La grande illusion
Dans la maison de l'esprit il y a beaucoup de demeures, quand nous poussons la porte d'une entrée, au grand jamais ne jamais la refermer.
La pensée est remarquable par ce qu'elle a conçu, elle est particulière car elle autorise tout comme croire un jour en une chose et en son contraire le lendemain, elle peut prôner la non-violence jusqu'à faire le coup de poing pour l'imposer, il est des tortionnaires qui font subir à leurs victimes les pires tortures au nom d'un dieu d'amour.
Dans notre chemin de vie la noèse tient une place énorme, néanmoins elle recèle une énigme qui n'a de sens que si nous y songeons, que nous soyons bien ou mal ou que nous ne soyons rien du tout (?), cela tient à notre pensée du moment, penser est une activité qui nous semble naturelle, elle est en tout cas habituelle, elle est omniprésente même parfois (souvent) un peu trop, nous aimerions de temps à autre avoir à notre disposition deux boutons, l'un pour faire une pause et l'autre pour obtenir une réinitialisation ; dans notre histoire à nous les êtres humains, après le bond évolutif qui a doté nos lointains ancêtres d'un gros cerveau, quelque chose à un moment donné a probablement dérapé, la mémoire collective n'en a pas gardé trace, tout au plus parle-t-on d'un âge d'or où il faisait bon vivre, était-il innocence ou inconscience ? Symboliquement nos avatars ont-ils débuté quand nous avons croqué la pomme ? Le dire ou chercher une réponse dans les mythes est encore une pirouette de la pensée.
Mais qui est ce "nous" ?
Pour que l’homme puisse appréhender sa pensée, il choisit pratiquement toujours de s'en distancier aussi il faut qu'il y ait quelque chose qui pense d’où l'émergence du "penseur", mais voilà où se cache-t-il, où se cache-t-elle cette entité bien pratique car ainsi elle permet d'expliquer (presque) tout ?
La pensée qu’un penseur existe est-elle une pensée comme une autre ou le penseur pense-t-il que la pensée vient du penseur (ouf !) ?
Il appert, si nous avançons rationnellement, que dans le processus mental de ce questionnement il n'y a que de la pensée et que la pensée spéculative (par opposition à la pensée concrète) qui invente des tas de concepts a créé celui de penseur.
Cette illusion n’est pas facile à reconnaître, pour l'admettre il faut un déclic, l’irruption d’une vision perspicace mais ce cap franchit, la perspective d'une compréhension nouvelle s’ouvre notamment sur les causes profondes et ultimes de la pétaudière mondiale.
L’erreur de croire en l’existence d’un penseur séparé de la pensée est commune à tous les êtres humains, elle a cours sur toute la planète et génère depuis son origine des désordres effrayants, des souffrances sans fin ni issue sinon celle de se réveiller.
Faut-il distinguer les pensées concrètes, pragmatiques des pensées abstraites, théoriques, les pensées qui vont et viennent tout en réparant une fuite d'eau sont-elles différentes de celles qui se présentent quand je contemple un coucher de soleil, quand je répare la fuite je pense éventuellement sentimentalement que je suis un bricoleur malhabile ou je me remémore pratiquement les astuces manuelles et quand je vois l'astre tomber apparemment sur l'horizon je peux réfléchir concrètement à son mouvement réel ou désirer rêveur que ce moment d'émotion ne finisse pas ; il n'y a donc qu'un seul processus qui se manifeste dans une variation infinie, interférant avec l'action de l'instant présent. Et pourtant les pensées concrètes ne laissent que peu de traces et les pensées autres peuvent nous pourrir la vie.
Ce qui est fondamental n'est pas le contenu d'une pensée, n'importe lequel est semblable à tous les autres, nous pouvons le classer en grossier, trivial, transcendant, intelligent, génial, spirituel si ça nous chante, cela fait encore partie de la pensée mais seul le processus et son mouvement a un sens et la pensée est un évènement ordinaire.
À la question : où se cache le penseur ? ... Nous pouvons répondre dans la pensée.
Une grande illusion tenace à la peau plus dure que le cuir d'une cuirasse est de croire que notre savoir s'élargissant sans cesse, nous évoluons vers un progrès qui sera un jour décisif, l'Histoire et l'expérience d'une vie déjà bien entamée nous prouvent souvent le contraire.
La pensée se manifeste dans un territoire, la science qui était autrefois la philosophie des antiques aimerait tout expliquer mais elle ne peut aller au delà de son savoir qui augmente généralement pas la combinaison plus ou moins ingénieuse de données sans cesse enrichies, la création authentique est singulière y compris dans le domaine de l’art car elle ne peut se faire qu’en dehors du savoir limité à lui même et ainsi toute volonté appliquée à une démarche s’effectue par la pensée qui justement ne peut faire référence qu’à un contenu : le savoir, le nôtre ou celui des autres.
