lundi 24 novembre 2008 - par
Jean Marie Colombani : Nous n’allons pas nous limiter à ce sujet des négociations de Doha avec Pascal Lamy, nous allons solliciter son diagnostic sur la crise, lui demander ce que serait une OMC financière puisque cette semaine, dans le magazine "Challenges" il a souhaité, ou suggéré que les pays du G20 par exemple puissent se mettre d’accords pour donner naissance à une OMC financière, qu’est-ce que cela voudrait dire, à quelles régulations cela pourrait-il correspondre, bref, les questions sont extrêmement nombreuses, merci donc Pascal Lamy d’être avec nous et je passe la parole à Jean Claude Casanova qui va vous poser nos premières questions.
Jean Claude Casanova : Dans la Presse, tout le monde fait la comparaison avec les années 30 ce qui est plus justifié que la comparaison avec 1945. Mais, c’est comme si l’humanité, le monde avait pris conscience des erreurs graves qui avaient été commises dans les années 30. Il y a eu 4 erreurs. La première, il n’y a pas eu de coordination internationale. Deuxième erreur, on a laissé faire, notamment aux Etats Unis, les faillites bancaires. La FED n’a pas compris quelle était la situation monétaire et financière. Troisième erreur, les gouvernements, à l’exception à partir de 1933 en Allemagne, n’ont pas su faire de déficits et soutenir la demande globale. Et enfin, il y a eu une gigantesque réaction protectionniste. Tout le monde s’est un peu isolé, l’Angleterre a élargi la préférence impériale, il y avait des tendances protectionnistes qui existaient et qui ont ressurgi. Aujourd’hui la coordination existe, la dernière réunion du G20 le montre, tous les pays font en sorte d’éviter les faillites bancaires et d’éviter que le système financier s’interrompe ou soit gravement troublé, tous les pays acceptent un accroissement des déficits et sont décidés à soutenir la demande, et enfin, à la dernière réunion du G20, le président de la commission européenne l’avait dit qu’il faut absolument éviter qu’il y ait des phases protectionnistes. Donc c’est comme si le monde avait retenu la leçon des années 30. Le problème est de savoir si cela suffit et si l’on parviendra bien dans les 4 domaines que je viens d’indiquer, les deux plus importants étant les deux derniers, c’est-à-dire soutenir la demande, éviter une montée forte du chômage, éviter qu’un certain nombre de pays soient en graves difficultés, et enfin éviter les tentations protectionnistes.
Pascal Lamy : Je crois que l’analyse de Jean Claude Casanova est bonne, elle a l’avantage de nous faire réfléchir sur ce qu’on peut tirer comme leçons du passé. Ce qui a changé par rapport au monde des années 30 qui a vu effectivement cette énorme crise globale, c’est que le monde d’aujourd’hui est encore plus globalisé et interdépendant qu’il ne l’était à l’époque. La technologie, la réorganisation mondiale de tous les systèmes de production de biens, de services, voire même la libre circulation d’un certain nombre de personnes, certains d’ailleurs circulant, non pas parce qu’ils sont libres, mais parce qu’ils sont contraints, a créé un monde où tout accident quelque part se répercute immédiatement et de manière beaucoup plus immédiate que par le passé. Cela est dû à la profonde transformation de la manière dont le capitalisme de marché fonctionne aujourd’hui. Ce sont tous ces systèmes de production qui sont éclatés, des chaînes qui combinent des productions de biens et de services et si à un endroit de la chaîne quelque chose se passe ça réagit immédiatement. Donc de ce point de vue là, le monde d’aujourd’hui est totalement interdépendant. Ce qui n’a pas changé profondément depuis les années 30 c’est que l’organisation du pouvoir, l’ensemble du système de régulation n’a que faiblement évolué, oui il a évolué, et l’OMC est de ce point de vue là assez typique, mais si vous prenez le monde de la finance, il n’y a pas aujourd’hui de régulation globale en matière financière, qui ferait que les différents pays sont tenus les uns par rapport aux autres à des disciplines qui créent de la confiance. Non pas qu’il manque de régulations nationales ou domestiques, il y a des régulations du système financier, mais elles ne sont pas globales. Si vous prenez l’origine de cette crise financière, qui est effectivement une espèce de contraction énorme de la sphère financière qui fait suite à une dilatation énorme, on voit bien que les circonstances domestiques sont différentes.
JMC : Alors Pascal Lamy, est-ce que ce schéma exposé par Jean Claude Casanova correspond à votre idée d’une OMC financière que vous avez évoquée ?
PL : Mettre dans ma bouche qu’il faudrait une OMC de la finance c’est un raccourci qu’il faut laisser à vos collègues journalistiques. Je n’ai pas la prétention de présenter l’OMC comme le modèle parfait. Mais, il est vrai que nous avons à l’OMC une combinaison qui est celle qu’il faut dans d’autres domaines entre un accord idéologique mondial sur le fait que l’ouverture des échanges progressive et négociée c’est l’objectif, c’est le ciment idéologique des 153 membres de l’OMC. On a un accord sur le fait que pour ça il faut des règles, on a un accord sur le fait qu’on les négocie à l’OMC, et qu’on les adopte par consensus ; de ce point de vue là l’OMC demeure dans le système westphalien classique de la souveraineté des Etats nations qui ne peut être érodé qu’avec le consentement des Etats nations en question ; on a des mécanismes de surveillance ; on a un mécanisme de règlement des différends. Ce sont bien les différents ingrédients qui sont nécessaires pour une régulation globale.
JMC : Alors Pascal Lamy, vous êtes aux avants postes pour mesurer le degré de tension qui peut exister ou se créer, qui donnerait un coup d’arrêt au processus que vous observez bien sûr au premier chef qui est le processus de libéralisation des échanges, qui avait été interrompu à l’été dernier avec l’échec de Doha. D’où viennent à vos yeux les tensions les plus fortes, est-ce que c’est l’élection d’un démocrate aux US qui va …, on comprend la demande de protection par ailleurs des opinions, la demande est réelle, elle est forte, mais si je voulais caricaturer un peu je dirais : voilà, déjà la mondialisation, la libéralisation, c’était quelque chose qui était difficile à vendre politiquement parlant dans nos pays, alors que cette libéralisation, cette mondialisation nous avait apporté des augmentations de revenus et des baisses de prix. Dans une période où vont survenir des baisses de revenus et des augmentations de prix, est-ce que ça ne va pas devenir, non seulement une tâche impossible, mais est-ce qu’on ne va pas repartir dans l’autre sens ? Comment appréciez-vous les choses ?
PL : C’est certainement une question majeure … Je réponds à Jean Marie Colombani que je préfère parler d’ouverture des échanges plutôt que de libéralisation, et la différence c’est que l’ouverture peut, et je dirais personnellement, elle doit être régulée. Quand on dit libéralisation, immédiatement on pense dérégulation, laissé faire …
JMC : ça a une connotation idéologique tout de suite …
PL : Absolument. L’ouverture des échanges ça n’est pas la dérégulation. On peut ouvrir son marché à des opérateurs étrangers en matière financière, tout en soumettant ses institutions financières à des règles prudentielles au même titre qu’on le fait pour les institutions nationales. Si on ouvre le marché dans l’agroalimentaire, rien n’empêche, et d’ailleurs c’est le cas dans le monde d’aujourd’hui de prendre les précautions nécessaires pour que, s’il y a un animal malade quelque part sur le contient sud américain, il ne se retrouve pas sans contrôle sur les territoires européens ou américain. Donc distinguons, et je crois que c’est très important pour répondre clairement à votre question, distinguons ouverture et laissé faire, ça n’est pas la même chose. Il faut de l’ouverture avec des régulations et des précautions Sur la crainte, disons le sentiment protectionniste, je crois qu’il y a là dedans deux éléments, un élément très classique de l’histoire humaine dès lors que le commerce a commencé à mettre en contact les sociétés et les systèmes économiques et les systèmes sociaux, c’est le fait que si vous ouvrez vos échange, Ricardo l’a dit, Smith l’a dit, ceux qui en profitent sont ceux qui ont un avantage comparatif, et donc l’ouverture des échanges n’est pas neutre économiquement, politiquement, socialement. Il y a des gagnants, il y a des perdants et vous avez toujours dès lors que ceci obéit à des processus démocratiques, vous avez des résistances chez ceux pour qui l’ouverture des échanges est une mauvaise nouvelle, parce qu’ils auront des concurrents plus efficaces qu’eux, … et il est vrai que, il reste que dans les systèmes démocratiques, disons les victimes ont souvent une voix une position, une capacité plus forte que tous ceux qui en bénéficient et qui ne savent pas forcément que s’ils achètent moins cher c’est grâce à l’ouverture des échanges. Ca c’est là, ça restera là, c’est une affaire de gestion politique.
