des précaires à temps plein, ne pourrait-il pas être précurseur d'une évolution de la condition sociale de beaucoup de travailleurs salariés ?

LES INTERMITTENTS DU SPECTACLE : DES PRECAIRES A PLEIN TEMPS ?

C'est en 1937, sous le Front populaire, que des conventions collectives ont été appliquées au secteur des spectacles, pour mieux encadrer le travail dans les théâtres, les bals, le music-hall, le cinéma ou l’opéra et tous les autres lieux de spectacle. C’est dans ces conventions que l’on trouve pour la première fois le terme juridique de «  salarié intermittent  ». En 1939, la "caisse des congés spectacles", distribue des congés payés aux ­artistes ou aux techniciens qui travaillent pour de multiples employeurs.

En 1958, au début de la VRépublique, sous le général de Gaulle, c’est la naissance de l’Unedic, un organisme paritaire et obligatoire chargé de gérer l’assurance-chômage. L’Unedic s'étend progressivement à tout les secteurs du salariat et, en 1964, adopte un dispositif particulier pour les techniciens du cinéma : c’est la fameuse annexe VIII. En 1967, une ordonnance généralise au salariat tout entier le principe de l’assurance-chômage : elle donne naissance à la non moins fameuse annexe X, qui s’applique aux artistes. Le régime est consolidé avec l’abaissement, en 1980, du seuil d’éligibilité à l’assurance­-chômage : tous les artistes et techniciens peuvent bénéficier d’une indemnisation s’ils ont ­travaillé 520 heures de travail par an – 507 heures depuis 1982. Réservé au départ aux artistes et aux techniciens, le développement des radios libres et la multiplication des chaînes de télévision à partir des années 80, la politique culturelle volontariste des premières années Mitterrand, ont fait exploser le recours à ce statut dans l'industrie des médias, dans le secteur associatif et les petites structures artistiques. En effet le monde de l’intermittence est caractérisé par trois éléments : une totale liberté pour les employeurs, une forte attractivité des métiers et la sécurisation des revenus par une allocation chômage. La combinaison de ces trois facteurs, explique la crise actuelle de ce régime particulier : le volume de travail a augmenté rapidement, le nombre d’intermittents a progressé plus vite encore, l’adossement au chômage ­indemnisé s’est accru, et le déficit, mécaniquement, s'est creusé et le régime indemnitaire des intermittents du spectacle a pris l'eau ( "le volume de travail a augmenté d'un tiers, le nombre d'individus de 80 % et la durée moyenne de travail a baissé de 37 %"- lien -). Alors est venu le temps où pour des raisons budgétaires ce régime particulier de l'assurance chômage a été remis en cause. Au début des ­années 2000, les partenaires sociaux (sauf la CGT) ont décidé de modifier les règles d’indemnisation pour contenir la croissance démographique déséquilibrée du secteur. En 2003 , puis le 22 mars 2014, avec "l'accord UNEDIC ", au nom de la diminution des dépenses de l'assurance-chômage, on aligne peu à peu les droits des intermittents sur ceux du régime général, ce qui conduit à une accélération de la paupérisation des travailleurs du secteur, alimentant la machine infernale d’exclusion et de fragilisation, qui poussera chacun à accepter de travailler dans la plus grande précarité, à prendre tous les petits boulots alimentaires qui se présenteront. Ainsi le patronat, en opposant les travailleurs du régime général au bénéficiaires du statut des intermittents du spectacle vise à préserver pour l'employeur les bienfaits de la flexibilité de ce statut sans payer le prix de cette totale liberté de la durée du contrat de travail. Ainsi en asphyxiant ce régime on tue à terme la création.

L’intermittence est ainsi devenue au fil du temps un système bien plus inégalitaire que le ­salariat classique et beaucoup plus précarisant. Le revenu moyen des artistes intermittents est nettement plus faible que celui des ­cadres et des professions intellectuelles supérieures, catégorie dans ­laquelle les artistes sont classés par l’Insee.

