mercredi 26 janvier 2011 - par Paul Villach

« Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient » : une nouvelle version de la FAF !

On n’a que deux regrets : le premier est que les aveugles au nom de qui la Fédération des Aveugles de France l’organise, ne puissent pas voir cette amusante campagne publicitaire avec calendrier pour obtenir que les lieux publics leur soient accessibles comme une loi le prévoit à partir du 1er janvier 2015 ! Il est donc possible de défendre la cause d’un handicap sans recourir au sempiternel leurre d’appel humanitaire lacrymogène avec ses réflexes de compassion et de culpabilité à l’efficacité aussi incertaine qu’éphémère.

Le comique de farce pour capter l’attention
 
Pour capter l’attention de ceux qui ne veulent pas voir au profit de ceux ne le peuvent pas, les auteurs de cette campagne ont carrément fait le choix du comique de farce dont des personnalités en vue, à défaut d’ « être bien vus », font les frais.
 
La distribution est soignée car, du fait de leur seule notoriété, les stars exercent d’abord en elles-mêmes un attrait sur le public. À force de parader dans les médias, chacune est aussitôt identifiée à commencer par le président Sarkozy aux côtés de son épouse et cinq autres personnalités politiques, le directeur du FMI, M. Strauss-Kahn, le ministre de la culture M. Mitterrand, Mme Ségolène Royal, M. Cohn-Bendit avec Mme Duflot et Mme Parisot. Cinq stars de l’industrie du spectacle complètent la galerie du calendrier : trois animateurs de télévision, Drucker, Ardisson et Denisot, deux acteurs, Depardieu et Debbouze avec sa femme et un footballeur, Zidane.
 
Des stars à contre emploi déguisées en aveugle
 
Mais leur pouvoir de séduction qui tient lieu d’argument d’autorité dans les publicités où elles s’arrogent un rôle de prescription, n’est pas ici du tout recherché. Au contraire, on les fait jouer à contre-emploi. Les rôles sont inversés. On n’attend d’elle aucune consigne. Ce sont elles qui en reçoivent de la part de la Fédération par les slogans incrustés sur leur photo.
 
Ces stars de la politique et de l’industrie du spectacle sont, en effet, déguisées en aveugles : lunettes noires, canne blanche ou chien en laisse sont les métonymies traditionnelles de la panoplie du handicap. Les scènes sont irrésistibles : car mis hors de leur contexte habituel, tous ces m’as-tu-vu, soudain privés de regard, perdent de leur superbe. Les voilà qui rejoignent les rangs non seulement des gens ordinaires mais de ceux qui sont aux prises avec les inextricables difficultés quotidiennes de la cécité dans un environnement inadapté.
 
Le sourire naît du relâchement brutal de cette distorsion entre l’image qu’on a d’eux et le masque insolite dont ils sont affublés. Zidane qui cherche le ballon des yeux derrière des lunettes noires sur un terrain de football, tenant un chien d’aveugle en laisse, est un joyau de burlesque, à moins que par intericonicité, il ne faille y voir un ancien joueur infirme égaré qui ne fait plus que traverser le terrain, bras tendu pour se protéger d’un éventuel jet de ballon…
 
Sous la farce, une tragédie quotidienne
 
Car, hormis le cas de Zidane qui peut offrir par ambiguïté volontaire la métonymie d’un joueur de football loufoque, les autres scènes évitent de sombrer dans la farce débridée. Comme toujours, le choix du noir et blanc tend à conférer à chaque scène un climat dramatique par la conversion uniformisée des couleurs dans ce spectre appauvri et assombri. De son côté, le leurre de l’information donnée déguisée - elle aussi - en information extorquée ajoute la force du naturel : alors que chaque photo a été « donnée » évidemment, car prise en accord avec les intéressés, ils ont l’air d’être surpris dans leur vie quotidienne comme s’ils étaient photographiés à leur insu et/ou contre leur gré. On voit le président Sarkozy aux côtés de son épouse marcher la canne levée en avant pour prévenir l’obstacle : on est loin du frimeur en ray-ban qu’évoque cette photo par intericonicité. Denisot et Strauss-Kahn hasardent eux aussi leur canne devant eux. Royal et Depardieu, arrêtés, paraissent malgré l’assurance feinte de leur sourire, ne pas trop savoir où aller. Sous le comique de ces acteurs d’occasion arrachés soudainement à l’univers somptueux de la vue, perce la tragédie quotidienne de l’aveugle.
 