Je crois que la seconde demande, là ou la vraie demande de protection s’exprime, et c’est sans doute ce qui explique les craintes, c’est une demande de protection sociale. Là où, par exemple, on constate aux Etats unis que si l’opinion d’il y a 10 ou 15 ans était majoritairement favorable à l’ouverture commerciale, et aujourd’hui ils manifestent majoritairement des craintes, c’est parce que aux Etats Unis les perdants sont mal protégés. Et c’est pas une question de savoir s’ils sont bien protégés ou mal protégés commercialement à la frontière à des tarifs, à des barrières tarifaires, à des barrières non tarifaires, la question c’est de savoir s’ils sont protégés dans leur être dans leur parcours individuel, familial, de ce point de vue, et je sais que cette opinion est une opinion, disons idéologiquement teintée, et c’est la raison pour laquelle je crois profondément que, plus d’ouverture signifie plus de protection et que cette protection elle est de nature sociale. Ce sont des questions de retraite, d’éducation, de pouvoir payer l’éducation des ses enfants, ce sont des questions de logement, ce sont des questions de formation, de fonctionnement de marché du travail, et je crois qu’on ne peut pas dans le monde d’aujourd’hui, essayer de bénéficier de ces éléments très positifs de la globalisation que Jean Marie Colombani a cité sans en même temps reconnaître que ceci génère une demande de protection supplémentaire.
Dans le monde d’aujourd’hui, si vous regardez les sondages d’opinion, les pays les plus favorables à l’ouverture des échanges sont ceux qui ont des systèmes de protection sociale sophistiqués. Les pays qui craignent le plus l’ouverture des échanges sont ceux qui ont des systèmes de protection sociale intermittents, pointillés ou très très peu développés. Et je ne crois pas que dans le monde d’aujourd’hui on puisse être l’avocat des bienfaits de l’ouverture de la globalisation sans reconnaître qu’il y a toute une partie de l’humanité, elle n’est pas majoritaire, mais ça ne suffit pas à régler la question, pour qui ceci comportes des problème supplémentaire. Alors ceci sort du cadre de l’OMC parce que le système international est organisé en compartiments, chacun des membres du système international voit le commerce à l’OMC , la santé à l’OMS, le travail à l’OIT, et les télécommunications à l’intérieur de l’UIT, il n’y a pas de gouvernement mondial, il n’y a pas de fonction d’utilité globale, … il n’empêche que ceci, la cohérence entre ce qu’on veut faire en matière d’ouverture et ce qu’on veut faire en matière de protection est quelque chose qui doit être géré au niveau national et d’un certain point de vue au niveau international.
JCC : Oui, ce que dit Pascal Lamy va exactement au cœur du problème et je me désole toujours de la simplification idéologiquefrançaise, parce qu’au fond le problème est relativement simple, il faut trouver la protection complémentaire à l’ouverture, et pas la protection contradictoire, c’est à dire qu’il faut trouver, vous avez mentionné le problème de l’industrie automobile aux US, il y a une nécessaire restructuration dans le marché mondial de l’automobile, il y a une nécessaire restructuration de l’industrie américaine, elle est bloquée par le système de retraites liées aux deux grandes firmes américaines, donc il faut trouver une protection qui garantisse aux ouvriers de l’industrie automobile américains qui percevront des retraites équivalentes à ce qu’ils auraient perçu dans le système de firmes, et laisser avancer la mondialisation du marché mondial de l’automobile, qui profite à tout le monde, qui abouti à des modèles moins chers, à de plus grandes échelles de production. Et c’est un peu la même chose je dirais sur le plan financier. Parce que, qu’est-ce qui s’est passé au point de vue des finances ? c’est, avec l’ampleur des mouvements de capitaux, la convertibilité, l’ouverture extérieure, aujourd’hui les ouvriers chinois ont intérêt à la réglementation financière du monde, parce qu’il y a une très forte épargne dans le monde asiatique, cette épargne doit être placée dans des instruments financiers. Ces instruments financiers doivent conserver leur pouvoir d’achat et obtenir une certaine rémunération. Si le monde financier devient un monde chaotique, hé bien le développement de l’Asie peut être freiné ou compromis. Donc il y a un intérêt mondial à trouver une réglementation financière complémentaire de l’ouverture des échanges et toute la difficulté démocratique ou politique des problème économiques c’est d’arriver à faire comprendre aux opinions qu’il n’y a pas des contradictions mais le plus souvent des complémentarités qui exigent justement ce que disait Pascal Lamy à propos de l’OMC, la coopération internationale avec les formes institutionnalisées permettant l’installation des mécanismes correcteurs.
JMC : Pascal Lamy, il y a aussi une grande préoccupation aujourd’hui qui est de savoir jusqu’où doit aller une relance de l’économie mondiale. Donc chacun y va un petit peu de son plan de relance, avec un souhait français qui était de voir l’UE adopter un plan de relance coordonné, une réticence allemande, encore que les choses sont en train d’évoluer, et en tout cas à Bruxelles on prépare quelque chose qui ressemblerait à une coordination dans la relance de chacune de nos économies. Comment voyez-vous vous même cette problématique à l’échelle d’où vous regardez les choses, c’est à dire à l’échelle planétaire ?
PL : Je crois que la question de savoir quelle est la dose de stimulation macro économique est maintenant sur la table, partout : elle l’est au Japon depuis 15 ans, aux Etats Unis depuis un an, elle est en Europe depuis une semaine. Donc il est évident que après cette phase, disons pompier, il a fallu stabiliser un certain nombre d’institutions financières pour éviter l’effondrement complet du système, on est, compte tenu de la percolation de la crise financière dans l’économie réelle, on est dans une phase où il faut stimuler la demande. Pour éviter à court terme, le risque de déflation, même si, on y reviendra peut-être, si on fait ça proprement, il faudra aussi penser à moyen terme à éviter le risque d’inflation. Parce qu’il y a tellement de liquidités dans le système, que en fait, on est en train de créer les éléments d’une nouvelle bulle si notamment les politiques monétaires ne s’adaptent pas d’ici quelques mois ou quelques années.
Alors, sur la question du stimulus macroéconomique, je crois que les ordres de grandeur sont sur la table, c’est de l’ordre de 1% à 2% par an du PNB des pays qui en ont les moyens, j’y reviens dans un instant, et la question, il y a deux questions, quel est le bon dosage, est-ce que c’est de l’investissement, est-ce que c’est de la consommation ? Et on ne stimule pas de la même manière avec des budgets publics, la consommation et l’investissement. Certains disent que c’est un problème de consommation, il faut je ne sais pas quoi, baisser la TVA, d’autres disent non non non, c’est un problème d’investissement et d’infrastructures, et c’est comme ça qu’il faut relancer la demande. On peut regarder et interpréter Keynes chacun à sa manière, la difficulté étant que tout le monde n’est pas dans la même situation. Stimuler l’économie à base de dépenses budgétaires ça veut dire créer de l’endettement. Les européens sont à 70% de taux d’endettement par rapport au PNB, et 70% c’est une moyenne. La France est dans la moyenne, l’Espagne est à 40, l’Italie est à 120. Très difficile de faire du déficit budgétaire supplémentaire en Italie, et d’ailleurs on voit déjà que sur les marchés financiers, malgré la police d’assurance de stabilité qu’est l’euro, la dette italienne ne se négocie plus tout a fait au même prix que la dette allemande. Les japonais qui sont à 170% n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre. Donc là il y a un problème de butée si je puis dire, et la leçon à tirer, il faut revenir en arrière, la bible parlait de vaches maigres et de vaches grasses. Il faut dans l’avenir, que pendant les années de vaches grasses on pense qu’il y aura des années de vaches maigres, et donc d’une manière générale, il ne faut pas surcharger l’endettement public, parce que ce sont les marges de manœuvre dont on a besoin dans ce genre de circonstances.
