Qualitatif, Quantitatif : de l’amour au priapisme
‘’Que veux-tu que je devienne, Si je n'entends plus ton pas ?’’ L’Amour, valeur invisible et qualitative, sans repères, sans classement possible, laisse maintenant la place au quantitatif, valeur universelle : tout vaut ce qu’on veut bien l’acheter. Les conséquences concernent toutes les choses de la vie.
Le qualitatif n’est intéressé que par la nature des choses, l’Amour étant la plus connue et la moins pratiquée de ces valeurs invisibles. Comment attacher un nombre, un prix à l’Amour, au bonheur ? Il est plus aisé pour faire entrer dans les normes du quantitatif de déterminer la durée moyenne d'un rapport sexuel en France (16 minutes), le nombre hebdomadaire de rapports sexuels (2,17), le pourcentage des Françaises qui simulent l'orgasme (29%)… Une comparaison encore plus précise peut départager la gent masculine : le temps d’érection ! On considère que si un homme tient plus de 3 minutes à partir du début de la pénétration, il n’est pas éjaculateur précoce. Avec les préliminaires, il faut pouvoir maintenir cet état durant 20 mn, durée moyenne d'un rapport sexuel. La durée érectile dépend largement de l’individu considéré, de moins de 1 mn jusqu’à plusieurs heures ; on parle dans ce dernier cas de priapisme. Le priapisme peut être une caractéristique naturelle mais rare ou être associée à la prise de médicaments comme le Viagra® ou d’antidépresseurs. Les médicaments de l'érection nécessitent une stimulation sexuelle et n'ont pas d'action sensible sur le désir, le mécanique (quantitatif) n’efface pas complétement l’affectif (qualitatif). L'échelle de rigidité permet aux hommes d'évaluer avec encore plus de soin la qualité de leur érection : 1 : le pénis augmente de volume mais n’est pas dur ; 2 : le pénis est dur, mais pas assez pour permettre une pénétration ; 3 : le pénis est assez dur pour la pénétration ; 4 : le pénis est complètement dur et entièrement rigide. Le Rigiscan® (voir photo.) est un appareil qui permet une mesure précise de la rigidité radiale et la tumescence en deux points de la verge mais qui n’est pas encore utilisé dans les centres de soins.
L’Amour peut donc être ramené à un nombre de coïts, à une fréquence hebdomadaire d’orgasmes, à une qualité d’érection mesurée par la dureté de la verge… et à quelques autres paramètres. Des traités, des lois, des règlements peuvent imposer un usage unique et circonstancié des rapports sexuels qui ne sont plus laissés aux pulsions, aux sentiments amoureux, à la morale individuelle.
Toutefois, le bonheur non plus ne se mesure pas… Et si les géomètres, ceux qui mesurent la terre, et si ces comptables qui donnent un prix à toute chose, conduisaient à tout sauf au bonheur.
L’art du politique consiste à transformer les émois individuels en un élan collectif en utilisant deux armes duales, l’une spirituelle, l’autre comptable : le Bien et le Mal, le Riche et le Pauvre. Sous les mots il se cache à l’évidence maints sournois intérêts, toutefois la dichotomie entre les forces de l’esprit et la volonté de puissance reste une bonne description des outils pouvant être utilisés. Les sociétés du passé se voyaient comme un rassemblement d’êtres uniques et irremplaçables. L’accession à un savoir demandait du temps, de la patience et quelque aptitude. On devenait ainsi un Maître, une référence, une espèce de père. Le plus savant et le plus sage décidaient du bien et du mal à l’intérieur de son périmètre de savoir. Des Maîtres en Sciences, en philosophie, en politique, en technologie, en histoire, en géopolitique… constituèrent de plus ou moins hautes pyramides hiérarchiques où l’on pouvait s’insérer selon son degré de proximité avec l’enseigneur. Les lois, les règlements étaient écrits et édictés par le même processus : une minorité censée posséder un haut degré de morale, de culture et d’intelligence constituait un aréopage après avoir consulté plus ou moins démocratiquement les gens du commun ; il décidait ensuite du bien et du mal. Ce bien et ce mal n’ont pas de vocation universelle car ils dépendent du hiérarque. Si la seule richesse matérielle sert de pierre de touche, le degré de fortune seul donne votre place dans la société sans autre préoccupation : il n’y a plus qu’un Dieu, le dieu-argent.
