Timisoara : « Ceci n’est pas un charnier », aurait écrit Magritte
« Quand je dis : vous êtes un homme, c’est bien
un fait tout de même ! » a
objecté Alain Maillard dans le premier entretien qu’on a eu avec lui, sur les
dix en cours de diffusion jusqu’au 1er janvier 2010 dans l’émission
« Médialogues » de Radio Suisse Romande (1). Après audition, on trouve la réponse qu’on lui
a faite, trop elliptique et imprécise pour être comprise. Il faut dire que le
sujet n’est pas simple à traiter en quelques mots à la radio. On se propose
donc ici d’y revenir.
1- La représentation par l’image
Le leurre en débat est le leurre de la saisie directe de la réalité. Les journalistes ne cessent de parler de « fait » qu’ils croient pouvoir opposer à « commentaire ». Or, on n’accède jamais à « un fait », mais seulement à « la représentation d’un fait » car la réalité n’est perceptible qu’à travers les prismes plus ou moins déformants de médias. Et les premiers d’entre eux, avant les médias de masse, sont les médias personnels : les cinq sens, le cadre de référence, l’apparence physique, les postures, les silences, les images et les mots.
Quant on se réfère à la leçon de Magritte (1929), la compréhension est aisée. Magritte a peint deux toiles, une pipe sur l’une, une pomme sur l’autre. Et il y a ajouté ces légendes respectives : « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ». On conçoit sans peine la solution cachée de la contradiction apparente que renferme ce paradoxe : on est, en effet, en présence de la représentation d’une pipe et de celle d’une pomme ; l’une ne se fume pas, l’autre ne se croque pas.
2- La représentation par les mots
Les choses se compliquent quand on use seulement des mots pour le même exercice. Désigner « une pipe » ou « une pomme » signifie, en effet, « Voici une pipe ! », « Voici une pomme ». Mais on ne peut, sans plonger l’esprit dans la confusion par la contradiction, ajouter aussitôt en légende à cette désignation : attention ! « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ».
Pour sortir de l’embarras, il faut distinguer les deux niveaux de langage en jeu : le niveau 1 qui désigne l’objet, « Voici une pipe », « Voici une pomme », et le niveau 2, dit métalangage, qui désigne les mots et non les objets indiqués : le mot « pipe » et le mot « pomme » ne sont ni une pipe ni une pomme mais seulement leur représentation. Pas plus que leur représentation en image, leur représentation en mots ne se fume ni ne se croque.
Cette distinction est difficile et peut paraître byzantine car l’usage courant l’oublie et finit par confondre l’objet et l’étiquette qui le désigne. On se rend compte plus facilement de la notion de représentation par la traduction d’une langue dans une autre ; « That is an apple, a pipe », dit l’anglais en offrant une représentation différente de celle qu’en donne le français, soit par les mots soit par la prononciation.
3- La représentation par le contexte
Il en est de même de la phrase d’Alain Maillard : « Vous êtes un homme. » Si propre que soit le mot « homme » pour désigner une personne de sexe mâle, son emploi ne permet pas de dire que c’est « un fait », mais seulement « la représentation d’un fait » : les Anglais disent « You are a man » ; mais les Romains ont le choix entre « Homo es » ou « Vir es » selon le contexte : « homo » est le terme désignant l’espèce humaine et « vir », le sexe mâle.
Cette représentation par les mots ou l’image se complique, en effet, puisqu’elle varie suivant le contexte. Que veut dire, en effet, cette phrase, « Vous êtes un homme » ? Tout dépend justement du contexte où elle s’inscrit. 1- D’abord, s’agit-il d’une opposition d’espèces entre l’homme (homo) et l’animal ; ou s’agit-il d’une opposition de sexes entre l’homme (vir) et la femme ? 2- Ensuite ; à quelle motivation l’émetteur obéit-il en faisant cette observation ? Est-ce un reproche adressé à quelqu’un dont la conduite bestiale ou cruelle est indigne d’un homme ? Ou est-ce un compliment, comme dans le poème de Kipling, « If », où un père enseigne à son fils qu’être homme, c’est être capable de « voir détruit l’ouvrage de (sa) vie et sans dire un seul mot (se) mettre à rebâtir », et conclut « You’ll be a man, my son ! » ? Ainsi, selon le contexte, même la phrase la plus simple livre « les représentations de la réalité » les plus opposées.