JCC : Oui, non mais je, il y a ce problème, je crois en gros que les gouvernements le mesurent, on ne sent pas si vous voulez de fermeture comme ça a été dramatique dans l’entre deux guerres, mais est-ce qu’il n’y a pas aussi un problème des économies émergentes qui vont trouver de graves difficultés, parce qu’ils ont de très graves déficits des balances de paiement etc., autrement dit, est-ce qu’il n’y a pas sur le plan international, en plus disons de la grande vague de relance, la nécessité d’une coopération internationale qui veille à préserver ou à améliorer la situation de certains pays ?
JMC : Alors la situation des BRIC : Brésil, Russie, Inde et Chine ?
JCC : Oui, l’Argentine aussi.
PL : Bon, il y a dans cette catégorie des pays émergents, qui est effectivement fondamentales parce que c’est le tiers de l’économie mondiale qui pour l’instant n’est pas en récession. Les deux tiers de l’économie mondiale est entrée en récession, et c’est certain que si le tiers restant y passe aussi la crise sera encore plus profonde qu’elle ne s’annonce. Dans cette catégorie, vous avez des pays relativement fragiles, classiquement fragiles si je puis dire, comme l’Argentine, comme la Russie, comme le Pakistan. Vous avez des pays qui étaient fragiles, et qui sont sortis, en raison de la qualité de leurs politiques économiques et sociales, de cette catégorie. Le Brésil n’est pas dans cette catégorie aujourd’hui, le Mexique n’y est plus, l’Indonésie non plus, et puis vous avez des économies continents comme la Chine et l’Inde, la chine est encore très riche, elle n’a au contraire pas de balance des paiements, et la question chinoise c’est un peu comme la question américaine, d’un certain point de vue. Est-ce que, pour stimuler l’économie chinoise, comment fait-on ? Est-ce que c’est de nouveau des infrastructures, est-ce qu’il faut stimuler la consommation au risque que cette stimulation ne se traduise par une épargne supplémentaire, là on revient au problème de la protection sociale, … je me souviens il y a quelques années, avoir lu, j’avais failli tomber de ma chaise, une étude du FMI disant, au fond, le bon dosage dans l’économie chinoise c’est d’introduire la sécurité sociale en Chine. Parce que, à ce moment là, davantage de consommation se traduit effectivement par davantage de croissance, alors qu’autrement c’est de l’épargne qui en gros part en bons de trésor américains…
JMC : Pour un pays communiste, c’est en effet un exploit de songer à instaurer une sécurité sociale ...
PL : Mais je crois à bien des égards, que ça confirme ce point de vue que dans un monde plus globalisé, plus efficient, plus risqué, il faut pouvoir couvrir l’anxiété, cette peur de l’avenir qui, regardez tous les sondages, s’est diffusée dans toute l’humanité. Et je crois que pour des raisons disons civilisationnelles , on ne peut pas vivre avec la peur de l’avenir, c’est pas seulement la question du progrès qui est en cause, c’est l’ensemble de la stabilité et du vouloir vivre ensemble de beaucoup de gens. Donc, pour revenir à votre question, je crois que le sort de ces économies émergentes est absolument crucial, le FMI a les moyens de traiter disons des cas de déséquilibre des balances de paiement qui menacent certains pays. Des pays comme l’Inde ou la Chine sont si je puis dire hors de proportion, mais il y a des sujets, il y a des cas qu’on peut traiter d’ores et déjà. Je prends un exemple de connexion absolument immédiate entre la crise financière et l’économie réelle qui est le problème du financement du commerce extérieur. 90% d’échanges commercial mondial fonctionne sur la base de crédits court terme, depuis qu’on a inventé la lettre de crédit au moyen age. Un des effets de la crise financière a été cette espèce d’assèchement de la liquidité, de montée des primes de risque et la première victime de cela a été le financement du commerce extérieur. Si l’Egypte, ou l’Indonésie, ou l’Afrique du Sud, ou même le Brésil, qui a si je puis dire, les moyens que d’autres n’ont pas forcément compte tenu de sa taille, de réagir à ça, si le financement du commerce extérieur est asséché, à ce moment là, c’est directement tous les producteurs dans ces pays qui sont asséchés. Donc je crois que ce sujet, et d’ailleurs j’avais essayé de faire en sorte que le G20 s’y penche, la BM, les banques régionales de développement, tous les organismes de crédit import export y travaillent, voilà un sujet sur lequel dès maintenant on peut essayer d’éviter que ce tiers dont je parlais ne soit totalement contaminé par les deux autres tiers.
JCC : Ce que vous venez de dire montre la très étroite relation qu’il y a entre la finance et le réel. Et un des dangers de la discussion actuelle, particulièrement en France, c’est que certains voudraient faire croire que la finance est quelques chose d’artificiel et qu’il faut revenir à la réalité. Ce que vous venez de dire pour le crédit du commerce extérieur, est également vrai pour tout l’aspect social. Vous l’avez dit tout à l’heure, il y a dans le monde une peur d’avenir, un besoin de sécurité, au fond on craint l’avenir et on veut que l’avenir soit sûr. Mais comment peut-on faire que l’avenir soit sûr ? C’est qu’il faut avoir sur l’avenir des créances certaines. Autrement dit, c’est fondamentalement un problème financier, Les retraites, qu’est-ce que c’est qu’un système de retraites ? C’est un système de créances sur l’avenir, c’est un système financier, et donc la finance si vous voulez, la réflexion sur les instruments de la finance, qu’il s’agisse du crédit à l’exportation, ou qu’il s’agisse des systèmes de retraite ou qu’il s’agisse de la façon dont on place son épargne, c’est extrêmement important. C’est une grande naïveté, c’est un archaïsme de croire qu’il y a un réel qui existe à part et que la finance est une espèce de spéculation de boursicoteurs de banquiers avides, etc. Au contraire, d’une certaine façon la finance qui est une projection vers l’avenir est la seule façon qui permet de rendre la société plus stable et aux gens de vivre plus longtemps dans des conditions meilleures…
JMC : Même si on peut considérer aussi que l’avidité existe aussi…
JCC : Bien sûr, et pour se développer , la finance favorise les financiers, c’est incontestable, ils ont beaucoup gagné d’argent dans les 15 dernières années…
JMC : Jamais je n’ai autant lu dans la presse américaine le mot cupidité inscrit en lettres grasses. Un dernier point …
PL : Je crois qu’il ne faut pas confondre la morale avec le capitalisme de marché. La morale est une question d’abord individuelle , je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une morale collective, le capitalisme de marché a ses propres modes de fonctionnement, je ne suis pas d’ailleurs de ceux qui pensent que c’est le modèle idéal, loin de là, mais on ne peut pas nier qu’il y a dans l’économie marchande une grande question de savoir qu’est-ce qui doit être marchand ou pas marchand, il y a forcément de la spéculation, et de la cupidité, encore une fois ce n’est pas une affaire de morale collective : à penser que c’est une morale collective, on en finit par penser que c’est une question individuelle. Non ça n’est pas une question de comportement individuel, c’est une question de comportement collectif et du comportement collectif, ça s’appelle des principes et des règles.
