jeudi 31 janvier 2019 - par Jean Dugenêt

Le programme immédiat de l’avant-garde

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De nombreux observateurs, tant chez les politiciens que chez les journalistes s’accordent pour dire que nous sommes dans une situation révolutionnaire. Nous partageons leur point de vue mais nous voulons nous appuyer pour cela sur une définition claire. Il est courant, du moins chez nombre de marxistes, de se référer à la citation de Lénine suivante :

 « Quels sont, d'une façon générale, les indices d'une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :

1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet", crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l'indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus".

2) Aggravation, plus qu'à l'ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.

3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l'activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante.

Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté non seulement de tels ou tels groupes et partis, mais encore de telles ou telles classes, la révolution est, en règle générale, impossible. »

On trouve cette citation sur le site web de « marxists.org » dans un fascicule de Lénine intitulé « La faillite de la IIème internationale ». Plus précisément, elle est dans la deuxième partie de ce fascicule qui en contient neuf. Voici le lien :

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500.htm

Ce texte est pédagogique par la distinction qu’il établit entre trois indices mais, en fait, ces trois conditions sont interdépendantes.

Remarquons que ce texte est un démenti aux plumitifs qui exercent le lucratif métier de calomnier toutes les révolutions. En général, ils cherchent à montrer que les révolutions sont le fait de quelques tyrans qui prennent le pouvoir par des méthodes plus ou moins terroristes afin de satisfaire un appétit pervers et se mettent ensuite à massacrer en masse de pauvres innocents. Or, par la définition que donne Lénine, il est clair que les révolutionnaires ne sont pour rien dans l’apparition d’une situation révolutionnaire. Nous ajouterons cependant une petite nuance dont Lénine ne fait pas état ici. Il nous semble que par leur agitation politique et leur propagande, les révolutionnaires contribuent à la maturation des situations révolutionnaires en aidant les masses à prendre conscience à la fois de leur force et de l’état de décadence dans lequel se trouve le pouvoir. Pour l’essentiel, ce sont cependant bien des changements objectifs qui engendrent une situation révolutionnaire.

D’ailleurs, les révolutions ne se font jamais de bon cœur. Elles sont amenées par les circonstances quand il ne reste pas d’autres solutions si ce n’est la défaite ouvrant la voie à une répression. Elles sont le résultat d’un enchaînement d’événements qui découlent d’une situation révolutionnaire. Mais, une situation révolutionnaire ne débouche pas automatiquement sur une révolution. L’ancien gouvernement ne tombera jamais de lui-même. Il est hors de doute que la révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute situation révolutionnaire n'aboutit pas à la révolution. Nous l’avons vu en mai 1968. Le pouvoir a pu reprendre la main après de larges concessions et il aura fallu la grande trahison de 1981 pour que les acquis soient repris. Cependant dans ce cas, la classe ouvrière n’a rien perdu de sa puissance intrinsèque, de sa capacité, le cas échéant, à reprendre l’initiative qu’elle a perdue à la suite de cette trahison.

Dans tous les cas la classe ouvrière a besoin d’une avant-garde qui ait les idées claires, qui dise la vérité et qui puisse prendre en toutes circonstances les bonnes décisions pour infléchir les évènements dans le bon sens. En particulier, l’évolution des affrontements de classe dans une situation révolutionnaire peut, dans certaines conditions, amener à un dilemme : prise du pouvoir par les travailleurs où victoire de la contre-révolution suivie d’une terrible répression. Il faut alors qu’une avant-garde révolutionnaire montre la voie de la prise du pouvoir aux masses laborieuses en lui indiquant à quel moment et comment mener les actions assez vigoureuses pour briser l’ancien gouvernement. Elle doit parfois encourager une insurrection voire même la décider ou se porter à sa tête. Faute d’une telle avant-garde, les masses mèneront certes d’elles-mêmes des actions allant plus ou moins dans ce sens mais qui risquent fort de ne pas aboutir à la chute de l’ancien gouvernement. Alors la réaction finira par l’emporter et, le plus fréquemment, les forces réactionnaires se vengeront d’avoir vu leur pouvoir vaciller. La question de la construction d’une avant-garde du mouvement ouvrier est donc essentielle car, répétons-le, si au moment voulu, les masses ne s’emparent pas du pouvoir une terrible répression risque de s’abattre sur elles. Ce fut le cas notamment avec les échecs des révolutions allemandes de 1918 et 1923, italienne en 1919-1920 et espagnole en 1931. Au terme de ces échecs la pire réaction a pu l’emporter sur toute l’Europe avec les montées du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne et du franquisme en Espagne. Nous nous limitons ici à la période de l’entre-deux guerres en Europe mais il y aurait une foison d’autres exemples à citer.

