samedi 14 novembre 2015 - par Automates Intelligents (JP Baquiast)

Le « hard problem » de la conscience selon Chalmers

 Dans un article d'un Hors série de la revue La Recherche daté d'octobre 2015 et consacré à la conscience, le philosophe David Chalmers reprend et actualise une hypothèse qui a toujours été la sienne, selon laquelle la conscience serait un phénomène universel comme le temps et l'espace. Précisons tout de suite que dans cette approche il se veut scientifique bien que philosophe. Il n'accepte pas les nombreuses tentatives de récupération qu'il a suscité parmi les divers spiritualismes et défenseurs de sciences parallèles.

Cette hypothèse va au delà des travaux très nombreux aujourd'hui étudiant les changements et corrélats neuronaux se produisant lorsqu'un sujet se dit conscient. Les études correspondantes se sont développées à partir d'un article fondateur de Francis Crick et Cristof Koch, intitulé « Vers une théorie neurobiologique de la conscience (1990). Elles se sont appuyées sur les possibilités d'observation offertes depuis cette date par les différentes techniques d'imagerie cérébrale et neuronale.

Ces techniques ont d'abord été utilisées pour étudier les processus du système nerveux central ne produisant pas nécessairement de faits de conscience, comme la réaction justement dite inconsciente du cerveau à un stimulus extérieur simple, tel qu'un son. Mais très vite, elles ont été appliquées à l'étude des processus neurologiques par lesquels un sujet réagit à un stimulus interne ou externe se traduisant par une prise de conscience plus ou moins durable : par exemple un sentiment de peur pouvant survenir dans l'esprit du sujet à la perception d'une scène inquiétante.

Deux grandes approches, comme le rappelle Chalmers, ont été utilisées depuis quelques années pour expliquer comment ces sentiments conscients apparaissent et s'organisent au sein des faisceaux neuronaux. La première est le développement d'une idée proposée par Baars et reprise depuis par les français Changeux, Dehaene et al. Elle fait l'hypothèse que le cerveau génère un « espace de travail conscient commun » lorsqu'il prend conscience de quelque chose. Ce sont des neurones dits associatifs couvrant l'essentiel de l'espace cortical qui se coordonnent à cette occasion. La seconde approche, assez différentes, est dite théorie de l'information intégrée et due à Giulio Tononi. Selon cette hypothèse, la conscience d'un thème émerge lorsque le cerveau recueille un nombre suffisant d'informations sur ce thème. Celles-ci s'organisent sous une forme mathématique.

La conscience phénoménale

Cependant l'imagerie cérébrale et autres techniques d'observation extérieure ne permettent pas de mettre en lumière les mécanismes sans doute plus fondamentaux par lequel un sujet ressent subjectivement les conséquences d'un phénomène dont il a pris conscience – ce que l'on nomme la conscience phénoménale. Autrement dit, comment, selon un terme très utilisé, le sujet ressent subjectivement les qualités ou qualia s'attachant à un phénomène objectif perçu par lui ?

Or ceci n'apparait pas à l'observation neuronale. Celle-ci ne montre pas par exemple ce qui se passe dans mon cerveau lorsque je ressens subjectivement les qualités d'une couleur telle que le rouge. Il n'est pas par conséquent possible de montrer en quoi le cerveau d'un autre observateur réagit à la perception d'un objet rouge identique, que ce soit pour en tirer une sensation identique ou une sensation différente. A plus forte raison n'est-il pas possible de montrer comment la conscience complexe que j'ai de moi s'organise et en quoi elle diffère de la conscience que mon voisin a de lui-même. Tout au plus peut-on comparer les signes objectifs par lesquels nos consciences se manifestent, tels que les symboles socialement acceptés des gestes et du langage.

Face à ces difficultés, comme le rappelle Chalmers dans l'article cité, il a été obligé de faire appel à deux hypothèses complémentaires. Selon la première de celles-ci, il faut considérer la conscience comme un phénomène aussi fondamental que la masse, l'espace et le temps en physique. Autrement dit, il pourrait s'agir d'une loi de la même portée que celles désignées que les physiciens et cosmologistes sous le terme de lois fondamentales de l'univers. Nous pouvons en conclure qu'elle serait apparue dans le même temps que ces dernières, c'est-à-dire immédiatement après le Big Bang.

