samedi 7 septembre 2019 - par Monolecte

Toxicité du Genre

J’affectionne particulièrement les hasards de la vie, les télescopages improbables ou les rencontres impromptues. J’aime les moments où se tissent des liens inattendus et où la logique jaillit de plusieurs éléments destinés pourtant à n’avoir jamais rien à faire ensemble.

Ce blog est en fait une machine à construire de la cohérence là où il n’y avait que de l’aléatoire, du fugace ; à extraire du sens de la compilation des insignifiants.

Je ne me souviens plus vraiment de ma première rencontre avec Thierry Crouzet, mais celle avec Brigitte Laloupe est déjà entrée dans les annales des épopées bloguesques. L’artisan initial de tous ces rapprochements aléatoires a probablement été Jacques Rosselin1, quelqu’un qui a un véritable talent pour transformer la somme des gens en une mayonnaise qui tient dans le temps, même si l’aventure de Vendredi a été trop courte à mon goût, mais aussi Nicolas Voisin2 et son bouillonnant Owni, dont les archives sont toujours parcourables en ligne. Ce qui importe, finalement, c’est que toutes ces aventures virtuelles ont fini par créer du lien et surtout deux œuvres bien réelles, dont les deux derniers livres se sont mélangés sur ma table en cet accablant mois d’aout.

Tuer le père

Que ce soit Thierry ou Brigitte, ce qui est déjà étonnant et remarquable, c’est que leur dernier opus se singularise du reste de leur production en étant nettement plus personnel, en remontant à la source de leur propre histoire et donc de ce qui est le plus déterminant dans leur existence, leur trajectoire, leurs choix.

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Mon père, ce tueur, un livre personnel et réussi de Thierry Crouzet

Du côté de Thierry, la pulsion introspective s’attache à la figure du père, à l’ombre monolithique que sa nature violente projette sur le fils, devenu père à son tour et luttant encore et toujours contre un héritage lourd et tapi à l’affut du moindre relâchement moral. À travers l’histoire du père, c’est aussi un épisode sombre de l’Histoire coloniale de notre pays qu’explore Thierry Crouzet, reconstituant l’itinéraire de l’apprentissage du tueur au cœur de la guerre d’Algérie.

Chemins tangents qui ne se croisent pourtant jamais, discutant du livre avec mon père, j’apprends ainsi qu’il était sur le théâtre des évènements exactement au même moment, en 56, mais mon père comme infirmier dans un service de soins pour officiers, tandis que Jim perfectionnait sa grammaire de la violence comme tireur d’élite sur un piton dans les Aurès.

Reconstitué d’après ses propres notes, le parcours de Jim oscille entre l’âpreté désertique de la guerre et l’enchantement aquatique de l’étang languedocien où la famille Crouzet tutoie la nature depuis des générations, mais ce qu’interroge surtout ce livre, c’est la fabrique de la violence et sa transmission à sa descendance.

Servi par le style sobre et précis d’un méta-auteur3 qui ne s’est jamais laissé aller à la complaisance de se regarder écrire, Mon père, ce tueur marque une étape dans la carrière de Thierry Crouzet et est assurément son meilleur livre jusqu’à présent.

Ressusciter la mère

Chez Brigitte aussi, profond changement de cap avec ce roman graphique qui narre sa propre jeunesse dans les années 60 et 70. Bien que datant de la décennie suivante, la collection d’anecdotes de Brigitte aurait pu être sortie de ma propre histoire. De l’école à la maison, il n’est pas un jour qui n’imprime pas en nous la seule et unique leçon : il est meilleur, à tout point de vue, d’être un garçon. L’admonestation s’imprime dans les esprits et dans les figures tutélaires des femmes de notre gynécée collectif : la tante sacrifiée, la fille-mère, la maitresse de maison effacée jusque dans son identité profonde, dans son autonomie, dans son droit à exister autrement qu’à travers les autres. J’ai été émue et déçue à la fois de reconnaitre ma grand-mère, une cousine, une voisine, les mêmes situations, la même violence, comme si l’histoire des femmes était toujours condamnée à se répéter derrière les portes closes.

Touche après touche, Brigitte Laloupe déroule son parcours de femme, et à travers lui, l’apprentissage raté de la soumission en même temps que le profond désir d’émancipation, c’est-à-dire la naissance d’une conscience féministe.

Brigitte devient féministe se déroule comme l’album-souvenir commun à toutes les femmes, déploie pour mieux la critiquer toute la machinerie sociale de la fabrication de la femme, de la construction d’un genre en creux, mais à hauteur de petite fille4, nous laissant le soin de raviver nos propres indignations.

D’un mauvais genre à l’autre

Alors qu’ils paraissent en même temps, un lecteur pourrait croire que les deux livres n’ont rien à voir : un récit de guerre contre un roman graphique qui parle de regret d’une robe de princesse et qui étale le rose sur sa couverture comme une ultime provocation, un tueur contre une petite fille bien sage, le calme trompeur et oppressant des arrière-cuisines contre la lumière minérale des grands espaces désertiques…

Mais les deux auteurs se révoltent pourtant avec la même calme détermination contre la programmation de leur milieu, de leur histoire, de leur époque et surtout de leur genre. Des deux côtés nous proviennent les éclats blessants d’une guerre en cours, une guerre de dressage des enfants, dressage à la violence pour l’un, à la résignation pour l’autre, la masculinité toxique des pères qui force la soumission non moins toxique des mères. Le sang coule toujours, celui qui destine à la honte comme celui qui abreuve la haine, celui qui annonce la vie, comme celui qui convoque la mort.

