Le sacré : définition et conséquences
Le sacré se définit généralement par ce qui différencie le Bien du Mal, ce qui sous-entend que l’on sache ce que sont l’un et l’autre en dehors de définitions données par un livre, un usage, une tradition. On sait cependant que le Bien est fragile et difficile à établir, tandis que pour le Mal il ne s’agit que de s’abandonner à ses instincts les plus bestiaux pour le voir prospérer. Mais ces remarques ne suffisent pas pour constituer une définition.
Considérons dans un premier temps le comportement d’un individu unique. Ses motifs de choix et de décision sont a priori absolument quelconques, liés au seul intérêt personnel ou à l’altruisme, cohérent ou non en fonction du temps et des conditions extérieures, avec des composantes rationnelles ou intuitives, avec beaucoup de finesse et peu de géométrie ou inversement. Plus son comportement sera erratique plus ses progrès et ses possibilités d’avancer seront faibles. Un pion posé sur un damier de jeu de dame et qui peut ‘sauter’ aléatoirement sur l’une quelconque des cases voisines fournit une image assez exacte de notre individu déambulant. Au bout d’un certain temps et d’un certain nombre de sauts, le pion se sera éloigné seulement d’une faible distance par rapport aux distances cumulées des sauts. Il est même possible, mais peu probable, que le pion revienne finalement à son point de départ malgré son agitation. Un individu qui est conduit à prendre des décisions et qui n’a aucune référence intellectuelle ou pratique pour ce faire fera de même : il ne restera pas tout à fait sur place mais il ne saura pas où il va. Pour être certain d’arriver loin (ou assez loin), le père de la science économique moderne Adam Smith préconisait dès 1776 de privilégier l’égoïsme plutôt que l’humanisme : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Le pion ne sautera plus tout à fait aléatoirement de case en case : l’égoïsme constamment présent conduira à privilégier une direction et le déplacement correspondant sera d’autant plus important que ce sentiment sera fort. Bien entendu, d’autres traits de caractère peuvent coexister avec le travers dominant, ou même le gommer, ce qui peut avoir l’effet de le dévier quelque peu de la direction principale.
On peut aussi considérer une valeur qualitative, l’Amour, à côté de l’Intérêt éminemment quantitatif. Donald et Melania sont ensemble pour des raisons d’intérêts réciproques bien précises. L’un peut voir briller dans les yeux d’autrui l’envie et la jalousie de ne pas posséder un tel spécimen, comme son chien il lui fait prendre l’air et l’emmène rutiler. Elle est également utile pour lui éviter d’avoir à fréquenter des jeunes femmes à demi-synthétiques pas toujours aussi talentueuses dans leur art que ce qu’on pourrait attendre de professionnelles. L’autre a accès à une célébrité, à un confort de vivre, que la pose dénudée dans des magazines spécialisés ne pouvait pas lui apporter. La mise en œuvre d’intérêts réciproques est donc efficace, au moins pour un couple, conformément à l’hypothèse de M. Smith. D’autres liens peuvent unir un homme et une femme dont l’Amour, ce qui ne peut être nié dans le cas d’un autre couple présidentiel plus proche de nous et qu’il n’est pas nécessaire de décrire. Une différence essentielle distingue les forces qualitatives (dont l’amour) et les forces quantitatives (dont l’intérêt) : les premières sont infinies mais presque toujours fugaces, les secondes sont limitées mais tenaces.
Mais les individus se réunissent toujours pour former des collectivités et ce sont les comportements de celles-ci qui importent. Il peut d’abord être considéré que chaque individu garde l’entièreté de son agitation personnelle, qu’il n’interagit pas (ou peu) avec les autres, et que seule une force externe s’ajoute à son comportement personnel. Une collectivité faite d’individus parfaitement indépendants et sans force externe ne se déplacera en moyenne pas, ne progressera pas et se disloquera. Pour qu’une collectivité subsiste en tant que telle il faut que les mouvements des uns et des autres s’harmonisent au moins en partie sous l’effet d’une contrainte externe. Le choix par les économistes (ou les pragmatiques) de l’intérêt personnel comme facteur déterminant des décisions est pertinent car c’est probablement la caractéristique la mieux partagée entre tous les mortels. Toutefois l’intérêt de l’un peut être parfaitement disjoint voire opposé à celui d’un autre : les phénomènes collectifs ne résultent alors que de la superposition des intérêts personnels, le degré de collectivisation de la société reste faible.