 CREATION ET REVENUS A PLEIN TEMPS ET INTERMITTENCE DE l'ACTIVITE SALARIE

Le système actuellement offre des avantages considérables à l'employeur : dans l’intermittence, la souplesse d’embauche est totale et la dépense salariale peut varier en fonction des projets réalisés, à l’heure près. Tous les risques sont déportés sur les travailleurs ou sur les artistes qui doivent, en amont des heures contractualisées, consacrer du temps et des moyens à se former, s'entrainer et préparer leur travail ou leur spectacle. Ces avantages dont rêvent beaucoup d’employeurs devraient avoir un prix : la part assurantielle du travail des intermittents. Or le coût de cette assurance, au lieu d'être à la charge de l'employeur contractant est financé actuellement à 80 % par l'UNEDIC , c'est-à-dire par tous les travailleurs, ce qui explique la crise actuelle.

Pour éviter ces dérives, il faudrait considérer un intermittent non pas comme un chômeur à temps partiel, mais bien comme un travailleur autonome, un créateur, qui contractualise ponctuellement ses compétences où son art avec un employeur ou plusieurs. Et, pour éviter aussi que l'intermittence ressemble de plus en plus au "contrat zero heure " du Royaume-Uni - où l'employé est à la disposition de l'employeur à plein temps, mais n'est rémunéré que pour les heures effectivement travaillées dans la semaine ou le mois- il est nécessaire de mettre en place un système assurantiel spécifique , indépendant de l'assurance chômage, qui serait chargé de verser une allocation d'intermittence, véritable salaire différé, à tout ceux qui choisirait ce régime particulier. Une cotisation spécifique payée par les employeurs et modulable en fonction de l'intensité de l'intermittence et du nombre de salariés employés sous ce statut permettrait de faire payer le coût réel du système en fonction du comportement de l'employeur. Ainsi celui qui sollicite beaucoup d'intermittents pour peu d'heures, devrait payer le prix de cette hyper-flexibilité. alors que celui qui regroupe les heures de travail sur moins de salariés devrait payer une cotisation moindre. Le taux de cette cotisation devrait être aussi progressif en fonction du montant du salaire ou du cachet. Cette contribution spécifique devrait permettre de verser à tous les adhérents à ce statut un revenu d'intermittence complémentaire au salaire versé, composé d'une part fixe minimale et d'une part variable plafonnée en fonction de l'activité salariée. Le renouvellement annuelle de l'adhésion à ce statut particulier pourrait être conditionnée à une activité contractualisée minimale.

Ces propositions, inspirées du travail universitaire de Pierre Michel Menger (1) montrent qu'il est possible de préserver un statut qui se révèle être un formidable générateur de richesses tant au niveau culturel que pour l'économie du pays." D’une part, la culture génère en France plus de 58 milliards d’euros directs de valeur ajoutée chaque année : 180 fois le « coût » présumé du régime. D’autre part, ce régime sécurise le travail de 100 000 personnes, pour 3 200 euros par salarié en moyenne. Comparé au CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) qui subventionnera les grandes entreprises pour un coût estimé entre 65 000 et 133 000 euros par emploi créé, le régime d’intermittence est davantage créateur d’emploi." ( Lire l' article "La lutte des intermittents est une lutte d'intérêt général" Médiapart du 23/06/2014 ).

Par la revalorisation et la sécurisation de ce régime, garant de la vitalité de la création artistique,non seulement l'originalité du statut des intermittents du spectacle est préservée mais on pose les pierres pour son extension à d'autres secteurs économiques . Comme le souligne André Gorz dans ses écrits , on passe de plus en plus de temps " à nous produire", c'est-à-dire à produire du savoir, de la connaissance, de la création, qu'à les mettre en oeuvre de façon productive. Dans ses conditions , continuer à limiter la rémunération au temps de travail immédiat relève de l'absurdité. Actuellement comme la création de valeur demande de moins en moins de travail salarié, elle distribue de moins en moins de revenus et contribue à l'extension des inégalités et de la précarité ; tout cela a pour conséquence la stagnation de la propre création dans tous les domaines. Pour en finir avec ce cercle vicieux, il faudra bien un jour débattre de l'idée d'une allocation universelle garantie inconditionnellement," financée par l'immense richesse socialement produite par un nombre de plus en plus réduits de salariés réguliers permettant de transformer la fameuse " flexibilité" exigée par le patronat en un droit au temps choisi, de transformer la précarité en une liberté assumée, de "civiliser la figure du précaire" ". ( André Gorz : " Pour une pensée de l'écosocialisme" Françoise Gollain Page 40 )

LA SCIENCE DU PARTAGE

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(1) Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France (chaire de sociologie du travail créateur) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), revient sur ce statut controversé. Il est l’auteur des Intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible (Editions de l’EHESS, 2011).