Jusqu’à présent le monde était pensé comme fait d’individus déterminés (théoriquement) par leur propre volonté, avec des interactions plus ou moins importantes avec leur père, leur mère, leur famille, leurs proches, leurs amis, leurs collègues, avec lesquels des liens affectifs plus ou moins forts existaient. La civilisation numérique ne fonctionne pas ainsi ! L’humanité numérisée est plus proche d’un réseau de neurones pré-embryonnaire que d’une collection d’individus. Ainsi pour déterminer le système politique pratiqué, le seul slogan employé est : ‘’Enrichissez-vous !’’, le reste viendra avec le pécule amassé, il n’est nul besoin de Maître, nul besoin de lois. Opter pour une classification hiérarchique selon le degré de richesse fut de tous temps une tentation. Elle a le mérite d’être simple à établir et apparemment méritocratique : ‘’Enrichissez-vous par le travail et l’épargne’’ ajoutait M. Guizot. Cette perspective du monde politique rend bien compte de certaines réalités déjà présentes dans l’ancien monde. Il était par exemple difficile, voire impossible, de devenir député si on n’était pas issu d’un milieu aisé : aucun membre de l’assemblée nationale n’est ouvrier, 5% sont employés, alors que ces catégories représentent la moitié de la population active.
Dans un autre domaine, les Sciences, pourtant fortement ancrées dans le rationnel, se dirigent elles aussi vers une hiérarchisation par la valeur financière, négligeant le vrai et le faux. Ainsi, dans un livre parascientifique de grande diffusion, un universitaire pose que le projet phare de la science moderne est de vaincre la mort. Pourquoi pas ? Mais la faisabilité théorique du projet est donnée par les dires de M. Peter Thiel, philosophe de formation et cofondateur de PayPal, personne que ‘’l’on doit prendre très au sérieux car il est à la tête d’une fortune privée estimée à 2,2 milliards de dollars’’. Le politique et la science sont sur le point de quitter le monde du raisonnable mais aussi du divin pour entrer pleinement dans celui du lucre et de l’esbroufe.
Dans le nouveau monde, vous n’êtes plus évalué par vos pairs, par plus savant ou plus expérimenté que vous mais par vos semblables, vos voisins, vos identiques. Pour les films sortis en salle, la bouteille de champagne bu lors d’une fête, la qualité d’un service public, le livre qui vient de sortir de l’imprimeur, le degré d’imagination d’une prestation sexuelle… vous notez et vous vous faites noter par des personnes ayant toutes le même poids, les plus instruites comme les plus ignares, les plus talentueuses comme les plus balourdes. Le monde nouveau, unifié par le dieu-argent, a ainsi quantifié tout acte, toute pensée, toute création, tout talent, n’utilisant plus le savoir des Maîtres : vous valez ce que les autres veulent bien vous donner. Des décorations qui se réclament d’éternité, de bonté, de solidarité, interviennent encore mais lors de mises en scène savamment orchestrées pour émouvoir, pour accrocher des sentiments résiduellement fraternels. Le nombre d’étoiles colorées (de 1 à 5 : de mauvais à excellent) que vous avez obtenu donne votre place dans la société que vous soyez chimiste ou rappeur indépendamment de vos mérites, de vos diplômes, de vos efforts, de toute justice. L’audience nationale ou planétaire est donnée par le nombre de visions de votre page internet et votre aura dépend quasi-uniquement du nombre de likes accumulés.
La vie de village tend à s’installer au niveau planétaire : tout le monde sait tout sur tout le monde, chacun à une idée sur tout ce qui arrive, qui est peut-être arrivé, qui arrivera, qui arrivera peut-être… Souvent les villageois devenaient citadins pour justement échapper à cette multitude de yeux scrutant jusqu’au plus infime recoin de votre moelle. Tous les systèmes fonctionnent, même les pires, s’ils sont constitués de gens parfaits sans haine, sans crainte, sans préjugés… La qualité d’une organisation tient au fait qu’elle s’accommode des imperfections de l’espèce humaine. La civilisation numérique est celle de l’émoi et du clinquant (sauf évidemment pour ceux qui l’installent) : les personnages qui réussissent sont loin d’une quelconque transcendance, l’amour numérique n’existe pas. Les héros engendrés n’ont pas peur de mourir, ils sont déjà morts.
Le monde du passé reposait sur l’Amour, ce qui n’a pas empêché les bûchers de l’inquisition, les guerres coloniales, les camps de la mort. Le monde du futur ne fait plus cas que de l’autolâtrie, la rapacité, la rage de gagner contre les autres : fera-t-il pire que le monde ancien ?