JMC : Alors Pascal Lamy, est-ce que d’une façon ou d’une autre on peut penser qu’un redémarrage des négociations qui ont été interrompues et donc de rouvrir la marche vers l’ouverture dont vous parliez tout à l’heure peut être un élément de la sortie de crise ? J’ai vu qu’il y a quelques jours, l’actuel et pour très peu de temps encore secrétaire d’État américain au commerce que vous connaissez bien, Mme chouabe (Schwab ? Ou Donald Evans ?) vient de dire qu’il y avait peut-être une petite fenêtre d’ici la fin de l’année qui permette de ré-enclencher le processus. Au delà de cette question, est-ce que il existe ou non cette petite fenêtre Pascal Lamy, considérez-vous qu’un redémarrage des discussions pourrait être un élément de sortie de la crise ?
PL : Ces discussions n’ont pas réellement cessé, elles ne se sont pas interrompues elles ne sont pas arrêtées. Il y a eu des hauts et des bas, on a failli franchir en juillet dernier l’avant dernière étape, de cette grande négociation sur beaucoup de sujets dont on ne voit généralement dans les médias que les questions de régulation des subventions agricoles ou de régulation des tarifs industriels, il est vrai que nous avons failli franchir cette avant dernière étape en juillet, et que la question qui est posée c’est de savoir si on se remet, au niveau ministériel, autour de la table, avant la fin de l’année pour finir ce travail ce qui ouvrirait la voie à la conclusion de la négociation de l’année prochaine. Sur ce point, politiquement la réponse est claire, c’est oui, nous devons essayer. C’est ce que les ministres du G20 et les chefs d’Etats et de gouvernement du G20 ont dit. C’est ce que les pays les moins avancés avec lesquels j’ai justement travaillé au Cambodge ces deux derniers jours, c’est ce qu’ils ont dit clairement et collectivement ; c’est ce que vient de dire aujourd’hui le sommet de l’APEC qui réunit les riverains du Pacifique. Donc au niveau politique, la réponse à votre question, elle est oui, nous devons essayer de nous remettre autour de la table avant la fin de l’année. Est-ce que ceci suffit ? Non, il faut aussi que le travail technique soit suffisamment bien préparé sur les quelques questions qui restent ouvertes et ça c’est ce que je fais à longueur de journée à Genève. Je vais réunir de nouveau dimanche l’ensemble des parties prenantes pour organiser le travail. Nous avons un signal des grands chefs qui est, oui il faut essayer d’y arriver. A nous de réunir les conditions techniques, je pense que c’est possible, ça suppose simplement que dans les 15 jours qui viennent, les négociateurs se comportent fidèlement aux instructions qu’ils viennent de recevoir de leurs chefs. Comme les négociations sont très complexes, qu’il y a des tas d’interrelations tactiques entre les différents sujets les uns les autres, ce n’est pas forcément parce que le chef dit "je souhaite que cette négociation réussisse" que le négociateur va accepter tel ou tel compromis qu’il n’accepterait pas autrement.
JMC : le souhait américain est-il bipartisan ou est-il est limité à l’administration finissante ?
PL : Pour l’instant seule l’administration finissante négocie. De toutes façons aux Etats Unis l’essentiel des décisions sur la politique commerciale ne se prend pas au niveau du gouvernement, elle se prend au niveau du congrès. La question c’est de savoir s’il y aura une majorité suffisante bipartisane au congrès le moment venu sur le paquet global, sur la fin de la négociation qui de toutes façons n’apparaîtra au mieux que à un moment de l’année prochaine. Mais pour répondre à votre question, politiquement le signal des grands chefs c’est qu’il faut exploiter cette fenêtre d’opportunité, donner ce signal que maintenant on est prêt à réinvestir dans cette espèce de police d’assurance contre le protectionnisme qu’est l’OMC. Ils veulent le faire et ils ont encore plus de raisons de le faire qu’il y a quelques mois. Reste à savoir si techniquement les négociateurs en sont capables, et ça c’est le test des 15 jours prochains.
JMC : Merci Pascal Lamy, je rappelle que vous êtes Directeur général de l’OMC. On a compris que tout en étant à ce poste éminent vous n’avez rien cédé de vos convictions puisque vous avez plaidé que l’ouverture et le social vont ensemble, que vous n’oubliez donc jamais le social. Merci donc d’avoir été avec nous en duplex de Genève qui est le siège de l’OMC.
Mais attention, pour Pascal Lamy, s’il y a une mauvaise idéologie il y a aussi une bonne idéologie : " l’ouverture des échanges progressive et négociée c’est l’objectif, c’est le ciment idéologique des 153 membres de l’OMC".
Le capitalisme, on sait ce que c’est, l’économie de marché aussi, mais le capitalisme de marché, n’a semble-t-il pas été défini. Et l’on regrette que, malgré son plaidoyer soutenant que " l’ouverture et le social vont ensemble", Pascal Lamy n’ait pas évoqué la société de marché qui fait si peur à Michel Rocard, et à nous.
Où l’on voit qu’il est difficile de savoir si Pascal Lamy est naïf ou cynique. J’invite les lecteurs qui ne connaîtraient pas bien l’OMC à lire mon précédent article : "L’OMC, le bras armé de la main invisible ? "
Pascal Lamy souhaite créer une OMC financière
Pascal Lamy, Directeur général de l’OMC, était l’invité de Jean Marie Colombani et Jean Claude Casanova samedi dernier 22 novembre, dans l’émission "La Rumeur du monde". Dans la suite d’un précédent article consacré à l’OMC, l’article présent propose aux lecteurs d’Agoravox qui veulent comprendre les politiques des gouvernements occidentaux pour répondre à la crise actuelle, une retranscription intégrale des propos échangés durant l’émission : Pascal Lamy nous donne dans cet interview, de précieuses clés de lecture.
Note préliminaire : "GENÈVE (AFP) — Une réunion ministérielle pour conclure le cycle de Doha sur la libéralisation des échanges commerciaux, entamé en 2001, pourrait bien avoir lieu en décembre au siège de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une semaine après l’appel des pays industrialisés et émergents (G20) de conclure le cycle avant la fin de l’année pour contrer les tentations protectionnistes dans une période de grave crise économique, l’espoir renaît de mettre enfin un terme au cycle de Doha considéré comme moribond après l’échec de la dernière rencontre ministérielle de juillet (…) Cette fois, Pascal Lamy semble disposer de l’appui politique qu’il attendait pour relancer le cycle qui avait buté l’été dernier sur une confrontation entre l’Inde et les Etats-Unis à propos d’un mécanisme de protection des marchés agricoles face à une augmentation des importations."
Avertissement : Dans la suite, les interventions de Jean Marie Colombani (JMC) et de Jean Claude Casanova (JCC) seront en italiques pour les distinguer de celles de Pascal Lamy (PL).
Jean Marie Colombani : Nous n’allons pas nous limiter à ce sujet des négociations de Doha avec Pascal Lamy, nous allons solliciter son diagnostic sur la crise, lui demander ce que serait une OMC financière puisque cette semaine, dans le magazine "Challenges" il a souhaité, ou suggéré que les pays du G20 par exemple puissent se mettre d’accords pour donner naissance à une OMC financière, qu’est-ce que cela voudrait dire, à quelles régulations cela pourrait-il correspondre, bref, les questions sont extrêmement nombreuses, merci donc Pascal Lamy d’être avec nous et je passe la parole à Jean Claude Casanova qui va vous poser nos premières questions.
