Le non sens de l’expression « le marché c’est vous et moi »

C’est quoi l’économie ? En théorie, c’est le processus permettant l’échange de biens et de services. Depuis le XVIIIe siècle on y ajouta l’idée que ce marché pourrait éventuellement se passer des monopoles (d’Etat, des Compagnies, etc.,) afin que cet échange devienne concurrentiel, se passer aussi d’une force de travail gratis (esclavage), qui transformerait le travailleur en consommateur, se passer enfin, c’est plus récent, des règles et des lois, des politiques protectionnistes qui encadrent ces échanges.
L’idée directrice de cette évolution s’appuyait sur la perception que les produits sont comparables et donc interchangeables ; que la différentiation entre les produits est établie par un prix dit juste, ou plutôt le plus bas possible pour le consommateur ; que le marché (lieu des échanges) est impersonnel ; que le consommateur dispose d’éléments d’appréciation objectifs et complets, préalables à la transaction ; et qu’il est libre de conclure la transaction la plus avantageuse (qualité - prix). Idéalement, si toutes ces conditions sont réunies, le marché, rationnellement, s’autorégule (vers le bas), et la transaction reste indépendante de toute autre considération que celle de l’intérêt de l’acheteur désenclavé de toute autre considération ou pression. En conséquence, si l’offre est plus importante que la demande les prix montent, si la demande est plus importante que l’offre, ils augmentent.
Ces règles économiques idéalisées prévoient qu’une structure n’arrivant pas à « produire » dans le cadre de la saine concurrence périclite et s’éteint ; qu’une gestion qui tourne le dos à la réalité économique, qui s’engage sur des chemins hasardeux ou spéculatifs disparaît tôt ou tard (fait faillite), confrontée à la réalité. Elles prévoient aussi que hormis le produit et son prix, rien d’autre n’intervient pouvant « encastrer » (influencer) le consommateur.
Anomie structurelle
Cependant, l’économie réelle a de tout temps (plus ou moins) échappé à cet idéal, et aujourd’hui elle y échappe complètement. Les biens, leur production, et encore plus les services n’ont plus rien à voir avec ces fondamentaux, poursuivent une autre logique, tournant le dos à toutes les variantes citées ci-dessus. Le concept de dérégulation, qui est sensé libérer les marchés des ultimes régulations mises en place par les « sociétés de marché » elles – mêmes pour laisser libre cours à « l’économie de marché » a accouché d’une société anomique globale qui privilégie la dynamique des réseaux aux dépends de toutes les règles non seulement économiques, mais aussi sociales, culturelles, éthiques ou politiques.
La notion de réseau non seulement transfigure la relation fournisseur - client (en soi contraire aux règles élémentaires libre-échangistes) mais surtout travesti le fondement même de l’économie idéalisée, en créant des liens entre les fournisseurs, pire entre les fournisseurs et les pouvoirs politiques et/ou législatifs. Cela commence avec la représentation légale des groupes de pression, qui garantissent des avantages à un produit au delà du jeu de la « saine » concurrence, et aboutissent à la corruption, aux exemples criards des conglomérats politico - financiers et économiques qui déterminent le marché, créent des populations captives de consommateurs, et corrompent les principes de l’égalité, de l’objectivité, de la proportionnalité et de l’attachement à l’objectif énoncé.
Dans les faits la dérégulation a surtout instauré une logique pragmatique absolument contraire aux règles fondatrices de l’économie du marché, désormais basée sur le rapport de force et non plus sur celle de l’offre et de la demande et encore moins sur l’autorégulation qui, idéalement, en découle. Elle a enfin sapé la notion même de l’Etat (et de l’état de droit), désormais considéré uniquement comme un client et non plus comme une entité politique gérant les destinées d’une nation et de ses besoins autres qu’économiques. Ainsi, éducation, santé, infrastructures, recherche scientifique, culture, bien-être, démographie, énergie, défense, gestion de l’espace et des hommes sont devenus non plus l’objet d’une politique anticipative mais simples objectifs commerciaux.
Théoriquement, la finance n’est pas autre chose qu’un appui à l’économie réelle à travers des fonds auparavant accumulés. Elle se définit comme un outil pratique qui permet à l’épargne de participer au développement. En contrepartie, la production de biens et de services reverse une partie de ses gains au préteur, une fois qu’ils ont été matérialisés. Elle peut aussi y participer en tant qu’associé, à hauteur de son aide financière. Elle peut enfin financer l’épargne elle-même en permettant l’accès à la propriété et à l’augmentation d’un patrimoine diversifié. Le supposé consiste à croire que les fonds prêtés existent déjà, que les dividendes sont versées après matérialisation de l’investissement, que les produits financiers, eux aussi, ne sont pas corrompus par des éléments autres que ceux de l’offre et de la demande, qu’ils sont interchangeables, qu’ils désenclavent le client de toute contrainte ou pression exogène. Enfin, le produit crédit (sous toutes ses formes) est sensé rationnel, et s’il ne l’est pas, il risque d’être perdu : le risque, variable de toute activité commerciale, doit être apprécié à sa juste valeur et, s’il est sous estimé, il entraine la faillite.
Inutile de dire qu’il se passe exactement le contraire. C’est l’emprunt lui même qui crée le capital prêté (et la monnaie), les dividendes sont encaissées avant réalisation, les intérêts précèdent le remboursement, les produits ne sont pas interchangeables, la concurrence n’existe pas (ou très peu), ce sont les rapports de force qui déterminent les règles financières et non pas une quelconque déontologie, les fautes d’appréciation, les mauvais placements, la dérive spéculative n’entraîne pas la faillite. Quand aux produits financiers ils sont déconnectés du but énoncé, pire, ils occultent leur vraie nature. Enfin, plus la faute est importante, plus l’appréciation du risque se perd au profit de la spéculation et mois elle est sanctionnée.
Ainsi, individus, Etats et économie réelle, « clients » sont les seuls à payer les dérives de la finance. Quand aux agences de notation, qu’elles déprécient le créancier ou l’emprunteur, elles ne sanctionnent de fait que le dernier : soit il doit renflouer les banques fautives, soit sa capacité d’emprunter est dépréciée, soit les deux à la fois.
L’ensemble de ces mécanismes viciés se nomme économie rationnelle et quiconque pointe leur inefficacité (quand à l’objectif), leur corruption (en tant que système) et leur anomie (par rapport à leurs règles propres et celles de la Cité) sont considérés comme des rêveurs dangereux. Pourquoi ?
A suivre : Le rôle des Etats dans la mise en place progressive des règles irrationnelles