jeudi 22 décembre 2011 - par Paul Villach

L’art abstrait et l’affliction collective des Nord-Coréens

Le Musée Fabre de Montpellier clame, ces jours-ci, par voie d’affiche que se tient en ses murs une exposition, « Les sujets de l’abstraction ». Elle a tout l’air d’être alléchante à en juger par la toile mise en vitrine pour attirer les visiteurs.

Or qui peut bien se sentir attiré par pareil gribouillage ? Le titre lui-même de l’exposition a-t-il même un sens quand l’appellation « peinture abstraite » n’en a aucun. Inventorier « les sujets de l’abstraction » ne revient-il pas à s’enliser dans les sables du désert ?

Un dévoiement lexical

« Abstrait » s’oppose à « « concret ». Est « concret » tout ce qui est perceptible par l’un des cinq sens. Est « abstrait », en revanche, ce qui ne l’est pas : un crayon que l’on tient à la main est concret, la courtoisie ou la liberté sont des idées abstraites, mais leur existence n’en est pas moins attestée par des manifestations concrètes : s’effacer, par exemple, devant quelqu’un pour le laisser passer devant soi, ou pouvoir agir sans avoir à en référer à quiconque, etc. Pour n’être pas perceptible directement par les sens, une réalité abstraite n’est pas pour autant un fouillis conceptuel : les manifestations extérieures concrètes qui la désignent en définissent les contours : la liberté, par exemple, ne peut être confondue avec la servitude, la grâce avec la laideur, etc.

Peut-on donc dans ce contexte parler de « peinture abstraite  », sous prétexte que ce type de peinture use de ligne et de couleurs pour elles-mêmes. Quand on use du mot de « liberté », concret en lui-même puisqu’on le voit écrit, on ne s’intéresse pas seulement aux lettres qui le composent, mais à l’idée abstraite qu’il signifie !

L’appellation de « peinture abstraite » a été inventée par opposition à « peinture figurative » qui représente des objets concrets, un visage, ou un paysage. Mais est-ce que le terme « abstrait » est approprié ? Quelle réalité conceptuelle organisée est, par exemple, signifiée par les lignes, taches et couleurs qu’on voit sur l’affiche du Musée Fabre ? Représentent-elles une idée non perceptible par les sens, comme le font les lettres (l-i-b-e-r-t-é) qui désignent « liberté », ou celles qui expriment « grâce » ou « laideur » ?

On y voit des coups de pinceaux verticaux, horizontaux et courbes qui ont même laissé les empreintes grossières de leurs poils. Aucune réalité abstraite n’est définie par ce barbouillage informe. On aurait essuyé son pinceau sur cette toile qu’on pouvait y laisser les mêmes taches. Le mot « abstrait » paraît utilisé à tort, sans doute par euphémisme, pour qualifier une peinture informe où sont jetées des couleurs et des lignes de façon aléatoire au gré de la fantaisie de l’auteur. Et plus l’énigme du barbouillis est absconse, plus l’auteur a de chances de passer pour « voyant » ou « prophète », annonciateur de l’invisible et l’indicible inaccessible au profane. Le spectateur est alors sommé de croire aux fulgurances du « créateur », avec pour seule issue la projection de ses propres fantasmes par associations d’idées, comme le patient du psychothérapeute est invité à deviner des figures dans les taches d’encre des tests de Rorschach ou comme on lit dans les nuages pour s'amuser...

Le leurre de l’argument d’autorité à la rescousse

Ce dévoiement lexical, qui a vidé de son sens originel le mot « abstraction », donne la mesure de l’imposture que représente l’invention paresseuse de « la peinture abstraite » et de "l'art abstrait" en général. Mais jamais il n’aurait pu être inculqué dans les esprits sans l’usage du leurre de l’argument d’autorité qui tente de stimuler en chacun une soumission aveugle à l’autorité enseignée depuis le plus jeune âge.

Dès lors, en effet, qu’un musée qui est reconnu comme une autorité en matière culturelle, les expose, des gribouillis sont aussitôt sacralisés. Une toile blanche, rouge, bleue, noire, ou seulement souillée d’un trait oblique au crayon est considérée comme œuvre d’art. Même un urinoir présenté dans un musée devient « une fontaine », comme l’a montré Duchamp !