Jean Claude Casanova : Dans la Presse, tout le monde fait la comparaison avec les années 30 ce qui est plus justifié que la comparaison avec 1945. Mais, c’est comme si l’humanité, le monde avait pris conscience des erreurs graves qui avaient été commises dans les années 30. Il y a eu 4 erreurs. La première, il n’y a pas eu de coordination internationale. Deuxième erreur, on a laissé faire, notamment aux Etats Unis, les faillites bancaires. La FED n’a pas compris quelle était la situation monétaire et financière. Troisième erreur, les gouvernements, à l’exception à partir de 1933 en Allemagne, n’ont pas su faire de déficits et soutenir la demande globale. Et enfin, il y a eu une gigantesque réaction protectionniste. Tout le monde s’est un peu isolé, l’Angleterre a élargi la préférence impériale, il y avait des tendances protectionnistes qui existaient et qui ont ressurgi. Aujourd’hui la coordination existe, la dernière réunion du G20 le montre, tous les pays font en sorte d’éviter les faillites bancaires et d’éviter que le système financier s’interrompe ou soit gravement troublé, tous les pays acceptent un accroissement des déficits et sont décidés à soutenir la demande, et enfin, à la dernière réunion du G20, le président de la commission européenne l’avait dit qu’il faut absolument éviter qu’il y ait des phases protectionnistes. Donc c’est comme si le monde avait retenu la leçon des années 30. Le problème est de savoir si cela suffit et si l’on parviendra bien dans les 4 domaines que je viens d’indiquer, les deux plus importants étant les deux derniers, c’est-à-dire soutenir la demande, éviter une montée forte du chômage, éviter qu’un certain nombre de pays soient en graves difficultés, et enfin éviter les tentations protectionnistes.
Pascal Lamy : Je crois que l’analyse de Jean Claude Casanova est bonne, elle a l’avantage de nous faire réfléchir sur ce qu’on peut tirer comme leçons du passé. Ce qui a changé par rapport au monde des années 30 qui a vu effectivement cette énorme crise globale, c’est que le monde d’aujourd’hui est encore plus globalisé et interdépendant qu’il ne l’était à l’époque. La technologie, la réorganisation mondiale de tous les systèmes de production de biens, de services, voire même la libre circulation d’un certain nombre de personnes, certains d’ailleurs circulant, non pas parce qu’ils sont libres, mais parce qu’ils sont contraints, a créé un monde où tout accident quelque part se répercute immédiatement et de manière beaucoup plus immédiate que par le passé. Cela est dû à la profonde transformation de la manière dont le capitalisme de marché fonctionne aujourd’hui. Ce sont tous ces systèmes de production qui sont éclatés, des chaînes qui combinent des productions de biens et de services et si à un endroit de la chaîne quelque chose se passe ça réagit immédiatement. Donc de ce point de vue là, le monde d’aujourd’hui est totalement interdépendant. Ce qui n’a pas changé profondément depuis les années 30 c’est que l’organisation du pouvoir, l’ensemble du système de régulation n’a que faiblement évolué, oui il a évolué, et l’OMC est de ce point de vue là assez typique, mais si vous prenez le monde de la finance, il n’y a pas aujourd’hui de régulation globale en matière financière, qui ferait que les différents pays sont tenus les uns par rapport aux autres à des disciplines qui créent de la confiance. Non pas qu’il manque de régulations nationales ou domestiques, il y a des régulations du système financier, mais elles ne sont pas globales. Si vous prenez l’origine de cette crise financière, qui est effectivement une espèce de contraction énorme de la sphère financière qui fait suite à une dilatation énorme, on voit bien que les circonstances domestiques sont différentes.
Prenez l’exemple des USA et du Canada qui sont deux pays qui sont complètement interconnectés des points de vue économique et financier : le système financier Canadien n’a pas du tout connu le type d’accident que le système américain a connu. Et pourtant les Canadiens sont maintenant victimes de l’accident du système américain. Donc je crois que de ce point de vue là il faut tirer les leçons de ce décalage très important entre la gouvernance et la réalité économique et d’un certain point de vue sociale, du monde d’aujourd’hui. Je prends un autre exemple, auquel on ne pense pas souvent : l’impact que va avoir cette crise sur les transferts de fonds des travailleurs migrants, aujourd’hui de l’ordre de 300 mds de $ par an. Si cela rétrécit de 50 ou 100 mds de $ c’est l’équivalent de toute l’aide au développement qui est rayé de la carte ça ce sont des éléments qu’il faut reconnaître et qu’il faut prendre en compte et c’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas attendu cette crise pour plaider pour qu’il y ait cette régulation globale et si je suis venu essayer de plaider pour cette régulation à l’OMC c’est parce que je pense qu’il faut précisément la bonne combinaison entre l’ouverture et la régularisation.
JCC : je crois que Pascal Lamy met le doigt immédiatement sur le problème et on va mesurer la capacité des gouvernements du monde à aller dans les 2 ans qui viennent dans ce sens. Je voudrais suggérer une hypothèse à Pascal Lamy : il faudrait que logiquement le système international, disons l’équivalent du G20, définisse des règles futures du fonctionnement du système financier qui serait une combinaison des règles prudentielles : à quelles conditions a-t-on le droit de faire du crédit, comment doit-on assurer le crédit, comment peut-on établir une relation entre les actifs et le crédit que l’on fait, etc. Chaque pays sera évidemment chargé d’appliquer cette régulation. Mais pour passer au stade international que souhaite Pascal Lamy (cf. GATT -> OMC), il faudra qu’il y ait une instance internationale qui vérifie la conformité des règles nationales par rapport aux règles internationales qui ont été édictées, et qui éventuellement puisse intervenir. Le FMI pourrait jouer un rôle dans le sens d’un approfondissement des conditions de la convertibilité. L’échange libre des monnaies n’a de sens que si les systèmes financiers sont homogènes. Parce qu’il y a une véritable continuité entre la monnaie et tous les instruments de finance. La libre convertibilité implique une homogénéité mondiale des systèmes financiers qui ne peut s’établir que sur une combinaison de règles nationales et de vérification internationale avec une espèce de pouvoir juridictionnel international.
JMC : Alors Pascal Lamy, est-ce que ce schéma exposé par Jean Claude Casanova correspond à votre idée d’une OMC financière que vous avez évoquée ?
PL : Mettre dans ma bouche qu’il faudrait une OMC de la finance c’est un raccourci qu’il faut laisser à vos collègues journalistiques. Je n’ai pas la prétention de présenter l’OMC comme le modèle parfait. Mais, il est vrai que nous avons à l’OMC une combinaison qui est celle qu’il faut dans d’autres domaines entre un accord idéologique mondial sur le fait que l’ouverture des échanges progressive et négociée c’est l’objectif, c’est le ciment idéologique des 153 membres de l’OMC. On a un accord sur le fait que pour ça il faut des règles, on a un accord sur le fait qu’on les négocie à l’OMC, et qu’on les adopte par consensus ; de ce point de vue là l’OMC demeure dans le système westphalien classique de la souveraineté des Etats nations qui ne peut être érodé qu’avec le consentement des Etats nations en question ; on a des mécanismes de surveillance ; on a un mécanisme de règlement des différends. Ce sont bien les différents ingrédients qui sont nécessaires pour une régulation globale.
Pourquoi les Etats nations souverains se sont-ils mis d’accords sur ces principes, sur ces méthodes, sur ces mécanismes de surveillance, pourquoi est-ce qu’ils ont accepté cette espèce de pouvoir supranational, même s’il n’est pas du tout exercé dans les mêmes conditions qu’il l’est par exemple au sein de l’UE ? C’est sans doute parce que le bon fonctionnement d’un système d’échange ouvert est indispensable au capitalisme de marché. Il est vrai que nous n’avons pas la même chose, par exemple en matière de droits de l’homme, que nous n’avons que les prémices d’un système de ce type en matière de droits sociaux fondamentaux des travailleurs, et il est vrai aussi que nous n’avons pas cela en matière de finance. Cela suppose de sortir de l’attraction westphalienne pour accepter que, au nom du fait que nous vivons sur la même planète les souverainetés nationales doivent être en partie disciplinées, en partie contrainte. Mais il faudra du temps pour que l’Inde, le Brésil et la Chine l’Afrique du Sud acceptent de mordre dans leur souveraineté nationale pour accepter les contraintes que, disons sur le plan idéologique, que les Européens qui sont tombés dedans quand ils étaient tout petits, ont accepté depuis longtemps, et que la Américains acceptent intellectuellement mais pas forcément idéologiquement.