4- La représentation par les leurres
Mais on n’en a pas fini avec la complexité de « la représentation d’un fait ». Car les hommes (et les femmes), eux-mêmes, ajoutent aux illusions structurelles de l’univers médiatique, comme l’illusion d’une saisie directe de la réalité, leurs propres leurres selon les conjonctures et leurs stratégies d’information. Le 20ème anniversaire du prétendu charnier de Timisoara le rappelle utilement.
Les stratèges roumains dont la motivation était de convaincre l’étranger de la barbarie de la dictature qu’ils renversaient, ont su à merveille capter l’attention et déclencher les réflexes aveuglants appropriés en usant d’un leurre redoutable, le leurre d’appel humanitaire.
Ce leurre est, en effet, dangereux, puisqu’il fait appel à ce qui en chaque être humain constitue le cœur même de son humanité, l’inclination à ne pas rester insensible au malheur de son semblable et à lui porter assistance. Les stratèges cyniques tiennent un ressort quasi irrésistible pour « mettre en mouvement » leurs cibles, c’est-à-dire les émouvoir, au sens étymologique du verbe latin « moveo ».
L’exhibition du malheur d’autrui ou son simulacre déclenche invariablement le réflexe de voyeurisme qui est aussitôt suivi par le réflexe de compassion en certaines circonstances. Tel a été l’effet recherché par l’exposition de cadavres mutilés exhumés à Timisoara, et présentés comme ceux de victimes d’une police barbare.
Mais encore faut-il que, selon une distribution manichéenne des rôles, les victimes apparaissent bien comme innocentes pour que les réflexes jouent à plein, d’un côté, le réflexe de compassion envers elles et, de l’autre, le réflexe symétrique inversé souvent associé, le réflexe de révolte et de condamnation de leurs bourreaux. Aussi ces cyniques ont-ils choisi d’exhiber prioritairement un nouveau-né sur le ventre d’une femme (voir photo ci-contre) : peut-on trouver victime plus innocente qu’un nouveau-né martyrisé ? La violence qui lui a été infligée conduit à crier sinon vengeance, du moins justice !
Sous l’empire du leurre d’appel humanitaire et des réflexes qu’il stimule, la représentationdu charnier n’est pas perçue comme telle, pas plus que la représentation du nouveau-né martyr : on croit voir directement le charnier lui-même et le nouveau-né martyr ! Et pourtant, ce n’est qu’un bobard, un bobard vraisemblable, mais un pur bobard ! Avant de le diffuser à travers le monde, les médias auraient été bien inspirés de se souvenir de la leçon de Magritte et de commencer par écrire sous la photo du charnier : « Ceci n’est pas un charnier » !
Mais les journalistes s’assignent une vocation prophétique. Ils ont fait leur cette définition flatteuse de leur rôle donnée par Albert Londres, : « Notre métier, disait-il, n’est ni de faire plaisir, ni de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie ». Ils se veulent dispensateurs de « faits » et de « vérité » quand ils ne peuvent rapporter d’ « un terrain » où ils enquêtent qu’ « une carte plus ou moins fidèle ». Ils ne tolèrent pas qu’il existe un écart irréductible entre les images et les mots dont ils usent, d’une part, et la réalité que ceux-ci représentent, d’autre part. Ils s’emploient quotidiennement à faire croire le contraire. Ils pensent gagner à ce prix un crédit quand au contraire, ils s’exposent au discrédit puisque, par la méconnaissance des illusions de la représentation, une erreur comme celle du charnier de Timisoara est vite commise. Paul Villach
Le verbe est essentiel mais il est aussi castrateur ? le
verbe est avant tout un son, un son qui se rapporte à l’objet désigné, la pomme
à sa fréquence et apple la sienne, les deux ne produiront une résonance que si
au préalable l’apprentissage de cette relation a été effectuer. C’est grâce aux
fréquences que nous découvrons notre univers.
C’est pour cela que la représentation d’un objet peut
induire les mêmes effets que la réalité, qu’une sonorité peut renvoyer à cet
objet.
L’image introduit le leurre s’il n’est pas fait l’apprentissage
de la distinction. Je ne sais pas si tu as eu l’occasion de lire j’ai mangé mon
père, mais le père et le fils qui ont trouvé avec des bouts de bois charbonneux
l’usage de la production d’image, dessinent sur la paroi de la grotte un
mammouth et le matin quand la tribu sort, effrayé, ils rentrent tous dans la
crotte pour récupérer leurs armes de chasse dont ils dardent le mammouth, mais
à leur grande déconvenue elles ne le pénètrent pas, l’auteur aurai pu embrayer
pour en faire une idole mais il n’a pas été jusque là.