L’un comme l’autre refuse la place qui lui est assignée et tous les deux nous ouvrent d’autres horizons, d’autres envies d’être au monde.

 

Notes

  1. Oui, je connais au moins une personne qui a une fiche Wikipédia.
  2. À une époque, il avait bien plus qu’un article consacré à sa personne dans LE journal de référence, mais depuis, il s’est choisi une existence plus frugale, moins stressante et probablement plus heureuse
  3. J’ai toujours aimé chez Thierry cette démarche d’artisan de l’écriture, toujours au service du récit, et son long travail d’analyse de l’écriture à travers la recherche du bon outil. Quelque part, je pense que Thierry se voit lui-même comme un bon outil, toujours en quête d’amélioration…
  4. puis de jeune fille, en attendant un second volet qui semble promettre l’entrée dans la maternité comme dans la vie professionnelle…


5 réactions


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 7 septembre 2019 09:50

    Très bel articles. Voir le film : Pas mon genre de Lucas Delvaux. La vie pour de nombreuses personnes : des rendez-vous sans cesse manqués.


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 7 septembre 2019 10:05

    Le sens du mot « éducation » est antinomique de son étymologie.

    Alors que « ex ducere », à l’origine de « é duquer », représente l’illusion d’accompagner un enfant vers la sortie (ex ducere) du cercle familiale en lui donnant les clés de l’autonomie, cette é-ducation se résume le plus souvent à une programmation, un conditionnement et une manipulation.

    Ce n’est pas d’aujourd’hui, seules les méthodes conditionnement évoluent. De la même façon que l’on est passé de la boite de sardines à l’huile au poisson pané surgelé pour conditionner les produits de la pêche, on est passé du normatif catégorique à l’incitation conditionnelle dans l’enseignement, du « lave toi les mains avant de te mettre à table » à « tu auras un i-phone si tu as un bon bulletin scolaire » dans les familles.

    Mais sur le fond, rien n’a changé : le but est de fabriquer des soumis dépendants, addicts aux stimuli qui conditionnent leurs pauvres petits plaisirs qui les font saliver comme le chien de Pavlov.


  • Paul Leleu 8 septembre 2019 01:41

    ce qui est dérangeant, c’est que finalement ces deux parcours restent étranger l’un à l’autre, semble-t-il.

    Nombre de femmes, et de féministes, se posent bien peu de questions sur les hommes. Parfois résumés à la figure de l’oppresseur. D’une manière générale, ils sont réifiés. Peu de femmes appliquent à leurs hommes ce qu’elles attendent pour elles-mêmes. Ce qui les conduit à choisir des hommes toxiques, ou bien à enclencher une relation toxique avec leurs hommes. Nombre de femmes garde une idée finalement « réactionnaire » de l’homme, ou alors versent par excès inverse dans une sorte de « maternalisme » (féminin du « paternalisme »). L’accès à une relation pleine à l’autre restant un chemin exigeant pour soi-même.

    Ces hommes « oppresseurs » sont choisis par leurs épouses, et ces petits garçons éduqués par leurs mères... Et combien de féministes ont voulu partager la place des hommes dans les tranchées de Verdun ? Ou même protester contre le départ de leurs hommes à la boucherie ? Pour ensuite les traiter d’assassins ? Les garçons qui mourraient déchiquetés à 20 ans étaient plus victimes que coupables. Y compris victimes des femmes qui participaient à ce conditionnement, dans le confort de l’arrière. Ceci-dit, ces deux livres ont l’air intéressants.


  • Le Gaïagénaire 8 septembre 2019 15:57

    @Monolecte samedi 7 septembre 2019

    « Des deux côtés nous proviennent les éclats blessants d’une guerre en cours, une guerre de dressage des enfants, dressage à la violence pour l’un, à la résignation pour l’autre, la masculinité toxique des pères qui force la soumission non moins toxique des mères. »

    En plus des deux commentaires de Séraphin Lampion 7 septembre 10:05 et de Paul Leleu 8 septembre 01:41 qui font ressortir ce qui me semble être un biais de l’auteur qui ne « veut » ou ne « peut pas » faire la relation entre la cause et l’effet que j’ai mis en exergue.

    Une détoxication s’impose.


  • Ruut Ruut 9 septembre 2019 17:18

    Quelle paternité peux-tu exercer lorsque tu n’as plus la garantie de pouvoir élever et éduquer tes enfants durant leurs premières 18 années ?

    Être père (qui exerce la paternité et non simplement le géniteur) n’est plus garantis par le mariage.
    Déjà qu’être le géniteur ne l’était pas…

    La société matriarcale actuelle, a quelque chose de malsain.......


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