JMC : Alors Pascal Lamy, vous êtes aux avants postes pour mesurer le degré de tension qui peut exister ou se créer, qui donnerait un coup d’arrêt au processus que vous observez bien sûr au premier chef qui est le processus de libéralisation des échanges, qui avait été interrompu à l’été dernier avec l’échec de Doha. D’où viennent à vos yeux les tensions les plus fortes, est-ce que c’est l’élection d’un démocrate aux US qui va …, on comprend la demande de protection par ailleurs des opinions, la demande est réelle, elle est forte, mais si je voulais caricaturer un peu je dirais : voilà, déjà la mondialisation, la libéralisation, c’était quelque chose qui était difficile à vendre politiquement parlant dans nos pays, alors que cette libéralisation, cette mondialisation nous avait apporté des augmentations de revenus et des baisses de prix. Dans une période où vont survenir des baisses de revenus et des augmentations de prix, est-ce que ça ne va pas devenir, non seulement une tâche impossible, mais est-ce qu’on ne va pas repartir dans l’autre sens ? Comment appréciez-vous les choses ?
PL : C’est certainement une question majeure … Je réponds à Jean Marie Colombani que je préfère parler d’ouverture des échanges plutôt que de libéralisation, et la différence c’est que l’ouverture peut, et je dirais personnellement, elle doit être régulée. Quand on dit libéralisation, immédiatement on pense dérégulation, laissé faire …
JMC : ça a une connotation idéologique tout de suite …
PL : Absolument. L’ouverture des échanges ça n’est pas la dérégulation. On peut ouvrir son marché à des opérateurs étrangers en matière financière, tout en soumettant ses institutions financières à des règles prudentielles au même titre qu’on le fait pour les institutions nationales. Si on ouvre le marché dans l’agroalimentaire, rien n’empêche, et d’ailleurs c’est le cas dans le monde d’aujourd’hui de prendre les précautions nécessaires pour que, s’il y a un animal malade quelque part sur le contient sud américain, il ne se retrouve pas sans contrôle sur les territoires européens ou américain. Donc distinguons, et je crois que c’est très important pour répondre clairement à votre question, distinguons ouverture et laissé faire, ça n’est pas la même chose. Il faut de l’ouverture avec des régulations et des précautions Sur la crainte, disons le sentiment protectionniste, je crois qu’il y a là dedans deux éléments, un élément très classique de l’histoire humaine dès lors que le commerce a commencé à mettre en contact les sociétés et les systèmes économiques et les systèmes sociaux, c’est le fait que si vous ouvrez vos échange, Ricardo l’a dit, Smith l’a dit, ceux qui en profitent sont ceux qui ont un avantage comparatif, et donc l’ouverture des échanges n’est pas neutre économiquement, politiquement, socialement. Il y a des gagnants, il y a des perdants et vous avez toujours dès lors que ceci obéit à des processus démocratiques, vous avez des résistances chez ceux pour qui l’ouverture des échanges est une mauvaise nouvelle, parce qu’ils auront des concurrents plus efficaces qu’eux, … et il est vrai que, il reste que dans les systèmes démocratiques, disons les victimes ont souvent une voix une position, une capacité plus forte que tous ceux qui en bénéficient et qui ne savent pas forcément que s’ils achètent moins cher c’est grâce à l’ouverture des échanges. Ca c’est là, ça restera là, c’est une affaire de gestion politique.
Je crois que la seconde demande, là ou la vraie demande de protection s’exprime, et c’est sans doute ce qui explique les craintes, c’est une demande de protection sociale. Là où, par exemple, on constate aux Etats unis que si l’opinion d’il y a 10 ou 15 ans était majoritairement favorable à l’ouverture commerciale, et aujourd’hui ils manifestent majoritairement des craintes, c’est parce que aux Etats Unis les perdants sont mal protégés. Et c’est pas une question de savoir s’ils sont bien protégés ou mal protégés commercialement à la frontière à des tarifs, à des barrières tarifaires, à des barrières non tarifaires, la question c’est de savoir s’ils sont protégés dans leur être dans leur parcours individuel, familial, de ce point de vue, et je sais que cette opinion est une opinion, disons idéologiquement teintée, et c’est la raison pour laquelle je crois profondément que, plus d’ouverture signifie plus de protection et que cette protection elle est de nature sociale. Ce sont des questions de retraite, d’éducation, de pouvoir payer l’éducation des ses enfants, ce sont des questions de logement, ce sont des questions de formation, de fonctionnement de marché du travail, et je crois qu’on ne peut pas dans le monde d’aujourd’hui, essayer de bénéficier de ces éléments très positifs de la globalisation que Jean Marie Colombani a cité sans en même temps reconnaître que ceci génère une demande de protection supplémentaire.
Dans le monde d’aujourd’hui, si vous regardez les sondages d’opinion, les pays les plus favorables à l’ouverture des échanges sont ceux qui ont des systèmes de protection sociale sophistiqués. Les pays qui craignent le plus l’ouverture des échanges sont ceux qui ont des systèmes de protection sociale intermittents, pointillés ou très très peu développés. Et je ne crois pas que dans le monde d’aujourd’hui on puisse être l’avocat des bienfaits de l’ouverture de la globalisation sans reconnaître qu’il y a toute une partie de l’humanité, elle n’est pas majoritaire, mais ça ne suffit pas à régler la question, pour qui ceci comportes des problème supplémentaire. Alors ceci sort du cadre de l’OMC parce que le système international est organisé en compartiments, chacun des membres du système international voit le commerce à l’OMC , la santé à l’OMS, le travail à l’OIT, et les télécommunications à l’intérieur de l’UIT, il n’y a pas de gouvernement mondial, il n’y a pas de fonction d’utilité globale, … il n’empêche que ceci, la cohérence entre ce qu’on veut faire en matière d’ouverture et ce qu’on veut faire en matière de protection est quelque chose qui doit être géré au niveau national et d’un certain point de vue au niveau international.
JCC : Oui, ce que dit Pascal Lamy va exactement au cœur du problème et je me désole toujours de la simplification idéologiquefrançaise, parce qu’au fond le problème est relativement simple, il faut trouver la protection complémentaire à l’ouverture, et pas la protection contradictoire, c’est à dire qu’il faut trouver, vous avez mentionné le problème de l’industrie automobile aux US, il y a une nécessaire restructuration dans le marché mondial de l’automobile, il y a une nécessaire restructuration de l’industrie américaine, elle est bloquée par le système de retraites liées aux deux grandes firmes américaines, donc il faut trouver une protection qui garantisse aux ouvriers de l’industrie automobile américains qui percevront des retraites équivalentes à ce qu’ils auraient perçu dans le système de firmes, et laisser avancer la mondialisation du marché mondial de l’automobile, qui profite à tout le monde, qui abouti à des modèles moins chers, à de plus grandes échelles de production. Et c’est un peu la même chose je dirais sur le plan financier. Parce que, qu’est-ce qui s’est passé au point de vue des finances ? c’est, avec l’ampleur des mouvements de capitaux, la convertibilité, l’ouverture extérieure, aujourd’hui les ouvriers chinois ont intérêt à la réglementation financière du monde, parce qu’il y a une très forte épargne dans le monde asiatique, cette épargne doit être placée dans des instruments financiers. Ces instruments financiers doivent conserver leur pouvoir d’achat et obtenir une certaine rémunération. Si le monde financier devient un monde chaotique, hé bien le développement de l’Asie peut être freiné ou compromis. Donc il y a un intérêt mondial à trouver une réglementation financière complémentaire de l’ouverture des échanges et toute la difficulté démocratique ou politique des problème économiques c’est d’arriver à faire comprendre aux opinions qu’il n’y a pas des contradictions mais le plus souvent des complémentarités qui exigent justement ce que disait Pascal Lamy à propos de l’OMC, la coopération internationale avec les formes institutionnalisées permettant l’installation des mécanismes correcteurs.