Contrairement à ce que laissent entendre ceux qui veulent dénigrer toutes les révolutions, celles-ci ne sont jamais planifiées à l’avance par des groupes ou partis qu’ils soient révolutionnaires ou plus ou moins terroristes. Une révolution n’est pas le résultat d’une conspiration. Cependant elle a besoin d’une avant-garde notamment dans la phase cruciale de l’insurrection c’est à dire au moment où, non seulement l’ancien pouvoir est rejeté par les masses mais un nouveau pouvoir doit se mettre en place. C’est le moment où la révolution doit s’imposer comme un acte de démocratie en rejetant un gouvernement isolé et détesté pour mettre en place un gouvernement des travailleurs.

Mais, ce n’est pas seulement au moment crucial de la prise du pouvoir qu’une avant-garde est nécessaire. Elle a un rôle à jouer dès que s’ouvre une situation révolutionnaire. Dans le contexte actuel, le rôle d’une avant-garde est de faire adopter les bons mots d’ordre transitoires et de contribuer à unir les différentes composantes d’une opposition ouvrière. C’est actuellement l’unité gilets jaunes et gilets rouges qu’il faut rechercher.

Pour la définition des bons mots transitoire, nous avons montré dans notre précédent article intitulé « Sans le Frexit, ni le RIC ni l’AC n’apporteront la démocratie » que la revendication du RIC mise en avant par les gilets jaunes risque fort d’être récupérée par les forces réactionnaires et dévoyées s’il n’est pas clairement admis que le RIC sans le Frexit n’apportera pas grand-chose. En donnant ainsi une prévalence au Frexit bien des militants en ont déduit que nous voulions imposer un ordre chronologique. Que nous voulions impérativement obtenir le Frexit avant le RIC. Loin de nous cette idée car nous ne pouvons pas savoir ce qui va se passer. Nous ne sommes pas devin. Il est inutile de se perdre en conjecture. Il est impossible de prévoir qu'elles seront les prochaines étapes du conflit et par conséquent comment nous pourrons obtenir satisfaction sur nos revendications. Ne serait-ce qu’à cours terme, la situation peut connaître de multiples développements :

  • Il est possible que la jonction se fasse dès le 5 février entre les gilets jaunes et le mouvement ouvrier traditionnel avec ses syndicats et que nous nous orientions vers une grève générale.
  • Il est possible qu'au vu des événements Macron démissionne pour que de nouvelles élections présidentielles contribuent à ramener l’ordre.
  • Il est possible aussi que face à la poussée d'un mouvement révolutionnaire les parlementaires, préférant s'en tenir à une voie constitutionnelle, se décident à lancer la procédure de destitution.
  • Il est possible encore que l'oligarchie des milliardaires face à cette poussée se sente menacée et demande à Macron de tenter une épreuve de force avec l'article 16 et l'intervention de l'armée.
  • Et, il reste bien d'autres combinaisons et éventualités qui peuvent nous échapper.

Il est urgent de rassembler une avant-garde du mouvement ouvrier qui pourra faire face à toutes les situations. Une avant-garde qui soit en mesure d’indiquer la voie à suivre à l’ensemble des exploités à chaque étape de la lutte en donnant les bons mots d’ordre transitoires. J’ai déjà indiqué l’urgence de cette tâche en conclusion de mon livre « De François Mitterrand à Jean-Luc Mélenchon » que j’ai terminé juste avant que ne démarre le mouvement des gilets jaunes. Elle est encore plus urgente maintenant que nous sommes clairement dans une situation révolutionnaire. Puisque, par ailleurs, nous avons présenté le Frexit comme étant la plus importante des revendications, il est évident qu’une avant-garde ne peut ressortir que de militants qui en sont convaincus. C’est pourquoi nous proposons de former cette avant-garde au sein de l’UPR. C’est d’ailleurs ce que nous proposions dans le sous-titre du livre dont nous venons de parler : « Pour une avant-garde du mouvement ouvrier au sein de l’UPR. »

Voici en 10 points ce que doit être, selon nous, le programme immédiat de l’avant-garde dans les circonstances présentes. Nous soumettons ce programme à la discussion.