Toutes les photos sont pour cette raison assorties d’un slogan, en lettres noires contrastant sur le fond jaune d’un cadre, qui fixe un objectif politique tiré d’un bref diagnostic de la situation situé en dessous. L’humour et l’ironie ont parfois dicté le choix de chacun selon la personnalité concernée : en incrustation sur sa photo, le président Sarkozy, par exemple, se voit assigner par fonction la mission de « faire respecter la loi  », le ministre de la culture, d’ « encourager la lecture  » et la patronne du MÉDEF, de « favoriser l’emploi  ». Le président de la Fédération des Aveugles de France se réserve le slogan général de la campagne avec un joli jeu de mots sarcastique entre sens propre et sens figuré : « Faut être qui aujourd’hui pour être bien vu ? Nous aussi nous voulons être bien vus  »
 
Sous la farce, l’ironie, le sarcasme et le symbole
 
La farce qui visait à capter l’attention est ainsi relayée par l’ironie, le sarcasme et le symbole qui prolongent la réflexion. Les auteurs de cette campagne pensent évidemment le contraire de ce qu’ils montrent en laissant des indices pour le deviner : le déguisement d’aveugle dont ils affublent les stars, vise non pas à les faire plaindre de leur sort, mais à leur faire ouvrir les yeux ainsi qu’à tous ceux qui les regardent et s’en amusent, sur la vie difficile d’un aveugle dans un environnement inadapté bien que la loi prévoit qu’il le soit à partir de 2015.
 
Mais l’ironie ne s’arrête pas en si bon chemin ; elle touche à l’exaspération du sarcasme : l’image d’aveugles qui est ainsi donnée de ces personnalités ne dénonce-t-elle pas plus généralement leur cécité intellectuelle et morale, quand, aux postes qu’ils occupent, politiques ou médiatiques, ils prétendent conduire leur concitoyens ? L’image de l’aveugle devient alors un symbole du guide partial et aveuglé décrit par un proverbe bien connu : « Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ». N’est-il pas singulier qu’une fédération d’aveugles soit obligée de rappeler à ceux qui voient par des slogans avec explications les grandes lignes d’une politique républicaine : « réduire les inégalités  », « garantir l’école pour tous  », « préserver la santé publique » ? 
 
Cette campagne de la Fédération des Aveugles de France montre qu’on peut promouvoir la lutte contre un handicap sans faire obligatoirement appel au réflexe de compassion stimulée par le leurre d’appel humanitaire. L’appel au respect des droits de chacun est sans doute autrement plus digne. Mais contre un certain degré d'indifférence au mal, l'ironie et le sarcasme deviennent les seules armes appropriées. Selon le président de cette Fédération, ces photos détournées l’auraient été sans l’accord des personnalités concernées : vont-elles oser attaquer en justice ? On en doute. Ce n’est pas le moindre gag ironique de cette campagne que d’obliger ces personnalités à se montrer aveugle à la violation de leur droit à disposer de leur propre image. On a parlé en début d’article de deux regrets : le second est de voir que, dans le casting, Karl Lagerfeld manque à l’appel. Paul Villach


4 réactions


  • pingveno 26 janvier 2011 12:07

    Faire des campagnes de pub c’est bien mais encore faut-il savoir ce qu’on espère en retour.

    Il y a quelques années je participais à un forum des associations, et parmi les autres associations présentes il y avait une association d’aide aux aveugles. Les personnes présentes étaient voyantes. Pourtant elles n’interpellaient quasiment pas les passants, distribuant seulement des alphabets braille en carton. Aucun prospectus qui aurait pu expliquer par exemple comment les aider.

    A propos, puisque cette campagne cible les politiques, je rappelle que l’UMP a offert à Gilbert Montagné un poste de réflexion sur le handicap. J’aimerais bien savoir si ça a donné quelque chose.

    Je suis aussi interpellé par les dernières affiches, ou plutôt le texte associé. On a l’impression qu’il faudrait en quelque sorte « traduire » les livres en Braille. Il serait peut-être bon d’expliquer que le Braille étant une autre manière d’écrire l’alphabet français, il ne s’agirait que de transcrire lettre à lettre, un ordinateur et une embosseuse peuvent le faire. S’il n’y a pas plus de livres en Braille c’est avant tout pour une raison technique : ça prend de la place, un dictionnaire récent en Braille occuperait à lui seul une bibliothèque complète !
    Ce qu’il faudrait ce serait un équivalent des liseuses (livres électroniques, e-pub). Et là tous les livres disponibles en e-pub seraient immédiatement disponibles en Braille. Mais sachant que tous les éditeurs essaient de tuer le livre électronique en vendant plus cher que la version papier des éditions électroniques truffées de DRM...


  • ZEN ZEN 26 janvier 2011 12:21

    Je suis déçu , Paul, j’attendais une ouverture sur le génial essai de Diderot
    L’aveuglement de nos élites people est incommensurable
    Les photos parlent d’elles-mêmes...


    • Paul Villach Paul Villach 26 janvier 2011 12:33

      @ Zen

      Mon titre me paraît suffisant et mon avant-dernier paragraphe lui fait écho.

      Le sujet de mon article est cette remarquable campagne qui rejette le sempiternel leurre d’appel humanitaire. Et cela me ravit ! Paul Villach


  • qui m'a mis ça ? qui m’a mis ça ? 26 janvier 2011 18:09

    les Ivoiriens sont aveugles aussi  !


Réagir