JMC : Pascal Lamy, il y a aussi une grande préoccupation aujourd’hui qui est de savoir jusqu’où doit aller une relance de l’économie mondiale. Donc chacun y va un petit peu de son plan de relance, avec un souhait français qui était de voir l’UE adopter un plan de relance coordonné, une réticence allemande, encore que les choses sont en train d’évoluer, et en tout cas à Bruxelles on prépare quelque chose qui ressemblerait à une coordination dans la relance de chacune de nos économies. Comment voyez-vous vous même cette problématique à l’échelle d’où vous regardez les choses, c’est à dire à l’échelle planétaire ?
PL : Je crois que la question de savoir quelle est la dose de stimulation macro économique est maintenant sur la table, partout : elle l’est au Japon depuis 15 ans, aux Etats Unis depuis un an, elle est en Europe depuis une semaine. Donc il est évident que après cette phase, disons pompier, il a fallu stabiliser un certain nombre d’institutions financières pour éviter l’effondrement complet du système, on est, compte tenu de la percolation de la crise financière dans l’économie réelle, on est dans une phase où il faut stimuler la demande. Pour éviter à court terme, le risque de déflation, même si, on y reviendra peut-être, si on fait ça proprement, il faudra aussi penser à moyen terme à éviter le risque d’inflation. Parce qu’il y a tellement de liquidités dans le système, que en fait, on est en train de créer les éléments d’une nouvelle bulle si notamment les politiques monétaires ne s’adaptent pas d’ici quelques mois ou quelques années.
Alors, sur la question du stimulus macroéconomique, je crois que les ordres de grandeur sont sur la table, c’est de l’ordre de 1% à 2% par an du PNB des pays qui en ont les moyens, j’y reviens dans un instant, et la question, il y a deux questions, quel est le bon dosage, est-ce que c’est de l’investissement, est-ce que c’est de la consommation ? Et on ne stimule pas de la même manière avec des budgets publics, la consommation et l’investissement. Certains disent que c’est un problème de consommation, il faut je ne sais pas quoi, baisser la TVA, d’autres disent non non non, c’est un problème d’investissement et d’infrastructures, et c’est comme ça qu’il faut relancer la demande. On peut regarder et interpréter Keynes chacun à sa manière, la difficulté étant que tout le monde n’est pas dans la même situation. Stimuler l’économie à base de dépenses budgétaires ça veut dire créer de l’endettement. Les européens sont à 70% de taux d’endettement par rapport au PNB, et 70% c’est une moyenne. La France est dans la moyenne, l’Espagne est à 40, l’Italie est à 120. Très difficile de faire du déficit budgétaire supplémentaire en Italie, et d’ailleurs on voit déjà que sur les marchés financiers, malgré la police d’assurance de stabilité qu’est l’euro, la dette italienne ne se négocie plus tout a fait au même prix que la dette allemande. Les japonais qui sont à 170% n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre. Donc là il y a un problème de butée si je puis dire, et la leçon à tirer, il faut revenir en arrière, la bible parlait de vaches maigres et de vaches grasses. Il faut dans l’avenir, que pendant les années de vaches grasses on pense qu’il y aura des années de vaches maigres, et donc d’une manière générale, il ne faut pas surcharger l’endettement public, parce que ce sont les marges de manœuvre dont on a besoin dans ce genre de circonstances.
JCC : Oui, non mais je, il y a ce problème, je crois en gros que les gouvernements le mesurent, on ne sent pas si vous voulez de fermeture comme ça a été dramatique dans l’entre deux guerres, mais est-ce qu’il n’y a pas aussi un problème des économies émergentes qui vont trouver de graves difficultés, parce qu’ils ont de très graves déficits des balances de paiement etc., autrement dit, est-ce qu’il n’y a pas sur le plan international, en plus disons de la grande vague de relance, la nécessité d’une coopération internationale qui veille à préserver ou à améliorer la situation de certains pays ?
JMC : Alors la situation des BRIC : Brésil, Russie, Inde et Chine ?
JCC : Oui, l’Argentine aussi.
PL : Bon, il y a dans cette catégorie des pays émergents, qui est effectivement fondamentales parce que c’est le tiers de l’économie mondiale qui pour l’instant n’est pas en récession. Les deux tiers de l’économie mondiale est entrée en récession, et c’est certain que si le tiers restant y passe aussi la crise sera encore plus profonde qu’elle ne s’annonce. Dans cette catégorie, vous avez des pays relativement fragiles, classiquement fragiles si je puis dire, comme l’Argentine, comme la Russie, comme le Pakistan. Vous avez des pays qui étaient fragiles, et qui sont sortis, en raison de la qualité de leurs politiques économiques et sociales, de cette catégorie. Le Brésil n’est pas dans cette catégorie aujourd’hui, le Mexique n’y est plus, l’Indonésie non plus, et puis vous avez des économies continents comme la Chine et l’Inde, la chine est encore très riche, elle n’a au contraire pas de balance des paiements, et la question chinoise c’est un peu comme la question américaine, d’un certain point de vue. Est-ce que, pour stimuler l’économie chinoise, comment fait-on ? Est-ce que c’est de nouveau des infrastructures, est-ce qu’il faut stimuler la consommation au risque que cette stimulation ne se traduise par une épargne supplémentaire, là on revient au problème de la protection sociale, … je me souviens il y a quelques années, avoir lu, j’avais failli tomber de ma chaise, une étude du FMI disant, au fond, le bon dosage dans l’économie chinoise c’est d’introduire la sécurité sociale en Chine. Parce que, à ce moment là, davantage de consommation se traduit effectivement par davantage de croissance, alors qu’autrement c’est de l’épargne qui en gros part en bons de trésor américains…
JMC : Pour un pays communiste, c’est en effet un exploit de songer à instaurer une sécurité sociale ...
PL : Mais je crois à bien des égards, que ça confirme ce point de vue que dans un monde plus globalisé, plus efficient, plus risqué, il faut pouvoir couvrir l’anxiété, cette peur de l’avenir qui, regardez tous les sondages, s’est diffusée dans toute l’humanité. Et je crois que pour des raisons disons civilisationnelles , on ne peut pas vivre avec la peur de l’avenir, c’est pas seulement la question du progrès qui est en cause, c’est l’ensemble de la stabilité et du vouloir vivre ensemble de beaucoup de gens. Donc, pour revenir à votre question, je crois que le sort de ces économies émergentes est absolument crucial, le FMI a les moyens de traiter disons des cas de déséquilibre des balances de paiement qui menacent certains pays. Des pays comme l’Inde ou la Chine sont si je puis dire hors de proportion, mais il y a des sujets, il y a des cas qu’on peut traiter d’ores et déjà. Je prends un exemple de connexion absolument immédiate entre la crise financière et l’économie réelle qui est le problème du financement du commerce extérieur. 90% d’échanges commercial mondial fonctionne sur la base de crédits court terme, depuis qu’on a inventé la lettre de crédit au moyen age. Un des effets de la crise financière a été cette espèce d’assèchement de la liquidité, de montée des primes de risque et la première victime de cela a été le financement du commerce extérieur. Si l’Egypte, ou l’Indonésie, ou l’Afrique du Sud, ou même le Brésil, qui a si je puis dire, les moyens que d’autres n’ont pas forcément compte tenu de sa taille, de réagir à ça, si le financement du commerce extérieur est asséché, à ce moment là, c’est directement tous les producteurs dans ces pays qui sont asséchés. Donc je crois que ce sujet, et d’ailleurs j’avais essayé de faire en sorte que le G20 s’y penche, la BM, les banques régionales de développement, tous les organismes de crédit import export y travaillent, voilà un sujet sur lequel dès maintenant on peut essayer d’éviter que ce tiers dont je parlais ne soit totalement contaminé par les deux autres tiers.