  1. Nous devons œuvrer pour la convergence des luttes vers la grève générale en particulier pour la journée du 5 février avec autant que possible des grèves reconductibles et en organisant des blocages auxquels participeront ensemble gilets rouges et gilets jaunes.
  2. Il faut donc maintenir la mobilisation des gilets jaunes en accentuant la liaison avec les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier tout en interdisant les tentatives de récupération.
  3. Les militants ouvriers qui interviennent dans les syndicats doivent y montrer la nécessité de soutenir ce mouvement des gilets jaunes notamment face à la répression tout en respectant leur désir de ne pas être récupérés. Ils doivent proposer de se joindre à eux le plus souvent possible comme cela s’est déjà fait notamment à Cugnaux, près de Toulouse, le 17 janvier 2019, pour accueillir comme il convenait Macron qui était en visite. Les militants ouvriers doivent se prononcer en faveur du Frexit et demander que les organisations ouvrières gardent leur indépendance vis-à-vis de l’UE et donc, par conséquent, de la CES (Confédération Européenne des Syndicats)
  4. Dans les manifestations des gilets jaunes, il faut faire prévaloir les traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier (drapeaux rouges, chants révolutionnaires) tout en approuvant ceux qui manifestent leur attachement à la révolution de 1789-93 en arborant le drapeau tricolore ou le bonnet phrygien et en chantant la marseillaise.
  5. Il faut encourager la tenue à tous les niveaux (local, départemental, national) d’assemblées citoyennes des gilets jaunes décidant des revendications et des suites du mouvement.
  6. Dans ces assemblées citoyennes des gilets jaunes la question de l'organisation d’un service d’ordre dans les manifestations doit être posée afin d’assurer au mieux la sécurité des manifestants et d’éviter les débordements qui discréditent le mouvement. Il ne faut pas permettre à n'importe quel groupe de se présenter en cours de manifestation comme un service d'ordre alors qu’il n’a nullement été désigné pour cela.
  7. Nous suggérons aux gilets jaunes d’inviter pour un temps limité dans leurs assemblées citoyennes des personnalités politiques ciblées à venir s’expliquer sur des questions précises. Ils pourraient ainsi demander aux députés du PS, du PCF ou de la FI pourquoi ils ne veulent pas sortir de l’UE ou pourquoi ils ne veulent pas lancer la procédure de destitution de Macron. Ils pourraient aussi inviter, comme cela a déjà été fait, Etienne Chouard ou, comme cela n’a jamais été fait, François Asselineau.
  8. Nous approuvons la décision des gilets jaunes d’avoir choisi le RIC comme revendication essentielle. Nous les encourageons à poursuivre la réflexion en considérant qu’un RIC sans le Frexit serait un « RIC à la Ségolène Royale » c’est à dire qu’il n’apporterait pas grand-chose. Nous suggérons aux gilets jaunes de se prononcer en faveur du Frexit.
  9. Nous proposons le boycott du grand blablabla à Macron.
  10. Nous dénonçons comme une forfaiture l'apparition d'une soi-disant "liste des gilets jaunes" pour les élections européennes.


12 réactions


  • eddofr eddofr 31 janvier 2019 11:51

    Nous sommes dans une situation insurrectionnelle, peut-être.

    Révolutionnaire, pas encore, loin de là.

    La révolution suppose une volonté collective et majoritaire de changement « en profondeur » de la structure et de l’organisation d’une société.

    Si elle n’est pas majoritaire, ce n’est pas une révolution, C’est un putsch !

    Il ne me semble donc pas que l’on soit dans une situation révolutionnaire.

    Tout ça ressemble plutôt à une Jacquerie, pour l’instant.


    • Clark Kent François Pignon 31 janvier 2019 12:33

      @eddofr

      Une période « pré-révolutionnaire », alors ?

      Une période où, sans que la paix sociale entre les classes soit obtenue, la bourgeoisie et son état parviennent à contenir la lutte de classes, ou bien une période de montée effective de la lutte de classe, susceptible de déboucher sur une explosion révolutionnaire, ou bien une période qui, d’un strict précède chronologiquement une explosion révolutionnaire sans que, pour autant, la lutte de classe soit immédiatement ascendante ?