Pour les objets la relation est facile, mais la vu de la
pipe, comme celle de la pomme peuvent éveiller l’émotion de fumer ou manger,
tout comme l’objet réel, c’est notre grand sujet existentiel la place de l’image
dans notre monde contemporain, ou la technologie permet au travers d’elle de
tromper et leurrer, tout comme de faire découvrir les lieux du monde ou nous n’irons
jamais.
En l’espèce tu traites de la distinction entre le réel et l’imaginaire
pour lequel nous ne disposons pas d’un langage construit et que l’on sépare en
faisant comme magritte, ceci n’est pas une pomme, sous entendu mais son image,
et le fait de ne pouvoir par le verbe mentionner cette distinction est l’objet
de manipulation.
C’est là qu’intervient le rôle castrateur du verbe. Quand un
être dit je t’aime à un autre, si nous situons ce mot sur une échelle de zéro à
l’infini, il occupe une place et désigne sa signification pour tous. Mais en
aucun moment il n’a la même valeur pour chacun car celle-ci va dépendre de sa
singularité de son unité existentielle le fait que l’on soit un est unique dans
un espace donné, le fait que personne ne puisse, mettre ses pieds au même
endroit que le mien au même instant.
Ainsi si chacun d’entre nous se place en amont ou en aval de
se mot sur l’échelle de zéro a l’infini, aucun mot de défini chaque
singularité, car à partir de là il ne serait plus possible de communiquer, (nous
nous retrouvons donc devant le problème de l’incertitude d’Heisenberg).
Pour autant sans aller au devant d’une impossibilité nous
pouvons construire des mots pour désigner les situations et les différencier.
Rien ne nous interdit de dire l’imapomme (l’image de la
pomme) ou l’imapipe, rien ne nous interdit d’avoir un langage pour l’illusion,
rien ne nous empêche de distinguer par celui-ci le réel de l’imaginaire, il
faut seulement que du temps s’écoule, ou que ceci devienne un apprentissage, il
resterait à savoir si la vu ou la sonorité de l’imapomme déclancherait l’émotion
de faim, car pour le cerveau tous ces mots ramèneraient à l’objet correspondant,
réel ou pas, bien qu’il sache distinguer celle qui se croque.
Et
la télévision ?
Elle
nous renvoie son temps, et elle nous trompe en exigeant de nous, que nous
fassions notre le sien, au nom de l’impartialité télévisuelle, alors que ce
n’est que celui du cadreur. Cette même télévision ne nous explique-t-elle pas
qu’elle nous fait vivre en direct instantané des événements qui se produisent à
l’autre bout du monde. Naturellement c’est faux. Nous n’avons ni l’odeur ni la
sensation ni une vue personnelle car il s’agit d’un langage commercial sélectif, d’une
réalité partielle, dont chacun tire l’émotion qui l’arrange. Ceci parce que
l’information nous arrive dans un temps que nous ne pouvons pas mesurer consciemment.
Cette
réalité ne nous est pas perceptible du fait de nos limites, mais l’intelligence peut la connaître et tenir en compte, au-delà des
luttes d’images émotionnelles.
Je
m’explique, je veux dire que l’image télévisée, n’est qu’une suite de photos.
Autant nous avons conscience qu’une photographie fixe un événement passé, et
suscite l’imaginaire, autant nous perdons cette réserve de vue, à cause du
mouvement qui est donné à la succession de photographies qui défilent, parce
qu’elles ressemblent à un instant de vie proche. Un événement retransmis n’est
qu’un fragment de vie, il est partiel et partial, il n’a toute sa valeur de
réalité qu’à partir du moment où vous l’avez vécu, ou que vous connaissez
l’histoire des événements qui l’ont emmené.
Sinon
le film d’un événement reste des photos qui nous parlent, comme nous disons
improprement, car le dialogue
c’est nous qui le faisons avec notre imaginaire. Nous en oublions trop souvent, que les médias et la
télévision en particulier sont un commerce d’audience. Ils sont une loupe
grossissante, tant ils sont le reflet de la notoriété
qui est sous-jacent en nous.