On se gausse des Nord-Coréens dressés à pleurer en choeur bruyamment leur cher guide-bourreau disparu, mais non de cette vénération inculquée par l’Éducation et les diverses autorités pour les croûtes qui peuplent aujourd’hui certains musées. Or, la soumission aveugle à l’autorité est la même dans les deux cas : elle fait des hommes et des femmes de tristes pantins entre les mains de leurs maîtres (2).

Apollon et Daphné, une œuvre figurative ou abstraite ? Les deux !

L’imposture consiste donc à assimiler le mot « abstraction » à gribouillis informe, alors qu’il désigne une réalité précise organisée, même si elle n’est pas directement perceptible par les sens. Qu’y a-t-il, en effet, de plus « abstrait » qu’une œuvre dite abusivement « figurative » ? Le groupe « Apollon et Daphné », sculpté entre 1622 et 1625 par Gian Lorenzo Bernini et que l’on admire à la Galleria Borghese à Rome, est d’une grande abstraction : cet instant saisi par l’artiste où la nymphe Daphné, rattrapée par Apollon, se transforme en laurier pour échapper à son étreinte, n’ouvre-t-il pas sur les représentations les plus abstraites qui soient car les plus profondes de l’expérience humaine ? On a l’embarras du choix en raison de sa mise hors-contexte (Voir photo ci-dessous).

1- Le cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, a fait graver en latin sur le socle de l’œuvre du Bernin sa propre lecture : « Celui qui poursuit les formes fuyantes du plaisir, ne trouve à la fin que feuilles et fruits amers dans les mains. »

2- Mais, pour peu qu’on s’en tienne aux « Métamorphoses » d’Ovide, écrivait-on dans un article, il y a deux ans (1), « l’œuvre du Bernin se présente d’abord comme une interprétation du mythe d’Apollon et de Daphné où le dieu amoureux voit la nymphe le repousser jusqu’à se transformer en laurier quand, dans sa fuite, il est sur le point de la rejoindre. Pour autant, l’amour d’Apollon pour Daphné paraît ne l’avoir jamais quitté : il s’est fait des feuilles de laurier une couronne qui est devenue la récompense suprême de l’excellence parmi les hommes. Quel hommage à la femme aimée, fût-il immérité ! On ne saurait mieux exprimer la tragédie de l’amour non réciproque, de l’union désirée par l’un et refusée par l’autre : la transe palpitante de l’amant importun se cogne au bois rugueux et frigide que devient la jeune femme dans un refus répulsif de tout son être. »

3- Deux autres leçons peuvent en être tirées : « L’emportement d’un être vers un autre, écrivait-on encore, n’est-il pas après tout que l’effet d’une illusion qui bientôt s’évanouit ? La jeune femme dont la grâce enchante un amant, ne se révèle-t-elle pas, pour peu qu’il s’en approche et la découvre, aussi rugueuse et insensible qu’un arbre, bien loin de l’image enchanteresse qu’il s’en faisait et chérissait ?

4- Et au-delà de la relation amoureuse, cette femme devenue arbre, n’est-ce pas la déception qui est promise à l’homme quand il court désespérément après ses utopies chéries ?  »

 

En matière d’abstraction, on est servi en contemplant l’œuvre du Bernin. En revanche, ces misérables taches présentées par le Musée Fabre de Montpellier comme dignes d’être exposées dans ses murs, sur quelles profondes réflexions abstraites ouvrent-elles ? Sur le néant et l’imposture est de faire croire le contraire ! Or, le leurre de l'argument d'autorité n'a aucun mal à y parvenir : il transforme femmes et hommes en pantins capables de vénérer sincèrement sur commande des croûtes dans un musée, comme de pleurer en public bruyamment tout aussi sincèrement leurs bourreaux ! Paul Villach

(1) Paul Villach, « À Rome, « Apollon et Daphné », une œuvre du Bernin à couper le souffle », AgoraVox, 13 septembre 2010. 

http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/a-rome-apollon-et-daphne-une-81158

(2) Paul Villach, « L’affliction des Nord-Coréens : simulée ou non ?  », AgoraVox, 20 décembre 2011



6 réactions


  • l'homme pressé l’homme pressé 22 décembre 2011 14:33

    Ah, ça faisait longtemps !

    Paul-Bouvard expliquant à Villach-Pécuchet la notion d’art abstrait...

    ... ou développant ce qu’il croit être des « représentations les plus abstraites » d’Apollon et Daphné comme des abstractions, alors qu’il ne s’agit que d’interprétations (qui par définition sont propres à chaque spectateur qui veut se donner la peine de s’interroger sur sa perception de l’oeuvre).

