samedi 21 mai 2016 - par Armelle Barguillet Hauteloire

Véronique Desjonquères ou le visage retrouvé

Dans l’art d’aujourd’hui, une absence ne peut manquer de frapper l’observateur : celle du visage humain. Alors qu’il était depuis le VIe siècle au centre de la tradition artistique européenne, nous l’avons vu disparaître au fur et à mesure que le christianisme, religion de l’incarnation, s’est abimé dans l’oubli. Rares sont les peintres d’aujourd’hui qui entendent consacrer leur attention et leur inspiration au visage humain afin de lui restituer la place, qui est la sienne, de toute éternité. Hölderlin soulignait que «  l’homme habite poétiquement cette terre  ». En effet, la poésie a vocation à traverser l’art qui n’est autre que la découverte de l’être dans la beauté. Or, nous assistons chaque jour davantage à l’oubli de l’être dans sa prolongation métaphysique, à l’oubli du sens. Il semble que l’art contemporain soit devenu autiste et ne souhaite plus révéler les trésors de la vie intérieure, alors que la descente en soi appelle le besoin de transmettre et de communiquer. Apparu vers 1910, le cubisme disloque et concasse ; de ses débris épars – nous dit René Huygue – «  il recompose selon des lois qui ne sont pas celles de la vraisemblance et de la logique, le tableau, objet gratuit et neuf ». Désormais, l’art remplace la véracité des apparences par des rapports d’harmonie quasi mathématiques. Picasso ne cessera de dénigrer les apparences du monde visible et d’instruire une logique nouvelle, interne et arbitraire, qui débouchera fatalement sur une absurdité visuelle, se plaisant à déstructurer les apparences, à déformer les visages, à plonger l’homme dans les aléas d’une position inférieure. Si bien que, dans la plupart de ces toiles, l’être humain n’est plus celui qui se pense mais celui qui se subit.

L’homme du XXIe siècle, désormais enchaîné à la technique et à la matérialité, voit s’effacer progressivement de notre paysage spirituel sa réalité intérieure. Est-ce l’image de l’homme tragique qui fait peur à nos contemporains et la raison pour laquelle il la supprime de ses représentations ? Ou serait-ce parce que le visage nous rappelle trop que chacun de nous est unique et que toute tentative d’uniformisation relève de l’utopie ? Oui, celui-ci n’est plus l’objet d’une constante réflexion, d’un questionnement universel et sombre irrémédiablement dans l’anecdotique. L’esprit ressent le malaise de cette navigation désespérée au point que l’existentialiste Jean-Paul Sartre l’a nommée « la nausée », ainsi l’homme s’est-il peu à peu condamné à en explorer la nuit inhumaine, gouffre violent et invivable où des puissances étranges disposent en cachette de nos forces et de nos pensées. Heidegger notait que nous nous sentions flotter dans le vide. Toute réalité solide nous fait défaut sans que nous puissions arrêter cette désagrégation, nous retenir à quoi que ce soit. Mais fi de ces amertumes, il y a encore dans le monde des veilleurs qui entendent rendre à l’homme son visage, sa beauté, son mystère, sa transcendance. Quelques peintres ont relevé le défi et maintenu le dialogue avec le visage qui est bien le reflet de l’âme, le livre ouvert qui mène aux méditations essentielles. Des peintres de l’envergure d’un Michel Ciry ( voir l’article que je lui ai consacré en cliquant ICI ), ce maître de l’interrogation spirituelle, ou bien François-Xavier de Boissoudy qui a récemment consacré une exposition à la galerie Guillaume à Paris sur le thème de la miséricorde.

Véronique Desjonquères s’inscrit dans cette lignée. Elle aussi entend pratiquer un art qui s’associe à une spiritualité incarnée et universelle, dans une quête assumée de la personne humaine. Répondant aux aspirations d’un écrivain comme Jean Clair, elle s’est donné pour tâche de rendre plus évidente la part invisible de l’être, soit « la part de l’ange ». Cette part de l’être surpris dans son intimité, sa détresse, son recueillement, son innocence, sa singularité, ses interrogations. L’artiste peintre, qu’elle est, aime à représenter ses modèles dans leur quotidien, leurs gestes journaliers, leurs regards tournés vers le dedans afin de capter leur propre silence, de rendre aux mains si expressives leur histoire simple, enfin de traverser le temps et l’espace de manière à donner à voir cette éternité en germe en chacun de nous.