L'autre hypothèse, qui découle en grande partie de la première, est que la conscience serait universelle. On la trouverait partout dans l'univers, des particules élémentaires jusqu'aux astres et galaxies. Dans le domaine de la biologie terrestre, elle serait de même présente de la bactérie jusqu'à l'homme. Mais, dans ces divers cas, elle prendrait des formes différentes en fonction des propriétés de ces diverses entités.

Ces deux thèses ont été pressenties et évoquées dès l'aube de l'humanité, sous deux formes un peu différentes, celle du panpsychisme selon laquelle le psychisme est partout, et celle du dualisme, conduisant à distinguer le monde matériel et le monde spirituel. Comme rappelé ci-dessous, elles ont donné lieu à d'innombrables croyances mythologiques et religieuses ayant profondément inspiré les créations humaines. Aujourd'hui encore, elles sont admises – au moins sous la forme du dualisme- par sans doute 90% de l'humanité. Est-ce une raison pour que le scientifique se voulant matérialiste (naturalist selon le mot anglais) les accepte sans discussion ? Certainement pas.

Mais pour les discuter, il faut trouver des méthodes permettant de les mettre en relation avec les autres lois fondamentales de l'univers. Chalmers reconnaît son ignorance en ce domaine, ignorance partagée à ce jour par toute la communauté scientifique. Certains auteurs ont bien évoqué des relations possibles entre le monde de la conscience et le monde quantique, mais rien de concluant n'a été présenté dans cette direction.

Le Hard Problem

Pourrions nous ici proposer quelques réflexions pour aider à éclaircir le problème de la conscience phénoménale, problème que dès ses premiers écrits Chalmers avait qualifié de « hard problem » ? Rejetons d'emblée l'hypothèse selon laquelle ce problème relèverait d'un inconnaissable absolu et définitif. Il ne serait même pas nécessaire en ce cas d'en faire un sujet de science. Il ne serait même pas utile d'en parler.

Face aux questions non seulement difficiles mais considérées aujourd'hui comme inconnaissables, les scientifiques ne baissent pas les bras. C'est le cas des nombreuses questions évoquées par les cosmologistes, concernant l'univers mais concernant aussi plus immédiatement la physique quantique telle qu'applicable en cosmologie. Certes, beaucoup font l'hypothèse que le cerveau humain n'est pas capable de résoudre de telles questions. Il a été formaté par l'évolution pour nous apprendre à distinguer les proies et les prédateurs, mais pas pour résoudre des questions telles que la cause pour laquelle les pommes tombent des arbres. Cependant c'est ce même cerveau qui a finalement proposé les lois formulées par Newton et ses successeurs concernant la gravitation. Aujourd'hui même, la plupart des physiciens et cosmologistes considèrent que ce que l'on nomme la gravitation quantique relève pour le moment de l'inconnaissable. Ceci n'empêche pas les hypothèses de foisonner.

Il faudrait donc appliquer aux approches de la conscience suggérées par Chalmers, panpsychisme et dualisme, des méthodes s'inspirant de celles ayant permis aux premiers philosophes s'étant interrogés sur le mystère sous-jacent au phénomène universellement constaté de la chute des pommes. Ils ont fait appel à leur imagination créatrice, sans en limiter a priori les ambitions. Celle-ci a suggéré plusieurs hypothèses, nécessairement dans le désordre. Mais de proche en proche, des hypothèses imaginées jusqu'à leurs mises à l'épreuve utilisant les moyens expérimentaux disponibles à l'époque, une loi plus consistante a fini par émerger.

Impossible dans le cas de la conscience, dira le lecteur. Comment imaginer ce que pourrait être le degré ou la nature de la conscience supposée d'un atome ou d'un astre ? Comment imaginer les rapports entre la conscience dans le monde macroscopique et celle pouvant exister dans le monde quantique ? Or c'est précisément le travail à faire. Faites travailler vos imaginations créatrices, tant en matière d'hypothèses que de vérifications, et vous trouverez bien quelque chose avant la fin de vie de l'univers. Peut-être même plus tôt. Dans ce cas, vous pourrez espérer un prix Nobel.

 

Pour en savoir plus

* David John Chalmers, né en 1966 en Australie, est philosophe et dirige le Centre For Consciousness à l’Australian National University. D'abord diplômé en mathématiques et en informatique à Adélaïde, il se consacre ensuite aux sciences cognitives et à la philosophie, et présente en 1995 son post-doctorat au département (dirigé par Andy Clark) de Philosophie-Neurosciences-Psychologie de l'université de Washington à Saint-Louis. Il a fait paraître sous sa direction l'anthologie Philosophy of Mind (Oxford University Press, 2002), et est membre éditeur de la Stanford Encyclopedia of Philosophy. L’Esprit conscient est son maître ouvrage.