Voir les deux articles suivants :

  • Pierre-Michel Menger : « L'intermittence est un système inégalitaire » LE MONDE CULTURE ET IDEES |
  • « L'intermittence constitue le rêve fou d'un patron capitaliste » - 5 juillet 2014 - Médiapart


15 réactions


  • claude-michel claude-michel 12 juillet 2014 08:57

    Intermittents...ou comment être un parasite pour profiter d’un système révolu.. ?


  • Fred59 12 juillet 2014 10:51

    Quelques compléments d’infos sur le parcours de M. Pierre Michel, le Mercenaire :

    Il fait partie d’un think tank influent ;
    la Fondation Terra Nova , ce think tank artisan au PS, de l’abandon des classes laborieuses et de son orientation vers les « tribus modernes » dotées de lobbys représentatifs. Pas étonnant qu’il ait poignardé les intermittents en feignant d’être leur ami.

    Ses rapports successifs dans l’intermittence au cours des années 2000 ont été la principale source documentaire pour remodeler l’intermittence et même pour la penser. Elles n’ont résolu aucun problème... Et pour cause !

    Ce faussaire était mandaté dès le départ pour trouver une justification idéologique à des choix déjà faits par le Medef, tout en accordant un contrôle opérationnel aux syndicats de salariés. Il a utilisé des statistiques qui n’avaient aucun sens dans le but de légitimer des politiques de réduction arbitraire de l’activité économique elle-même.

    Son rôle n’a jamais été de préserver l’intermittence, mais d’empêcher son développement naturel. Quitte à broyer la vie de nombreux artistes, techniciens, et employeurs. C’est, au final, un allié objectif de Disney et d’Universal contre la culture française.

    Je propose à ceux qui voudraient vraiment comprendre la sociologie de l’intermittence de s’intéresser plutôt aux travaux de Matthieu Grégoire, qui fait partie du Comité de Suivi , ce comité mis en place depuis novembre 2003 pour étudier les effets des réformes successives de l’intermittence et modéliser des contre-propositions sérieuses.

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    • Karol Karol 12 juillet 2014 11:44

      Bonjour Fred59,

      Je vous remercie de vos remarques et de vos propositions de lecture qui complètent mon petit papier sur ce sujet qui est loin de se limiter au monde du spectacle et de la culture.


  • alinea alinea 12 juillet 2014 10:53

    Il devrait être possible de séparer les artistes des techniciens, aussi : le technicien suit un spectacle et doit en trouver plusieurs sur l’année pour faire ses heures, mais entre temps, il peut se reposer ; l’artiste peut travailler un an à monter un spectacle, puis le faire tourner pendant aussi longtemps qu’il trouve des lieux où se produire. La plupart des spectacles sont subventionnés, par les DRAC, mais ceci se répercute sur le prix des places qui sans ces subventions seraient hors de portée d’un grand nombre de gens. Par ailleurs, les communes louent très cher leurs salles de spectacle, ce qui fait qu’une grande quantité d’argent change de poche, mais sans nourrir les artistes.
    Je suggère un impôt spécifique pour les grandes entreprises, une sorte de mécénat cadré, pour renflouer les fonds de l’UNEDIC spectacles.
    Par ailleurs j’ignore tout des budgets des télés et radios, mais il me semble que ces employeurs là devraient pouvoir payer leur part patronale, comme le font n’importe quels patrons. Ensuite peut-être voir que les secrétaires à plein temps, les profs d’écoles de musiques privées, etc, soient hors ce statut sans que les artistes en pâtissent. Ceux-ci passent souvent leurs heures de cours en ’ cachets" pour arrondir leurs heures, soit avoir leur taf pour bénéficier du statut, soit en augmenter les gains pour plus de rémunération entre les spectacles. Ceci dit, aucun de ceux que je connais ne s’y enrichissent, par ce biais, ils arrivent à vivre décemment au bout de dizaines d’années d’une vraie précarité, que l’on ne peut vivre que dans la jeunesse, quand il n’y a pas d’enfant !!!!

