La proposition faite par Nicolas Sarkozy d’un nouveau " ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale " incite à se
pencher sur une question assez peu étudiée, celle des ministères d’appellation
bizarre dans le monde, de leur signification sociale et politique, et enfin
sur les questions qui se posent au sujet de cet éventuel nouveau ministère.
En effet , la plupart des gouvernements du monde comportent
les ministères suivants, à quelques variantes près : éducation, défense
nationale, intérieur, affaires étrangères, transports, agriculture et pêche, commerce et industrie, justice, culture, économie et finances, recherche
scientifique, environnement, (et parfois sports).
Cette sorte de consensus mondial concernant la composition
des gouvernements indique en fait quelles affaires sont, de l’avis général, au
moins partiellement du ressort de l’Etat, n’en déplaise aux partisans de l’ultralibéralisme.
Néanmoins le romancier Georges Orwell , dans son célèbre
roman 1984, avait saisi l’importance politique des dénominations ministérielles
bizarres, et donc imaginé un Etat totalitaire dans lequel le gouvernement
comportait quatre ministères baptisés par antiphrases : le ministère de la Paix, qui s’occupait de la guerre, le ministère de l’Abondance qui gérait la pénurie, le ministère de l’Amour qui s’occupait de la loi et de l’ordre (en torturant
les ennemis politiques), et le ministère de la Vérité, qui réécrivait l’histoire
en fonction de la doctrine présente du parti !
Examinons donc les ministères d’appellation bizarre (MAB) dans
le monde.
A tout seigneur, tout honneur, la palme d’or du MAB revient
sans conteste à l’Arabie saoudite, avec son polyvalent " ministère des Affaires islamiques, des Biens morts, de la Propagation de la foi et de l’Orientation
" ! Que sont donc les Biens morts, et en quoi ont-ils besoin d’un ministre,
cela reste une énigme insondable. Néanmoins, cela permet de déterminer une
première catégorie de MAB, les MAB théocratiques ou religieux. Cela n’étonnera
personne de constater que l’immense majorité de ces MAB théocratiques
concernent des pays de culture musulmane. Il existe en effet au Soudan un " ministère de l’Orientation (encore un !) et des Awqaf (affaires religieuses)
", en Iran un " ministre de la Culture et de l’Orientation islamique
", au Pakistan un " ministre des Affaires religieuses (lesquelles
ont également un secrétaire d’Etat), de la Zakat et de l’Ushr (aumône légale
et dîme) ". Les MAB théocratiques ou religieux intéressent la grande
majorité des pays musulmans, (y compris ceux censés être plus ou moins laïques
comme la Turquie et la Tunisie), à l’exception de l’Albanie, de la Bosnie-Herzégovine
et de la plupart des ex-républiques d’URSS de culture musulmane.
Existe-t-il des MAB religieux en dehors des pays musulmans ?
Oui, mais uniquement dans les pays monothéistes. Pour le judaïsme, il existe en
Israël un " ministre sans portefeuille chargé des conseils religieux". Pour
le christianisme, en dehors du Vatican, dont le gouvernement est constitué quasi exclusivement
de MAB théocratiques, on note trois exceptions : la Norvège (hors UE ) et son
" ministère des Affaires ecclésiastiques et de la Culture ", la Grèce
(qui, il y a peu, indiquait encore la religion de ses citoyens sur la carte d’identité) et son " ministère de l’Education nationale et des Cultes ", et
malheureusement la France (honte à nous !), censée être un des pays les plus
laïques, qui garde son préhistorique " ministre de l’Intérieur et des
Cultes " (probablement en raison du statut concordataire d’Alsace-Moselle, dont l’abrogation, ou du moins la départementalisation, devrait, si
possible, être une tâche prioritaire du futur président). Les pays hindouistes,
shintoïstes, bouddhistes etc., n’ont aucun MAB théocratique ou religieux.
Une deuxième catégorie de MAB est celle des MAB révélateurs.
La coexistence dans un même pays d’un ministère de la Sécurité
de l’Etat, d’un ministère de la Sécurité publique et d’un ministère de la
Supervision laisse subodorer un Etat policier. L’on ne s’étonnera donc pas que
cette triple association se retrouve en Chine !
Ces MAB révélateurs sont souvent révélateurs de probables
faiblesses structurelles de certains Etats. Ainsi plusieurs " ministères
de l’Hydraulique " se retrouvent dans des pays africains, dans lesquels l’acheminement
d’eau potable est problématique, un " ministère de la Simplification
administrative " est observé en Belgique, tandis qu’on note plusieurs " ministères de la Condition féminine " dans des pays musulmans particulièrement
rétrogrades... On note aussi au Sénégal un " ministère de la Politique de bonne gouvernance. Certains de ces MAB révèlent une confusion douteuse entre
les affaires d’Etat et certains intérêts financiers : ainsi, au Turkménistan, on
note (entre autres) un " ministre de l’Aviation civile et président de la
compagnie aérienne Turkmenhovyellany " (sic !)
Certaines compositions gouvernementales réalisent un résumé ironique
et tragique de la situation de leur pays, ainsi en Afghanistan le gouvernement
renferme les ministères suivants : du Pèlerinage, des handicapés et martyrs,
des Frontières, des Réfugiés, de la Lutte contre les stupéfiants, et enfin de
la Condition féminine...
D’autres MAB traduisent des parentés historiques (le " ministère
des situations d’urgence" se retrouve en Russie, dans nombre d’ex républiques
d’URSS et en Mongolie).