Il y a bien longtemps, plus de 2200 ans, pour (ré)concilier les religions de l’Inde, principalement le brahmanisme avec le bouddhisme, Adi Shankara a rédigé un texte fondamental dans la philosophie indienne, l’Advaita Vedanta signifiant « l’extinction du savoir ».
Certains parce que les conditions sont réunies, vivent un évènement au cours duquel se produit spontanément « la fin du savoir » et l’ouverture vers l'altérité ; ce qu’ils ramènent de cet état, ce que donc leur mémoire restitue qui s’appelle une expérience n’est pas directement communicable comme peut l’être une démonstration scientifique, ils se trouvent ainsi dans une situation à l'équilibre difficile, celle de vouloir partager leur révélation et l’impossibilité de la communiquer directement, puisqu’il ne leur est pas possible de dire ce que la réalité appréhendée est, il ne leur reste qu’une chose à faire : dire ce qu’elle n’est pas.
Il nous faut comprendre en quoi le savoir peut être utile, quelles sont ses limites et laisser cette aperception agir, il n’y a rien d’autre à faire, juste laisser faire, ce qui qui n’empêche en rien de continuer à faire ce que l’on aime passionnément mais avec une « ouverture » différente.
La pensée ne peut sécréter que du savoir emmagasiné qui est mémoire développée dans le temps, bien que beaucoup de choses les différencient, j'ai relevé entre deux références spirituelles connues : Krishnamurti (décédé mais toujours vivant par son enseignement) et le Dalaï Lama, un point commun que l'un comme l'autre revendiquent : quand ils ont lu un livre très vite les impressions qu'ils ont eues au cours de la lecture sont oubliées, ils ne cherchent pas à les retenir, si bien que quand ils répondent à une question, à chaque fois ils le font comme si c'était la première fois. Cette faculté permettait à K d'affirmer malicieusement qu'il n'avait jamais rien lu.
Notre personnalité ou moi-je, ego, ... , n'existe que par et dans le cours de nos pensées, nous ne sommes mentalement que des mémoires, de l'espace-temps, la psychiatrie nous apprend qu'un évènement accidentel peut effacer temporairement une personnalité et en amener une autre tout aussi prégnante que la précédente et tout aussi relative aux contenus de mémoires autres ou remaniées.
Quels sont les conséquences des ces illusions dans notre rapport avec le monde ?
Nous sommes le monde, le monde est à notre image.
Nous ne pouvons être que ce que nous pensons, nous pensons le monde, le monde est ce que nous sommes.
Dans cette perspective, Krishnamurti avec amour et une intelligence acérée a prononcé ces paroles extraordinaires que j'ai déjà rapportées dans une autre article :
« Le monde n’est autre que vous et moi. Ce petit monde de nos problèmes, une fois élargi, devient le monde avec ses problèmes.
Nous désespérons de comprendre les vastes problèmes du monde. Nous ne voyons pas qu’il ne s’agit pas d’un problème de masse, mais d’un problème d’éveil de l’individu au monde dans lequel il vit, et de la résolution des problèmes de son univers, aussi limité soit-il. La masse est une abstraction qu’exploitent les hommes politiques, ceux qui ont une idéologie. En vérité, la masse c’est vous, c’est moi, c’est l’autre. Lorsque vous et moi et l’autre sommes hypnotisés par une idéologie, nous devenons la masse, qui demeure une abstraction, car le mot est une abstraction. L’action de masse est une illusion. Cette action est en réalité l’idée que nous nous faisons de l’action de quelques-uns, et que nous acceptons dans notre confusion et notre désespoir. C’est à partir de notre confusion, de notre désespoir, que nous choisissons nos guides, qu’ils soient politiques ou religieux. Ils seront inévitablement, par suite de notre choix, la proie à la confusion et du désespoir. Ils peuvent paraître sûr d’eux et omniscients, mais en vérité, comme ce sont des guides de ceux qui sont désorientés, ils doivent l’être tout autant, sous peine de ne plus être leurs guides. Dans le monde où dirigeants et dirigés sont désorientés, on ne fait, en suivant un modèle ou une idéologie, consciemment ou inconsciemment que faire naître d’autres conflits et d’autres détresses. »
...
Que ferait, que changerait, que bâtirait une génération d'être humains qui depuis l'âge de raison de l'enfance serait enseignée à découvrir par elle même ce que la conscience, la mémoire, le savoir, la pensée, l'ego indissociablement liés mais désignés pernicieusement par des vocables différents signifient réellement ?
Sans cette prise de conscience rien ne peut changer fondamentalement.
Cela me semble crucial ainsi que le besoin de le partager une nouvelle fois fraternellement.