Toxicité du Genre
J’affectionne particulièrement les hasards de la vie, les télescopages improbables ou les rencontres impromptues. J’aime les moments où se tissent des liens inattendus et où la logique jaillit de plusieurs éléments destinés pourtant à n’avoir jamais rien à faire ensemble.
Ce blog est en fait une machine à construire de la cohérence là où il n’y avait que de l’aléatoire, du fugace ; à extraire du sens de la compilation des insignifiants.
Je ne me souviens plus vraiment de ma première rencontre avec Thierry Crouzet, mais celle avec Brigitte Laloupe est déjà entrée dans les annales des épopées bloguesques. L’artisan initial de tous ces rapprochements aléatoires a probablement été Jacques Rosselin1, quelqu’un qui a un véritable talent pour transformer la somme des gens en une mayonnaise qui tient dans le temps, même si l’aventure de Vendredi a été trop courte à mon goût, mais aussi Nicolas Voisin2 et son bouillonnant Owni, dont les archives sont toujours parcourables en ligne. Ce qui importe, finalement, c’est que toutes ces aventures virtuelles ont fini par créer du lien et surtout deux œuvres bien réelles, dont les deux derniers livres se sont mélangés sur ma table en cet accablant mois d’aout.
Tuer le père
Que ce soit Thierry ou Brigitte, ce qui est déjà étonnant et remarquable, c’est que leur dernier opus se singularise du reste de leur production en étant nettement plus personnel, en remontant à la source de leur propre histoire et donc de ce qui est le plus déterminant dans leur existence, leur trajectoire, leurs choix.
Chemins tangents qui ne se croisent pourtant jamais, discutant du livre avec mon père, j’apprends ainsi qu’il était sur le théâtre des évènements exactement au même moment, en 56, mais mon père comme infirmier dans un service de soins pour officiers, tandis que Jim perfectionnait sa grammaire de la violence comme tireur d’élite sur un piton dans les Aurès.
Reconstitué d’après ses propres notes, le parcours de Jim oscille entre l’âpreté désertique de la guerre et l’enchantement aquatique de l’étang languedocien où la famille Crouzet tutoie la nature depuis des générations, mais ce qu’interroge surtout ce livre, c’est la fabrique de la violence et sa transmission à sa descendance.
Servi par le style sobre et précis d’un méta-auteur3 qui ne s’est jamais laissé aller à la complaisance de se regarder écrire, Mon père, ce tueur marque une étape dans la carrière de Thierry Crouzet et est assurément son meilleur livre jusqu’à présent.
Ressusciter la mère
Touche après touche, Brigitte Laloupe déroule son parcours de femme, et à travers lui, l’apprentissage raté de la soumission en même temps que le profond désir d’émancipation, c’est-à-dire la naissance d’une conscience féministe.
Brigitte devient féministe se déroule comme l’album-souvenir commun à toutes les femmes, déploie pour mieux la critiquer toute la machinerie sociale de la fabrication de la femme, de la construction d’un genre en creux, mais à hauteur de petite fille4, nous laissant le soin de raviver nos propres indignations.
D’un mauvais genre à l’autre
Alors qu’ils paraissent en même temps, un lecteur pourrait croire que les deux livres n’ont rien à voir : un récit de guerre contre un roman graphique qui parle de regret d’une robe de princesse et qui étale le rose sur sa couverture comme une ultime provocation, un tueur contre une petite fille bien sage, le calme trompeur et oppressant des arrière-cuisines contre la lumière minérale des grands espaces désertiques…
Mais les deux auteurs se révoltent pourtant avec la même calme détermination contre la programmation de leur milieu, de leur histoire, de leur époque et surtout de leur genre. Des deux côtés nous proviennent les éclats blessants d’une guerre en cours, une guerre de dressage des enfants, dressage à la violence pour l’un, à la résignation pour l’autre, la masculinité toxique des pères qui force la soumission non moins toxique des mères. Le sang coule toujours, celui qui destine à la honte comme celui qui abreuve la haine, celui qui annonce la vie, comme celui qui convoque la mort.
L’un comme l’autre refuse la place qui lui est assignée et tous les deux nous ouvrent d’autres horizons, d’autres envies d’être au monde.
Notes
- Oui, je connais au moins une personne qui a une fiche Wikipédia.
- À une époque, il avait bien plus qu’un article consacré à sa personne dans LE journal de référence, mais depuis, il s’est choisi une existence plus frugale, moins stressante et probablement plus heureuse
- J’ai toujours aimé chez Thierry cette démarche d’artisan de l’écriture, toujours au service du récit, et son long travail d’analyse de l’écriture à travers la recherche du bon outil. Quelque part, je pense que Thierry se voit lui-même comme un bon outil, toujours en quête d’amélioration…
- puis de jeune fille, en attendant un second volet qui semble promettre l’entrée dans la maternité comme dans la vie professionnelle…