Les grandes religions, les idéologies, les cultes païens, fournissent une autre approche de la collectivisation ! Si les unes vénérèrent un dieu inaccessible, le national-socialisme, la révolution bolchevique, le fascisme ont vénéré un chef suprême plus atteignable, capable de transformer le bruit de fond d’une foule en un élan cohérent. Malheureusement, il s’agit d’exemples de sacré, rien dans leur nature physique ne différencie les uns des autres. Soumis à une excitation, les vibrations individuelles vont se transformer en oscillations collectives de bien plus grandes amplitudes par un effet de résonance : c’est cet effet qui constitue le sacré susceptible d’écrouler des montagnes à l’image de ces passerelles robustes pour des foules de piétons mais qui ne résistent pas au pas cadencé des marches militaires. Il faudrait donc accepter de mettre tous les dieux, qu’ils soient célestes ou terrestres, sur le même plan.
Cependant, les théories contemplent avec grande difficulté le réel et ne peuvent évidemment pas le décrire dans sa totalité. C’est d’autant plus vrai que des phénomènes coopératifs de toutes sortes compliquent la tâche de quiconque s’efforce de comprendre une société. Ces phénomènes coopératifs interviennent constamment et donnent lieu à des systèmes complexes. L’observation d’une quinte de toux illustre un des processus de rétroaction possible : une sécrétion des muqueuses engendre une toux qui en retour créée une irritation. L’irritation des voies respiratoires amplifie la toux qui se transforme en quinte de toux. Deux phénomènes distincts s’enchevêtrent et rapidement on ne peut plus distinguer la cause de l’effet : les sécrétions ou l’irritation. Les phénomènes coopératifs sont fréquents dans la plupart des réactions biologiques et sont la clé de voûte de ce qui sépare l’animé de l’inanimé. Les phénomènes coopératifs créent une certaine perplexité dans le monde des dirigeants qui ne peut s’empêcher de chercher des causes à des effets, ce qui n’est plus possible. « D'une cause déterminée [ne] résulte [pas] nécessairement un effet ; et, inversement, si aucune cause déterminée n'est donnée, il est [im] possible qu'un effet se produise ». Un exemple sociétal de l’imbrication des causes et des effets peut être aisément observé. Les circonstances conduisent à une ségrégation de plus en plus sévère entre les uns dotés de tout et qui constituent l’élite dirigeante et les autres qui n’acceptent pas les restes. Des lois vont être votées pour faire respecter l’ordre ébranlé par des crimes, des larcins, des incivilités, ce qui fortifie l’ordre établi donc augmente la ségrégation donc les méfaits, donc le besoin d’ordre.
Si le règne de l’Amour, le seul sacré envisageable, semble hors d’atteinte avec les Hommes tels qu’ils sont, c’est à dire pétris de contradictions et presque toujours animés d’une indomptable volonté de puissance , si l’intérêt personnel guide presque toujours les décisions (du moins celles qui sont insignifiantes), il est cependant encore possible d’espérer que la droiture, l’honnêteté, la probité, la loyauté, la recherche du vrai, des valeurs qualitatives certes mais visibles, peuvent être proposées pour donner des armes à un idéal qui concerne tout le monde : l’écologie, peut-être trop loin du dieu-Amour des uns et du veau d’or des autres, mais accessible aux humains. Et cette droiture, cette honnêteté, cette probité, cette loyauté, cette recherche du vrai suffisent à rendre concret un espoir indispensable : sauver l’humanité et surtout l’humanisme en considérant que l’on ne doit pas sacrifier l’avenir au présent. Admettre que le seul futur possible est notre survie en tant qu’espèce civilisée et qu’il faut contrecarrer ceux qui pensent que la souffrance des autres est toujours supportable.