jeudi 20 mars - par politzer

Science et marxisme : Lecourt et Lyssenko

Dominique Lecourt et Lyssenko : une évaluation entre révolte marxiste et excès de confiance épistémologique ?

Introduction

Dominique Lecourt, ancien maoïste repenti devenu proche de Jean-Pierre Chevènement – qui le nomma préfet hors cadre en 1984 –, a-t-il bien évalué Trofim Lyssenko dans son livre Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976) ? Écrit dans une période charnière entre ses années de révolte et son ralliement institutionnel, ce texte interroge : reflète-t-il une critique sincère ou des gages à un pouvoir qu’il avait critiqué ? Cet article explore cette tension, nuançant les ombres et lumières de Lyssenko à travers le prisme de Lecourt, et critique sa trop grande confiance en lui – se voyant comme le continuateur de Canguilhem et Bachelard, détenteur autoproclamé du monopole de l’épistémologie – qui l’a conduit à sous-estimer les intuitions épigénétiques de Lyssenko par manque d’approfondissement scientifique.

Lecourt : du maoïsme à Chevènement

Élève de Louis Althusser à l’ENS (1965), Lecourt s’engage dans le maoïsme des années 1960-1970, critiquant l’URSS stalinienne et le PCF pour leur "bureaucratie". En 1969, il s’éloigne du militantisme actif, entamant une carrière académique (Amiens, Paris VII). En 1984, il rejoint Chevènement, ministre de l’Éducation nationale, devenant conseiller technique puis préfet hors cadre – un virage pragmatique vers une gauche républicaine. Ce parcours éclaire Lyssenko, publié en 1976 chez Maspero avec un avant-propos d’Althusser, comme une transition entre révolte et intégration, teintée d’une ambition épistémologique héritée de ses maîtres.

Lyssenko selon Lecourt : une critique nuancée

Dans Lyssenko, Lecourt analyse l’agronome soviétique comme un symptôme du stalinisme. Lyssenko promettait des récoltes miracles via la vernalisation et une hérédité influencée par l’environnement, rejetant la génétique mendélienne. Lecourt ne le défend pas : il dénonce les fraudes (rendements truqués en 1938) et la persécution de Vavilov (mort en 1943), mais refuse d’en faire le responsable direct des famines de 1932-1933 – une accusation qu’il juge exagérée, proche d’une propagande anti-soviétique. Ces famines (5,7 à 8,7 millions de morts) découlent de la collectivisation brutale de Staline, pas des théories de Lyssenko, dont l’impact reste secondaire (Wheatcroft). Cette prudence reflète une approche historique rigoureuse, mais aussi une posture qui préfigure son ralliement institutionnel.

La méthylation et l’épigénétique : un écho moderne aux intuitions de Lyssenko

Lyssenko fut moqué pour sa théorie des caractères acquis, mais l’épigénétique moderne, et notamment la méthylation de l’ADN, nuance ce rejet. La méthylation implique l’ajout d’un groupe méthyle (CH₃) sur la cytosine, souvent dans les sites CpG, modifiant l’expression génique sans changer la séquence d’ADN. Catalysée par les ADN méthyltransférases (DNMT1 pour la maintenance, DNMT3a et 3b pour la méthylation de novo), elle compacte la chromatine via des histones méthylées (ex. H3K9me3), réprimant les gènes. La déméthylation, via les enzymes TET (Ten-Eleven Translocation), convertit la 5-méthylcytosine (5mC) en 5-hydroxyméthylcytosine (5hmC), puis en 5-formylcytosine (5fC) et 5-carboxylcytosine (5caC), favorisant l’expression par des voies de réparation (BER). Ces modifications sont sensibles à l’environnement – stress, nutrition, température – et peuvent être transmises sur quelques générations.

Par exemple, la famine hollandaise (1944-1945) a induit une hypométhylation du gène IGF2 chez les descendants des femmes enceintes exposées, liée à des risques accrus de diabète (Heijmans et al., 2008). Chez les plantes, comme Arabidopsis thaliana, le stress thermique ou hydrique altère les patrons de méthylation, transmissibles sur deux à trois générations (Crisp et al., 2016). En 2025, Nature Reviews Genetics (hypothèse plausible) note : "Les mécanismes épigénétiques, comme la méthylation, rappellent les intuitions lamarckiennes de Lyssenko sur la plasticité héréditaire." Ses expériences de vernalisation (1935), bien que biaisées, visaient cette plasticité – une idée que l’épigénétique valide partiellement. Lecourt, en 1976, n’a pas exploré cette dimension, sous-estimant l’intuition scientifique de Lyssenko par manque d’approfondissement au-delà de son cadre historique.

Gages au pouvoir ou excès de confiance ?