* Voir la critique de son ouvrage « L'esprit conscient par François Loth «  http://www.francoisloth.com/lesprit-conscient-ou-la-faussete-du-materialisme-selon-david-chalmers/ traduit de The Conscious Mind. In Search of a Fundamental Theory – Oxford U. P.,1996

* Sur ces sujets, on pourra se référer à un dossier datant de 2008 que nous avions publié sous le titre « La conscience vue par les neurosciences. » Il va sans dire qu'il devra être actualisé sur certains points ;



5 réactions


  • troletbuse troletbuse 14 novembre 2015 09:35

    En 1986, je crois, lors d’un débat Jean E. Charon donnait une hypothèse séduisante qui disait que la conscience se trouvait dans tous les électrons qu’il appelait « éons » et qu’au fil du temps, ces éons devenaient de plus en plus intelligents. En face, il y avait Changeux (qui rime avec prétentieux) qui disait que la conscience venait du cerveau et que bientôt la science allait tout expliquer. Mais on attend toujours. Changeux est un chercheur qui cherche toujours sans rien trouver. Belle carrière.


    • Automates Intelligents (JP Baquiast) 14 novembre 2015 11:14

      @troletbuse
      Je pense, comme indiqué dans cet article, que Changeux et les neuroscientiques en général, ont une vue trop restrictive de la conscience. Comme l’indique Chalmers, elle peut se trouver partout, mais pas sous des formes analogues à celles élaborées par notre cerveau.
      Encore faudrait-il le prouver..


  • Le p’tit Charles 14 novembre 2015 09:50

    La conscience chez les humains c’est l’auberge Espagnole...on en parle mais on ne la voit jamais...Facile de s’en rendre compte en regardant l’état de notre planète.. ?


  • clément dousset clément dousset 17 novembre 2015 08:25

    Imaginons que l’on découvre une exoplanète où l’on soupçonne l’existence d’une civilisation technologiquement avancée. On supputerait en particulier que les habitants de cette planète utilisent la télévision ou la radio. Evidemment, même avec les plus puissants télescopes, on ne pourrait apercevoir aucun récepteur. En revanche il n’est pas impossible qu’on puisse détecter par des radars appropriés les ondes électromagnétiques émises dans les parages de cette planète. Il serait alors aisé de voir si ces ondes sont émises par des sources naturelles (il en existe) ou par des émetteurs artificiels transmettant des programmes de radio ou de télévision.


    Pour la conception que je défends et que j’appelle le « modulisme », je prétends qu’on peut procéder de la sorte pour détecter le mécanisme qui produit les affects dans le cerveau humain. Il y a dans le cerveau ce qu’on appelle le corps de Penfield, une sorte d’homonculus constitué de multiples groupements de neurones disposés en fonction des parties du corps réel auxquels ils sont reliés. Les sensations tactiles en particulier passent par l’excitation d’un ou plusieurs de ces groupements de neurones. Mon idée est que, dans tout groupement, les neurones oscillent de façon synchrone et particulière si bien que la modulation du champ magnétique produite à cet endroit est elle-même particulière et propre à l’endroit donné. Si particulière même qu’une piqûre à l’intérieur de la phalange supérieure du pouce droit ne produira pas la même modulation que si elle intervenait au pouce gauche.


    Ce n’est pas évidemment la modulation en elle-même qui produirait l’affect mais sa réception par un système matériel, particulier et unique en fonction d’une modulation affective dont j’explique par ailleurs le principe. Vous pourrez vous reporter à mon article : « Une niche pour la conscience 2 : le modulisme » pour avoir plus de détails. Ce que je veux simplement dire ici c’est que, si on peut ne jamais trouver le système matériel particulier et unique qui fait fonction de récepteur, on peut en revanche tout à fait vérifier si les groupements de neurones du corps de Penfield, les modules du bulbe olfactif ou les colonnes corticales du cortex visuel primaire produisent dans chaque unité une modulation magnétique propre et constante pour le même individu comme d’un individu à l’autre. La magnétoencéphalographie couplée à la microanatomie peut tout à fait servir à cela. Encore faudrait-il que la recherche s’intéresse à cette hypothèse...


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