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    • Karol Karol 12 juillet 2014 11:41

      Bonjour Alinéa,

      Toute proposition qui vise à valoriser ce statut, en augmentant la participation de ceux qui profitent à fond du système actuel est à discuter. Je pense aussi que le cas des techniciens peut être traité différemment de celui des l’artiste, tout en préservant une philosophie commune à l’intermittence d’un emploi rémunéré, qui soit viable et pérenne.


    • alinea alinea 12 juillet 2014 12:14

      Absolument ; les décorateurs, les costumiers, qui travaillent sur demande, n’en sont pas moins créateurs ; les éclairagistes de même ! même si ceux-ci ne font leur travail que pendant les spectacles !
      L’art a toujours été subventionné, d’abord par des mécènes, puis par tous, via les impôts ; on ne peut pas changer cela. Si le propos est de priver notre société de ce que nous apportent la musique, le théâtre, la danse, qu’ils le disent ! Sans cet espace de rêve et de magie, nous deviendrons tous alcooliques et dépressifs : le peuple ne sera plus menaçant !
      D’un autre côté, les artistes sont aussi subventionnés, j’en connais qui ont carrément leur rond de serviette à la DRAC ! même s’ils n’ont plus d’idée ou plus grand chose à dire, le métier aidant, ils peuvent pondre un spectacle qui se tient, mais sans grand intérêt ! Une sorte de rente quoi !
      Ce statut au fond est très difficile à définir tellement il abrite des réalités différentes !


    • alinea alinea 12 juillet 2014 12:21

      « à discuter », ou discutable ?


    • Karol Karol 12 juillet 2014 13:36

      Il faut en discuter, en débattre.



    • alinea alinea 12 juillet 2014 13:54

      OK  smiley         


  • xmen-classe4 xmen-classe4 12 juillet 2014 13:33

    je lisais le monde et eux aussi avais ce meme dileme que je considere ainsi.

    il y a « Paris (Hilton) et ses regions » et
    les régions sont les morceaux d’un même pays.


  • xmen-classe4 xmen-classe4 12 juillet 2014 13:41

    le parisianisme plus que francais un un modele d’arbre et forcement un peut royaliste.

    sinon c’est un modèle par reproduction de motifs comme le nid d’abeille ou le triskell et c’est républiquain.


  • xmen-classe4 xmen-classe4 12 juillet 2014 13:45

    le mieux est peut être que chaque ville soit aussi dépendant fiscalement de la région d’à coté.


  • Spartacus Lequidam Spartacus 15 juillet 2014 09:03

    L’assurance chômage étant cantonnée (les recettes doivent équilibrer les dépenses), une chose est certaine c’est que l’argent du chômage supplémentaire de l’intermittent est l’argent en moins du chomeur normal.

    En plus un tiers des Français sont exonérés de cotiser à l’assurance chômage, comme les fonctionnaires ou salariés d’entreprises publiques ou élus. 
    Est donc aux chômeurs, d’avoir une taxe intermittent sur leurs indemnités pour financer le spectacle ?

    • alinea alinea 15 juillet 2014 10:06

      Vous manquez désespérément d’imagination spartacus !


    • Spartacus Lequidam Spartacus 15 juillet 2014 16:07

      Ça répond pas à la question.


      Est ce au chômeur normal d’être grevé de l’argent qui lui revient de droit pour le donner à la catégorie sociale des intermittents ?

      Que c’est vil de regarder qui paye et qui profite de la part des profiteurs ! Qu’il est vil de dénoncer une minorité qui vit sur la bête des millions de chômeurs.

      Les beaux zacquis sociaux, qui permettent aux intermittents d’être plus égaux que d’autres....

      Un tiers du déficit de l’assurance chômage est directement dû à la branche en charge des intermittents du spectacle qui ne représentent qu’un petit 3% de l’ensemble des chômeurs.

      Vous ne pourriez pas avoir la noblesse ou la décence minimale d’appliquer enfin l’égalité en droit : dénoncer ce régime spécial, et rejoidre le rang des honnêtes gens et le régime général. 

      Ça va piquer un peu au début, faire un peu mal au cul, mais au moins, la prochaine fois que vous pleurnicherez, on vous prendra peut-être au sérieux....


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