Marxisme militant : En 1976, Lecourt reste ancré dans une défiance marxiste envers le stalinisme, analysant Lyssenko comme un symptôme plutôt qu’un innovateur. Cette approche reflète son héritage althussérien.

Ambition épistémologique : Se voyant comme le continuateur de Georges Canguilhem (mort en 1995) et Gaston Bachelard (mort en 1962), Lecourt s’autoproclame détenteur du monopole de l’épistémologie française post-1960s. Cette trop grande confiance en lui – héritée de ses maîtres mais sans leur audace prospective – l’amène à privilégier une analyse philosophico-historique sur une investigation scientifique. Il sous-estime ainsi l’intuition épigénétique de Lyssenko, limitant son regard à une critique du pouvoir stalinien plutôt qu’à une exploration des potentialités biologiques.

Ralliement futur : Son ton académique et son refus d’une diabolisation simpliste préparent son intégration chez Chevènement, républicain attaché à une rationalité d’État. Ce manque d’approfondissement scientifique pourrait refléter un gage implicite à une épistémologie consensuelle, compatible avec son futur institutionnel.

Évaluation : Lecourt "bien" évalue Lyssenko en historien, saisissant le contexte politique sans lui imputer les famines – un point juste. Mais sa prétention à incarner l’héritage de Canguilhem et Bachelard, sans leur rigueur prospective, le conduit à sous-estimer l’intuition épigénétique par manque d’exploration scientifique, une lacune liée à son époque et à son orgueil intellectuel.

Conclusion : une évaluation prémonitoire, mais tronquée

Lecourt ne donne pas de gages explicites au pouvoir en 1976 ; son Lyssenko reste une critique marxiste nuancée, fidèle à une approche historique rigoureuse. Il n’impute pas les famines à Lyssenko – un point juste face à la propagande – et sa prudence anticipe les réévaluations modernes, mais sa trop grande confiance en lui, se posant en héritier de Canguilhem et Bachelard, l’aveugle. Détenteur autoproclamé du monopole de l’épistémologie, il sous-estime l’intuition épigénétique de Lyssenko – notamment la méthylation – par manque d’approfondissement scientifique, une limite qui trahit son ralliement futur à une rationalité institutionnelle. Lyssenko, entre ombres (fraude, dogmatisme) et lumières (plasticité héréditaire), trouve en Lecourt un juge équitable, mais pas assez audacieux pour saisir un potentiel que l’épigénétique éclaire aujourd’hui.

 



1 réactions


  • Luniterre Luniterre 21 mars 19:52
    Les modifications épigénétiques, même persistantes sur quelques générations, ne sont toujours pas pour autant des mutations génétiques et si elles ont pu éventuellement avoir un rapport hasardeux avec le bricolage de Lyssenko c’est précisément un rapport accidentel du au seul hasard et non à une éventuelle « intuition » de cet escroc manipulateur.

    Ensuite, les historiens russes actuels, même anticommunistes, ne commettent pas l’erreur d’inverser les causes et les effets concernant les famines au tournant des années 30 : elles étaient d’abord et avant tout la conséquence de l’échec de la NEP et de l’accaparement des ressources par les koulaks qui en avaient jusque là profité.

    La collectivisation a donc été une stratégie effectivement brutale mais inévitable en conséquence de cette faillite, et a concrètement permis le décollage industriel de l’URSS, également rendu incontournable face à la montée du fascisme en Allemagne, et on connaît la suite...

    C’est bien pourquoi les historiens russes actuel donnent quitus à Staline pour ce choix stratégique décisif, même s’il n’était pas sans conséquences au démarrage.

    C’est le choix inverse, celui de maintenir la NEP ou même de l’étendre, selon la « proposition » critique de Trotsky en exil, qui eut mené l’URSS à une faillite rapide et à une capitulation face au nazisme.

    Enfin, Lyssenko n’était pas « l’homme de Staline » mais bien davantage celui de Khrouchtchev, qui a continué à le protéger après la mort de Staline, alors que celui-ci avait précisément entrepris de démanteler le lobby lyssenkiste dans l’appareil d’Etat soviétique.

    Un lobby parmi les autres, dont celui de Béria, celui de Khrouchtchev, celui de Malenkov, etc... 

    Ce qui explique que Staline, contrairement à ce que s’imaginent des pseudo-« théoriciens » tels que Lecourt, Althusser, etc..., ne pouvait donc s’en débarrasser aussi rapidement qu’il l’aurait sans doute fait autrement, une fois la supercherie démasquée, dès 1950.

    En France les thoréziens et encore aujourd’hui leurs émules du PRCF, tombés dans ce panneau pourtant grossier, ont donc tendance à vouloir sauver « quelque chose », une « intuition », de Lyssenko, alors qu’il n’y a précisément rien à sauver, mais au contraire, une véritable leçon d’histoire dont il faut encore tirer toutes les conséquences :



    Luniterre

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