Sourire quand même
En cette veille du 11 novembre, je regarde les gens remplir leur grilles de loto chez le buraliste. Combien d’entre-eux connaissent l’origine de cette loterie nationale attisant leurs espoirs d’une vie meilleure ? Il me vient l’envie de leur poser la question, et puis je renonce.
« A l’Ouest, rien de nouveau » de Erich Maria Remarque et « La peur » de Gabriel Chevalier furent, à l’adolescence, mes livres de chevets. Depuis, j’ai dévoré nombre d'ouvrages sur les tranchées de 14-18, avec autant d’appétit que les totos dévoraient les poilus. J’ai conservé le bracelet d’identification de soldat que mon grand-père paternel portait dans la boue des tranchées. Comme tous les hommes ayant vécu cette boucherie à grande échelle, il est rentré l’esprit fortement marqué par ce qu’il avait vécu, mais physiquement indemne. Presque un miracle pour un fantassin. D’autres n’ont pas eu cette chance, ceux dont les noms sont gravés sur ces monuments que nous fleurirons après demain. Morts pour la France.
Et puis il y a ceux que la mort n’a pas voulu emporter et qui porteront toute leur vie, à même la peau, les stigmates hideux de la folie meurtrière, le masque de la tragédie et de la fureur des armes… les Gueules Cassées.
La première guerre mondiale fut une guerre moderne. Les progrès technologiques en matière d’armement, l’utilisation intensive, à outrance, de projectiles ultra vulnérants virent apparaitre de nouvelles blessures inconnues jusque là. Dès septembre 1914, le médecin général inspecteur Sieur déclare à l’Académie des sciences : « Le nombre de blessures graves est actuellement de 95% ! ». Un désastre sanitaire. Néanmoins, dans la logique et l’expérience des guerres passées, on continue d’affirmer la prédominance des blessures par balles sur celles causées par les obus. et on considère que le rôle chirurgical des postes médicaux les plus avancés du front doit être réduit, une blessure par balle étant considérée comme « bénigne » et guérissant rapidement.
Mais les chirurgiens opérant à l’arrière constatent au contraire que les blessures par éclats d’obus sont beaucoup plus nombreuses et graves que les blessures par balle. Désormais, les chirurgiens des postes avancés ne vont plus devoir se contenter des premiers soins destinés à faire supporter au blessé l’évacuation sur l’arrière, mais devront exécuter sur place, des actes chirurgicaux élaborés. Nouvelle donne, nouveau dispositif. Les chirurgiens iront aux blessés et non plus l’inverse.
L’évolution de la technique thérapeutique va être alors considérable. Les progrès de la chirurgie de guerre seront sans précédent. Les chirurgiens deviendront les médecins de l’impossible.
La guerre des tranchées sera la cause d’un nombre considérable de traumatismes maxillo-faciaux, la tête des soldats étant la partie la plus exposée aux tirs ennemis. Très peu de temps après le début des hostilités et devant l’affluence des blessés de la face, on ouvre à Paris les deux premiers centres de traitement maxillo-faciaux au Val de grâce et à Lariboisière. Très rapidement, on crée des centres similaires à Lyon, et Bordeaux et quinze autres vont s‘ouvrir sur tout le territoire national. Chaque centre et annexe contient entre 150 et 500 lits… Tout juste suffisant.
A Paris, on doit bientôt créer des annexes appelés « hôpitaux auxiliaires » afin de soulager les unités centrales totalement saturées. Ce potentiel est encore augmenté grâce à des donateurs étrangers, Fondations Hoover, Rockfeller, Clearing-house, le comité France-Amérique, ainsi que de nombreux donateurs provenant de la Suisse et du Canada.
C’est au Val de Grâce que l’on envoie les blessés les plus atteints. Un service de cinq salles attenantes au bloc chirurgical, et contenant chacune cinquante lits. Le docteur Morestin et son équipe s’y attelle à redonner aux hommes une identité humaine.
On assiste alors à la naissance de la chirurgie reconstructive et réparatrice de la face.
Les chirurgiens vont se trouver confrontés à des blessures inconnues avec pertes importantes des parties osseuses et molles du visage. Au XIXe siècle, de telles blessures condamnaient irrémédiablement l’homme qui en était atteint. Considérés comme perdus, on achevait ce genre de blessés pour abréger ses souffrances. Peu à peu, les praticiens vont apprendre à lutter contre les problèmes les plus complexes, vont repenser leur savoir et leurs pratiques, vont s’adapter à ces nouvelles conditions. Et si au tout début, leur inexpérience pourra se révéler lourde de conséquences esthétiques et parfois vitales, leurs progrès et leur acharnement à vouloir sauver ces hommes dans un état de délabrement physique et psychique terrifiant, seront extraordinaires, même révolutionnaires. L’émulation est grande entre les hommes de l’art. On invente à tour de bras. Aucun matériel et aucune pratique n’échappent à l’évolution, table d’opération, instruments, électro-aimant - pour extraire les corps étrangers métalliques des blessures, - prothèses, rhinoplastie, greffes en tout genre, autoplastie, lutte contre les paralysies faciales, appareils de mécanothérapie... Les médecins et les chirurgiens révèlent alors toute leur inventivité adoptant la devise de leurs confères américains venus opérer en France : « The right to look human » le droit d’avoir une apparence humaine. Ces chirurgiens, appelés par les blessés « les mécaniciens de génie », « les artistes de l’impossible » ou encore « notre père à tous » comme l’écrira l’un d’eux, seront les fondateurs de la chirurgie moderne au service de la réparation faciale.
Malgré tous les progrès, retrouver son visage d’antan est illusoire, même si certains résultats sont impressionnants. Du moins, peu à peu, intervention après intervention, un homme n’ayant plus de nez, de mâchoire, atrocement défiguré, retrouve un peu son humanité, au pris de terribles souffrances. On n’utilise pas la morphine, considérée à l’époque comme un poison entrainant des paralysies faciales, des pertes de mémoire, et la diminution des facultés intellectuelles. Quant aux anesthésiques, ils sont réservés aux opérations dans les blocs opératoires. Sitôt l’intervention finie, le blessé est rendu à son calvaire de chaque instant jusqu'à ce que la cicatrisation apaise un peu sa douleur.
On en frissonne, et on ne peut qu’admirer le courage et la résistance de ces hommes, sans oublier le désarroi psychique lié à leur perte d‘identité, à la peur du futur, après des mois passés derrière les murs de l‘hôpital. A leur sortie, ils resteront méconnaissables, traumatisés et stigmatisés, parfois rejetés par cette société des années folles qui veut oublier le désastre de ces années tragiques que lui rappelle chaque regard posé sur ces gueules cassées. Ils devront réapprendre à vivre.
Combien de mes concitoyens cochant leur grille de Loto en cette veille du 11 novembre, savent encore que c'était pour eux, ces hommes déshumanisés, à la face ravagée par la guerre, et « sculptés par la fureur des canons » que fut créée la loterie nationale ?
Sources : « Les Gueules Cassées » Martin Monestier
Illustration : Les invalides de guerre jouant aux cartes - Otto Dix 1920
http://www.gueules-cassees.asso.fr/lng_FR_srub_23-Les-grandes-dates.html