Ainsi, le seul fait
d’avoir réduit le temps à sa plus petite expression nous fait entrer dans la
vie virtuelle des autres, dont nous gardons le plus souvent des caricatures.
Sauf que nous, nous croyons connaître la vérité parce que nous en avons vu des
fragments.
Merci d’avoir prolongé la réflexion que j’ai proposée.
Je crois que la notion de leurre est aujourd’hui d’autant plus redoutable que jamais elle n’est abordée par l’École. Elle est royalement ignorée.
Quel élève sorti de cette École serait en mesure de faire l’inventaire des leurres dont il est susceptible d’être assailli quotidiennement ?
Comment l’école nomme-t-elle une métaphore, une comparaison, une métonymie ? « Une figure de style » ! L’élève quitte l’école avec l’idée qu’il s’agit d’un ornement, d’une fanfreluche dont on pare son expression pour briller... quand il s’agit le plus souvent d’un leurre pour l’amener à adhérer à un produit, un être ou une idée. C’est gravissime. Mais qui s’en soucie ?
Vous remarquerez la discrétion des médias, eux si friands
d’anniversaires ! Ils paraissent vouloir ne surtout pas rappeler le
fiasco médiatique d’il y a 20 ans ! Il est vrai que les mêmes officient
toujours ! Paul Villach
Bonjour Paul. Continuons encore un peu... Le mot fixe une perception de quelque chose de vécu. L’expérience est facile : deux personnes ayant vécu les mêmes événements en ont toujours un souvenir différent si ce n’est contradictoire (cf nul ne livre une info qui lui est défavorable) nul ne se construit un souvenir défavorable non plus ! Si les mots sont écrits (décrivant un événement) alors ils fabriquent un souvenir commun entre les lecteurs témoins de l’événement. Ils peuvent être discutés ou contestés mais pour certains lecteurs ils feront autorité, d’autant plus qu’aucune critique ne viendra systématiquement les décortiquer...
Il est primordial de compléter le travail de l’école (un minima indispensable) par une relation éducative avec ses enfants, les proches, pour palier aux « ornements de style » et développer le sens critique. ceci est une porte ouverte mais c’est jamais fini...
Ddacoudre : je vais re-relire « pourquoi j’ai mangé mon père » Mes quatre garçons l’ont lu et se sont bien marrés... Saine lecture !
Bien... entendu, cher Job ! Je vois que la mer dont, si j’en crois votre photo, vous êtes très proche, vous fait respirer un vent salubre, parfumé de varech, je suppose ! Paul Villach
j’ai toujours ce livre en bibliothèque, il est d’actualité car il pose le problème de la science destructrice du monde, quand le tonton dit à son frère avec le feu tu vas embraser le monde, (c’est exactement cela qui nous arrive), et le frère dit tu y viens bien te chauffer, la problématique est posée. j’en ai gardé d’excellent souvenir et le seul fait que tu l’évoque me porte le sourire au lèvre, nous sommes en plein dans le sujet de l’article.
Bonjour M. Villach, Ceci n’est pas un leurre : je vous souhaite de finir l’année 2009 sereinement. Quant à 2010, l’avenir vous le dira bien. Il fait toujours aussi beau et chaud. Les oiseaux que je gave tous les matins de graines gazouillent leur joie de vivre et cela me suffit. Pas de neige ni de verglas, mais le soleil dans le coeur ; S.A.
Bonsoir Sissy ! Pardon, Bonjour ! C’est que, par rapport à vous, j’avance de 6 heures, je crois ! Ici la lumière baisse... Nous allons sans tarder entrer dans la nuit tandis que vous serez toujours en pleine lumière. Merci de vos bons voeux. Je vous en offre d’aussi chaleureux. Oui, une année sereine et heureuse, et de nouvelles découvertes ! Très cordialement, Paul Villach
cher Paul Villach, merci et continuez à nous faire des articles qui décortiquent l’actualité et surtout la façon dont le citoyen peut se faire berner par les journalistes. Que 2010 vous apporte toutes les satisfactions que vous pouvez espérer et pour nous de nouveaux articles. Je les aime particulièrment mais je m’amuse aussi beaucoup de ces trolls pathétiques qui essaient de gâcher les débats que vous ouvrez, c’est tellement beau le vitriole craché par des courageux caché derrière leurs pseudos. Bravo également pour vos interventions sur cette radio Suisse où les journalistes ont la correction, très rare en France, de laisser leurs interlocuteursd développer leurs arguments. Christian Contini.