      C’était dans ce dernier sens que, dans le « Programme de transition de 1938 », Trotsky entendait le terme, puisqu’il caractérisait la période de « pré-révolutionnaire » en cette période d’avortement de la révolution en France et de liquidation sanglante de la révolution espagnole, mais aussi en cette veille de la Seconde Guerre mondiale, dont il pensait qu’elle allait déboucher rapidement (en quelques années, à l’image de la Première Guerre mondiale) sur la révolution mondiale.

      Ernest Mandel évoque notamment comme situations pré-révolutionnaires l’Allemagne en 1918-1923, l’Italie en 1917-1920, la France en 1934-1936, l’Espagne en 1931-1936, la France en 1969-1970, l’Italie en 1975-1976, l’Espagne en 1975-1976, le Portugal en 1975.


    • Jean Dugenêt Jean Dugenêt 31 janvier 2019 12:57

      @eddofr
      Je pense que nous n’avons pas les mêmes définitions des termes. Pour moi, une insurrection ne peut se produire que dans une situation révolutionnaire. L’insurrection est le fait du changement de pouvoir ou au moins de la tentative de changer le pouvoir.
      J’ai donné ma définition (ou plutôt celle de Lénine) de ce que j’appelle une situation révolutionnaire.


    • baldis30 31 janvier 2019 19:18

      @Jean Dugenêt

      bonsoir,
       « une insurrection ne peut se produire que dans une situation révolutionnaire ».

      Elle peut être déclenché par un événement d’apparence anodine ( Belgique 1830, La muette de Portici), et de forme explosive ( barricades de mai 1968 déclenchant la grève insurrectionnelle, mais venant après un événement peu important à Fougères - Ille et Vilaine- dans le domaine de l’habillement et la conjonction bien éloignée des problèmes français de la conférence de Paris sur le Vietnam) .
      « se produire » devrait être amendé en « réussir » mais ce n’estb pas satisfaisant malgré tout .


    • Jean Dugenêt Jean Dugenêt 31 janvier 2019 20:45

      @baldis30
      Bonsoir,
      Il est difficile de discuter si on ne se met pas d’accord sur le sens des mots que nous employons. J’essaie le plus possible de me référer à des « classiques du marxisme » et afin de ne pas me couper des militants qui viennent du PCF j’évite de fonder mes définitions à partir de citations de Trosky. C’est pourquoi je m’appuie le plus possible sur des citations de Lénine. C’est ce que j’ai fait pour définir une « situation révolutionnaire ». Pour définir ce que j’appelle une « insurrection » je renvoie au texte de Lénine intitulé « Le marxisme et l’insurrection » (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/09/vil19170926.htm).
      Il s’agit bien de la phase décisive où l’ancien gouvernement et chassé par la force et remplacé par un autre. Nous sommes alors déjà dans une situation révolutionnaire depuis un certain temps. Voici par exemple en quoi devait très concrètement consister l’insurrection à Pétrograd d’après Lénine : 

      "Et pour considérer l’insurrection en marxistes, c’est‑à‑dire comme un art, nous devrons en même temps, sans perdre une minute, organiser l’état‑major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments sûrs aux points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper la forteresse Pierre‑et‑Paul, arrêter l’état‑major général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage des détachements prêts à mourir plutôt que de laisser l’ennemi pénétrer dans les centres vitaux de la ville ; nous devrons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à une lutte ultime et acharnée occuper simultanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major de l’insurrection au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les centres de la lutte armée, etc.

      "


    • Jean Dugenêt Jean Dugenêt 31 janvier 2019 21:02

      @François Pignon
      Je pense que nous sommes bien dans une situation révolutionnaire et non pas pré-révolutionnaire.
      Voici la citation exacte de Trotsky dans le programme de transition à propos de la « période prérévolutionnaire ».
      « La tâche stratégique de la prochaine période - période prérévolutionnaire d’agitation, de propagande et d’organisation - consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d’expérience de la jeune). »
      Il est clair que ce n’est pas une période de lutte de classe intense (grèves, manifestations...). Il s’agit, en évoquant la « tâche stratégique de la prochaine période » de l’action classique des militants en temps ordinaire mais avec tout de même une expression des antagonismes sociaux.

      Je ne considère pas Ernest Mandel comme un grand classique, à proprement parler, mais je note par exemple qu’il considère qu’il y avait une période prérévolutionnaire en 1969-70 et non pas en 1968 où la situation a été vraiment révolutionnaire pendant près d’un mois.


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