Une autre catégorie de MAB est celle des ministères polyvalents,
exotiques ou inattendus : La Papouasie-Nouvelle-Guinée nous propose ainsi le
subtil " ministère de la Santé, des Affaires de Bougainville et du HIV "
(probablement le seul virus au monde à avoir droit à un ministère !), tandis
que le Canada nous offre le pompeux " ministère du Commerce international,
de la Porte d’entrée du Pacifique et des Olympiques de Vancouver Whistler "
! La Belgique a un " ministre des Classes moyennes et de l’Agriculture ",
le Ghana un " ministre de la Culture et des Chefferies ", et la Grande-Bretagne un " ministre des Transports et de l’Ecosse " ! Citons dans
cette catégorie le défunt et éphémère " ministère du Temps libre " du
premier gouvernement Mauroy, qui a dû paraître bien exotique à l’étranger !
Cet inventaire un peu surréaliste ne serait pas complet si
je ne mentionnais pas les gouvernements parmi les plus pléthoriques : Chine, Inde,
Ghana, et Italie, lesquels regorgent de vice-ministres. Cela peut s’expliquer
par l’importance démographique dans certains cas, et par des manifestations d’amitié
ou de combinaisons électoralistes dans d’autres... La Suisse au contraire bat
le record de simplicité, avec seulement sept ministres, appelés chefs ou cheffes
(cette dernière appellation témoigne de l’indépendance de la Suisse vis-à-vis
des recommandations de l’Académie française !). Enfin, deux Etats ont des
gouvernements de composition introuvable, la Libye et la Corée du Nord (cela n’étonnera
personne !)
Intéressons-nous maintenant à ce nouveau MAB que propose Sarkozy.
Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une totale innovation. En effet , il existe au
Canada un " ministère de l’Immigration et de la Citoyenneté ", qui
ne semble pas avoir tellement réussi à ce pays : en effet, le Canada pratique
dans ce domaine une politique multiculturaliste, dite " d’accommodement
raisonnable ", qui a abouti à quelques énormités. Citons le droit des
lycéens Sikhs de porter leur poignard à l’école, des juifs orthodoxes de passer
leur permis de conduire avec un examinateur du même sexe, et le fait que la
Charia a failli être appliquée dans l’Ontario dans les affaires familiales ! Une
révolte contre cette politique néfaste a d’ailleurs débuté récemment au Québec
dans la commune d’Herouxville.
Pour ce qui est de la France, il est clair qu’un ministère
de l’Immigration est une antiphrase pour qualifier de façon politiquement
correcte un ministère de la lutte contre l’immigration, laquelle est, qu’on le
veuille ou qu’on le regrette, à l’origine d’un consensus politique majoritaire
qui va de Rocard (« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde "
) à Le Pen.
Quant à " l’Identité nationale", encore faut-il la définir
! On pourrait dire que c’est l’ensemble des particularismes de la France par
rapport aux autres nations. Un pays où l’on s’obstine contre la volonté de la Commission européenne à manger des centaines de sortes de fromage au lait cru,
où l’on considère que tout est bon dans le cochon, où la cuisine est promue au
rang des beaux-arts, un pays ingénieux où ont été inventés l’automobile, la
photographie, le cinéma, l’aéronautique, le réfrigérateur, la machine à calculer, co-inventé l’avion, et dont les lointains ancêtres ont inventé le dessin et
la peinture, et même plus récemment la bande dessinée. Un pays d’inventeurs
de concepts à vocation universelle : le système métrique, la séparation des pouvoirs,
la déclaration des droits de l’homme et la laïcité. Un pays dans lequel les théories
économiques libérales suscitent un grand scepticisme, un pays qui refuse de se
soumettre à la politique étrangère américaine, un pays qui a refusé de sacrifier
ses libertés essentielles sur l’autel d’une constitution européenne antidémocratique
et antilaïque.
Or, là encore, Sarkozy utilise le procédé orwellien de l’antiphrase
! Rien ne l’indispose plus que nos particularismes nationaux. On l’imagine mal
défendre énergiquement le fromage au lait cru dans un marathon agricole à Bruxelles.
Il a clairement déclaré qu’il contredirait, au mépris de la démocratie, le
suffrage du peuple français en imposant un TCE condensé par un vote
parlementaire, il a dénoncé la laïcité dans un de ses livres et dans le
rapport Machelon, il est partisan d’un alignement sur la politique extérieure
américaine, il s’est d’ailleurs autosurnommé " Sarkozy l’Américain ", il est un chaud partisan de l’ultralibéralisme économique, il donne l’impression
que les droits de l’homme, pour lui, se résument aux droits des patrons et
actionnaires !
Un " ministère de l’Identité nationale ", selon
ce que l’on connaît de Sarkozy, ressemblerait plus à un " ministère de la
carte d’identité nationale ", sorte d’annexe du ministère de l’Intérieur
qui se préoccuperait plus de l’identification des citoyens par vidéosurveillance
à l’anglaise, ou par tout autre procédé électronique et biométrique, que de
promouvoir leur identité culturelle (comme pourrait le faire un Jean-Pierre
Coffe), selon le principe qu’un consommateur bien surveillé vaut mieux pour
les intérêts économiques qu’un citoyen indépendant d’esprit.
En conclusion, la France, dont la dette publique est abyssale,
n’a pas besoin de dépenser des fortunes pour un gadget ministériel aussi
inutile que coûteux pour le contribuable. Il suffit d’imaginer le budget d’achat
d’un grand bâtiment aux dimensions ministérielles à Paris, le salaire d’un ministre,
de son directeur de cabinet et des dizaines de fonctionnaires qui y
travailleraient si cette lubie était réalisée, pour condamner sans appel ce projet,
venant d’un candidat qui a pourtant fait de la réduction du nombre des
fonctionnaires son cheval de bataille !
NB : les renseignements concernant les compositions
gouvernementales sont disponibles sur le site France Diplomatie.