JCC : Ce que vous venez de dire montre la très étroite relation qu’il y a entre la finance et le réel. Et un des dangers de la discussion actuelle, particulièrement en France, c’est que certains voudraient faire croire que la finance est quelques chose d’artificiel et qu’il faut revenir à la réalité. Ce que vous venez de dire pour le crédit du commerce extérieur, est également vrai pour tout l’aspect social. Vous l’avez dit tout à l’heure, il y a dans le monde une peur d’avenir, un besoin de sécurité, au fond on craint l’avenir et on veut que l’avenir soit sûr. Mais comment peut-on faire que l’avenir soit sûr ? C’est qu’il faut avoir sur l’avenir des créances certaines. Autrement dit, c’est fondamentalement un problème financier, Les retraites, qu’est-ce que c’est qu’un système de retraites ? C’est un système de créances sur l’avenir, c’est un système financier, et donc la finance si vous voulez, la réflexion sur les instruments de la finance, qu’il s’agisse du crédit à l’exportation, ou qu’il s’agisse des systèmes de retraite ou qu’il s’agisse de la façon dont on place son épargne, c’est extrêmement important. C’est une grande naïveté, c’est un archaïsme de croire qu’il y a un réel qui existe à part et que la finance est une espèce de spéculation de boursicoteurs de banquiers avides, etc. Au contraire, d’une certaine façon la finance qui est une projection vers l’avenir est la seule façon qui permet de rendre la société plus stable et aux gens de vivre plus longtemps dans des conditions meilleures…
JMC : Même si on peut considérer aussi que l’avidité existe aussi…
JCC : Bien sûr, et pour se développer , la finance favorise les financiers, c’est incontestable, ils ont beaucoup gagné d’argent dans les 15 dernières années…
JMC : Jamais je n’ai autant lu dans la presse américaine le mot cupidité inscrit en lettres grasses. Un dernier point …
PL : Je crois qu’il ne faut pas confondre la morale avec le capitalisme de marché. La morale est une question d’abord individuelle , je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une morale collective, le capitalisme de marché a ses propres modes de fonctionnement, je ne suis pas d’ailleurs de ceux qui pensent que c’est le modèle idéal, loin de là, mais on ne peut pas nier qu’il y a dans l’économie marchande une grande question de savoir qu’est-ce qui doit être marchand ou pas marchand, il y a forcément de la spéculation, et de la cupidité, encore une fois ce n’est pas une affaire de morale collective : à penser que c’est une morale collective, on en finit par penser que c’est une question individuelle. Non ça n’est pas une question de comportement individuel, c’est une question de comportement collectif et du comportement collectif, ça s’appelle des principes et des règles.
JMC : Alors Pascal Lamy, est-ce que d’une façon ou d’une autre on peut penser qu’un redémarrage des négociations qui ont été interrompues et donc de rouvrir la marche vers l’ouverture dont vous parliez tout à l’heure peut être un élément de la sortie de crise ? J’ai vu qu’il y a quelques jours, l’actuel et pour très peu de temps encore secrétaire d’État américain au commerce que vous connaissez bien, Mme chouabe (Schwab ? Ou Donald Evans ?) vient de dire qu’il y avait peut-être une petite fenêtre d’ici la fin de l’année qui permette de ré-enclencher le processus. Au delà de cette question, est-ce que il existe ou non cette petite fenêtre Pascal Lamy, considérez-vous qu’un redémarrage des discussions pourrait être un élément de sortie de la crise ?
PL : Ces discussions n’ont pas réellement cessé, elles ne se sont pas interrompues elles ne sont pas arrêtées. Il y a eu des hauts et des bas, on a failli franchir en juillet dernier l’avant dernière étape, de cette grande négociation sur beaucoup de sujets dont on ne voit généralement dans les médias que les questions de régulation des subventions agricoles ou de régulation des tarifs industriels, il est vrai que nous avons failli franchir cette avant dernière étape en juillet, et que la question qui est posée c’est de savoir si on se remet, au niveau ministériel, autour de la table, avant la fin de l’année pour finir ce travail ce qui ouvrirait la voie à la conclusion de la négociation de l’année prochaine. Sur ce point, politiquement la réponse est claire, c’est oui, nous devons essayer. C’est ce que les ministres du G20 et les chefs d’Etats et de gouvernement du G20 ont dit. C’est ce que les pays les moins avancés avec lesquels j’ai justement travaillé au Cambodge ces deux derniers jours, c’est ce qu’ils ont dit clairement et collectivement ; c’est ce que vient de dire aujourd’hui le sommet de l’APEC qui réunit les riverains du Pacifique. Donc au niveau politique, la réponse à votre question, elle est oui, nous devons essayer de nous remettre autour de la table avant la fin de l’année. Est-ce que ceci suffit ? Non, il faut aussi que le travail technique soit suffisamment bien préparé sur les quelques questions qui restent ouvertes et ça c’est ce que je fais à longueur de journée à Genève. Je vais réunir de nouveau dimanche l’ensemble des parties prenantes pour organiser le travail. Nous avons un signal des grands chefs qui est, oui il faut essayer d’y arriver. A nous de réunir les conditions techniques, je pense que c’est possible, ça suppose simplement que dans les 15 jours qui viennent, les négociateurs se comportent fidèlement aux instructions qu’ils viennent de recevoir de leurs chefs. Comme les négociations sont très complexes, qu’il y a des tas d’interrelations tactiques entre les différents sujets les uns les autres, ce n’est pas forcément parce que le chef dit "je souhaite que cette négociation réussisse" que le négociateur va accepter tel ou tel compromis qu’il n’accepterait pas autrement.
JMC : le souhait américain est-il bipartisan ou est-il est limité à l’administration finissante ?
PL : Pour l’instant seule l’administration finissante négocie. De toutes façons aux Etats Unis l’essentiel des décisions sur la politique commerciale ne se prend pas au niveau du gouvernement, elle se prend au niveau du congrès. La question c’est de savoir s’il y aura une majorité suffisante bipartisane au congrès le moment venu sur le paquet global, sur la fin de la négociation qui de toutes façons n’apparaîtra au mieux que à un moment de l’année prochaine. Mais pour répondre à votre question, politiquement le signal des grands chefs c’est qu’il faut exploiter cette fenêtre d’opportunité, donner ce signal que maintenant on est prêt à réinvestir dans cette espèce de police d’assurance contre le protectionnisme qu’est l’OMC. Ils veulent le faire et ils ont encore plus de raisons de le faire qu’il y a quelques mois. Reste à savoir si techniquement les négociateurs en sont capables, et ça c’est le test des 15 jours prochains.
JMC : Merci Pascal Lamy, je rappelle que vous êtes Directeur général de l’OMC. On a compris que tout en étant à ce poste éminent vous n’avez rien cédé de vos convictions puisque vous avez plaidé que l’ouverture et le social vont ensemble, que vous n’oubliez donc jamais le social. Merci donc d’avoir été avec nous en duplex de Genève qui est le siège de l’OMC.
Commentaires de l’auteur :
Selon Pascal Lamy, il ne faut pas dire mondialisation ni même globalisation mais ouverture, parce que " Quand on dit libéralisation, immédiatement on pense dérégulation, laissé faire", d’autant que "dérégulation, laissé faire, ça a une connotation idéologique".
Mais attention, pour Pascal Lamy, s’il y a une mauvaise idéologie il y a aussi une bonne idéologie : " l’ouverture des échanges progressive et négociée c’est l’objectif, c’est le ciment idéologique des 153 membres de l’OMC".
Le capitalisme, on sait ce que c’est, l’économie de marché aussi, mais le capitalisme de marché, n’a semble-t-il pas été défini. Et l’on regrette que, malgré son plaidoyer soutenant que " l’ouverture et le social vont ensemble", Pascal Lamy n’ait pas évoqué la société de marché qui fait si peur à Michel Rocard, et à nous.
Où l’on voit qu’il est difficile de savoir si Pascal Lamy est naïf ou cynique. J’invite les lecteurs qui ne connaîtraient pas bien l’OMC à lire mon précédent article : "L’OMC, le bras armé de la main invisible ? "