Le monde de demain
Le Monde de demain sera contraint de moins consommer de matériaux, de combustibles fossiles, de presque tout. Une image pourrait être dégagée en alignant les chiffres, en extrapolant des courbes, en empilant les études. Et si le Monde de demain ressemblait à celui d’hier ? La France des années soixante peut donner une idée de ce que sera ce monde futur s’il ne sombre pas auparavant dans la barbarie.
Une petite maisonnette, un seul étage, blottie à côté d’un ‘pavillon’ et d’un minuscule jardin, pas encore tout à fait délabrée mais lugubre. Au rez-de-chaussée un petit artisan électricien. En montant un escalier sans fenêtre très pentu, deux locataires situés en face l’un de l’autre. L’appartement est minuscule pour loger trois enfants et leurs parents, trois pièces, une chambre, une salle à manger, une cuisine. Des WC turcs se trouvent sur le palier à côté d’un cabanon où s’entasse tout ce qui n’est pas immédiatement utile en plus de la poubelle. Pas de chauffage, si ce n’est la cuisinière que l’on doit allumer chaque matin avec du papier journal et un peu de bois. Il fait froid en hiver, chaud en été. L’eau froide arrive jusqu’à l’évier de la cuisine où l’on fait une toilette plus ou moins sommaire selon le temps disponible et le jour de la semaine.
Le père a fait deux séjours en sanatorium où on a pratiqué une ‘thoraco’, c’est à dire que sept côtes ont été coupées pour écraser le poumon afin que les bacilles qui pullulaient soient privés d’oxygène et disparaissent. Sa forte constitution et son caractère sportif lui ont permis de sortir de ces épreuves avec une relative bonne santé. Le plus jeune de ses enfants a été en préventorium suite à une primo-infection tuberculeuse. Il travaille sans attirance particulière mais sans répulsion dans un garage comme mécanicien. Le patron est un de ses amis, il devait monter l’affaire avec lui, sa maladie, ses séjours en sanatorium, ne l’avait pas permis. Il excelle dans les réparations, toutes les réparations : les automobiles bien sûr, mais aussi les montres, les comtoises, les appareils ménagers, les vélocipèdes… Il repeint les murs de l’appartement, il collectionne les livres anciens qu’il récupére aux ‘puces’, il fait chaque jour les mots croisés du Parisien libéré, il ne s’intéresse à aucun homme politique, moins encore à aucun élan populaire ou non, il ne parle pas de Dieu et ne fréquente jamais aucun des lieux de culte. Il n’a qu’un peu de mépris pour les intellectuels, il se demande seulement à quoi ils servent.
La mère s’occupe de tout à la maison, tout ce qui permet de vivre dans une grande promiscuité : allumer le poêle à 5H30, préparer le café, habiller les uns, surveiller les autres… Puis partir travailler comme femme de ménage. Le lundi descendre au lavoir municipal pour laver le linge dans de grands baquets en bois, sur de lourdes planches en bois, en versant de l’eau chaude cherchée à un robinet à l’aide de seaux en bois cerclés de lames de fer. Elle se dit croyante mais elle se demande profondément en quoi cela peut l’aider : pas déçue, interrogative. Elle a deux têtes de moins que son mari, ce qui ne l’empêche pas d’avoir son mot à dire. Périodiquement, le dimanche, elle somme son mari de demander une augmentation au ‘patron’, elle n’arrive pas à boucler les fins de mois. Une fois, le gérant auquel elle versait le loyer avait hurlé contre elle car elle n’avait pas de quoi payer la facture d’eau. Il est vrai que toute dépense est contenue, la nourriture est simple mais délicieuse car faite à la maison, les vêtements sont récupérés à la paroisse ou chez des amis, les loisirs sont limités : pas de séances de cinéma, pas de visites au musée, évidemment pas de théâtre.
Assez vite, le père eut sa voiture, une 2CV, grise comme il se doit. Il la prend pour aller travailler mais aussi pour aller en promenade, le dimanche, essentiellement au bois de Saint-Cucufa qui se trouve à quelques kilomètres. Une fois par mois, il va à Rouen pour visiter sa mère et son ‘nouveau père’, docker et adorable. Il changera quelques années plus tard pour une ID19 plus spacieuse, plus coûteuse, achetée d’occasion comme la 2CV. À l’adolescence le plus grand des garçons, achètera une Vespa éternelle instrument de prestige pour ceux qui n’ont pas d’automobile. Les deux frères dorment ensemble dans un lit pliant, à proximité de leur sœur, les parents dans un canapé dans la salle à manger. La famille part en vacances, tous les cinq entassés dans la voiture, à Grandville presque où un couple de fermiers l’accueillait pour presque rien.
À quelques pas de là, un immense bidonville s’était installé presque sans que les gens s’en aperçoivent tant les contacts étaient rares.
Mettre des chiffres sur le réel permet de ne plus le comprendre. Les individus ne sont plus des Hommes mais deviennent des bœufs que l’on s’efforce de mener à la pâture ou à l’abattoir. Pourtant, savoir compter est inévitable. Chacun s’accorde à penser qu’une raréfaction des combustibles fossiles est inévitable à terme, sans ce que ce terme puisse être défini avec une grande précision : il dépend du degré de frénésie des consommations, de la découverte de nouveaux gisements, du degré de la prise de conscience des périls… La consommation d’énergie devra toutefois être très probablement divisée par 2 ou 3 par rapport à la consommation actuelle si l’on veut éviter un effondrement de civilisation. Il y a une corrélation, que plus personne ne conteste, entre la croissance économique et la consommation d’énergie primaire. Marcel Boiteux, dirigeant d’EDF de 1967 à 1987, le disait déjà : « Préserver le climat revient ni plus ni moins à discuter de la meilleure manière de faire décroître le PIB »* Ainsi le Monde de demain aura très vraisemblablement les traits essentiels de ceux des années soixante où l’on consommait à peu près trois fois moins d’énergie et où la production des richesses était subséquemment plus faible. Bien entendu la vie des uns ne ressemblera pas tout à fait à celle des autres et il y a fort à parier que plus les contraintes environnementales seront grandes, plus une fraction minime de la population captera pour elle seule les biens qui subsisteront encore. Mais si les émeutiers prennent le pas sur les nantis, il n’y a pas forcément lieu d’espérer un meilleur sort.
* Les données comme la citation proviennent de J.-M. Jancovici