    Mon bon Pécuchet, tenez-vous en à cet art figuratif si bien développé par les artistes de l’époque qu’ils baptisèrent Renaissance, croyant renvoyer définitivement ainsi à la barbarie l’art médiéval honni.

    Laissez tomber l’art non-figuratif : ça n’est pas fait pour vous. Inutile de vous répandre en articles expliquant que vous n’y comprenez rien : c’est tout à fait normal que vous ne compreniez pas.


  • easy easy 22 décembre 2011 17:22

    Je ne vois rien à redire au fait de discuter du sens du mot « abstrait »
    Je ne vois rien à redire non plus au fait d’estimer qu’il y a de l’abstrait (selon quelque définition) dans Apollon et Daphné.
    Je ne verrais pas d’objection à dire qu’il y a une part de concret et d’abstrait dans toutes les oeuvres d’art.

    Mais je ne vous suivrais pas pour dire que les oeuvres dites abstraites ne servent à rien, même si elles sont souvent paresseuses.



    Notre culture hyper prométhéenne nous a obligés à dire ou dénoncer les effets d’un Bonaparte sur le pont d’Arcole par Gros. A dire ou dénoncer les effets des portraitisations idéalisées de Louis XIV, de Saddam Hussein ou de Kim Jong II, les utopies de Jean-Léon Gérôme

    Et cela ne pouvait se dire ou dénoncer que de deux manières.
    Soit avec de la prose
    Soit, bien plus efficacement, par des contre-oeuvres et c’est ce qui a produit aussi bien les lumiérismes vénitiens de Turner (après son époque utopiste à la Didon construisant Carthage) que les ciels spiraleux de Van Gogh, que le sacre du Printemps de Stavinski, que les éléphants de Dali, que la fontaine de Duchamp.

    Toutes ces oeuvres iconoclastes ne prétendant pas se classer, du point de vue de leur valeur, dans la même grille de lecture que les Titien ou David.



    Depuis la Renaissance, l’Occident, porté par la découvert du zéro indien, a eu le goût de la révolution, des ruptures, donc de la critique et des renversements de valeurs. Le pape, le roi, la patrie, la famille, tout est passé à la casserole, casserole incluse.

    Et parce que les valeurs classiques incluaient systématiquement la valeur travail laborieux à la Michel Ange, à la Bernin, les artistes qui ont voulu en rire ont aussi systématiquement joué la carte de la paresse apparente ou réelle.


    Il était de bonne logique, à l’époque où une voiture avançait toute seule, où la machine à laver s’imposait, où l’on se dispensait de se confesser, que les artistes n’aient plus l’air de transpirer, de se couvrir de poussière et de crever de faim pour s’exprimer. Fin du mérite par le chemin de Croix ou la Passion.

    N’ayez crainte, Apollon et Daphné restera, dans son genre, incomparable.


  • bakerstreet bakerstreet 22 décembre 2011 18:14

    Impossible de critiquer l’art abstrait, ou contemporain ( on remarquera l’OPA sur la modernité) s’en passer pour un con qui n’a rien compris, un réactionnaire bas du front.
    C’est un peu comme le capitalisme, quelque soit votre position, il vous roule dans la farine, et finit par recycler même la contestation.

    En conséquence de quoi bien des gens montrent aux autres singes de la tribu qu’ils ont incorporé le nouveau lexique en battant des mains devant l’œuvre d’art, ou prétendument.

    Impossible de ne pas penser à la métaphore contenue dans le conte du roi nu, où tous les courtisans se pâment devant le nouveau costume du roi, prétendument invisible aux imbéciles. 
    Il faut l’innocence d’un enfant s’écriant « mais pourquoi le roi est tout nu ? » pour que la supercherie soit patente à tous.


  • Pierre Régnier Pierre Régnier 22 décembre 2011 19:41

    @ Paul Villach

    Votre article est à réécrire. Voulant combattre le  »barbouillage« ou le »gribouillis" en="en" vous="vous" combattez="combattez" la="la" peinture="peinture" qui="qui" est="est" loin="loin">span>


  • PANDORERH 23 décembre 2011 08:34

    Constat bien triste !


  • dup 23 décembre 2011 09:48

    contemoporain c’est le snobisme sans talent

    http://www.youtube.com/watch?v=vhsNIRG_bic


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