Ayant passé plusieurs année à Bombay, Véronique ne s’est pas contentée de vivre en vase clos, elle a voué la majorité de ses heures à l’écriture et à la peinture, de manière à entrer en contact avec une population dont la difficile réalité sera pour elle une expérience inouïe et un enrichissement tant sur le plan humain qu’artistique. Elle y a même consacré un livre, dont j’ai parlé sur mon blog (pour consulter l’article, cliquer LA ), sous la forme de dessins et d’interviews, livre-témoignage qui l’a conduite au cœur d’un univers coloré, vibrant, souvent pathétique et toujours digne. Aujourd’hui, elle se trouve – pour les raisons professionnelles de son mari – à Hong-Kong, où elle expose les 27 - 28 et 29 mai certaines de ses œuvres, dont quelques-unes ont été réalisées en Inde. L’ensemble est d’une qualité indiscutable comme vous pouvez en juger en regardant la vidéo et le diaporama qui se trouvent au bas de l’article. La plupart sont des portraits dont les regards, les expressions trahissent tantôt la solitude de la personne âgée, tantôt la fragilité de l’enfance, tantôt le labeur de l’homme, en quelque sorte le visage humain dans la plénitude de sa diversité.

Ces visages d’une belle intensité baignent tous dans des tons harmonieux qui exaltent ou apaisent ou mieux transcendent ce que la vie a blessé, mortifié, parfois abaissé. Van Gogh disait que la couleur « c’est l’enthousiasme de la vie  ». Véronique Desjonquères adhère à cet enthousiasme, d’autant plus et mieux qu’il signifie "Dieu dans sa vie". Et la foi, dans sa grandeur et souvent sa misère, n’est-elle pas dans la sienne, dans la nôtre ? C’est pourquoi ces toiles magnifiques et d’une mélancolie enjouée et confiante parlent-elles à nos coeurs et prolongent-elles nos interrogations et nos espérances.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Pour visionner la vidéo, cliquer sur ce lien : 
https://quik.gopro.com/v/fHXhxmN4ET/

 



3 réactions


  • Piere CHALORY Piere CHALORY 21 mai 2016 19:38

    Bonsoir,


     ’’Picasso ne cessera de dénigrer les apparences du monde visible et d’instruire une logique nouvelle, interne et arbitraire, qui débouchera fatalement sur une absurdité visuelle, se plaisant à déstructurer les apparences, à déformer les visages, à plonger l’homme dans les aléas d’une position inférieure. Si bien que, dans la plupart de ces toiles, l’être humain n’est plus celui qui se pense mais celui qui se subit.’’

    Picasso, contrairement aux suiveurs ne s’est pas contenté de déformer, de déstructurer choses et matière, visages, âmes, pour s’amuser ; il s’agit d’une autre approche dimensionnelle de la réalité apparente. Picasso savait peindre à 12 ans comme peu de (grands) peintres ont su le faire. Il est logique qu’avançant en âge il ait modifié sa manière, son approche, son art.

  • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 22 mai 2016 09:57

    Bien d’accord avec vous Pierre. Picasso avait tous les dons. Dès l’enfance, en effet, il dessinait comme personne. Sa période bleue en atteste. Sa rose aussi. 


  • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 7 juin 2016 09:03

    Bonjour,
     
    ce qui m’a intéressé a priori c’est votre constat d’une absence de visage dans la peinture moderne.
    J’aurais aimé que vous en disiez davantage à ce sujet.
     
    Pour ma part, je fais l’hypothèse que c’est la forme humaine dans son intégralité qui a fait l’objet d’un travail de déstructuration systématique confinant à la destruction.
     
    Et cela ne me paraît pas un hasard (même si je n’en ferais pas une théorie du complot smiley dans la mesure où ça me paraît conforme au Zeitgeist du XXe siècle qui a incarné une modernité en gestation dans la pensée du XIXe consistant en la triple négation de la transcendance, de la spiritualité et du sens dans l’homme et donc en l’affirmation d’une pure matérialité qu’il était alors aisé de décomposer jusqu’au néant.
     
    Et le néant, nous y sommes... ;-(
     
    J’ai l’impression que la philosophie, la science et l’art ont concourru à cette (post)modernité « sans savoir ce qu’ils faisaient ». Alors il faut leur pardonner, mais il reste à réparer !
     
    La tâche est immense et les peintres figuratifs sont les bienvenus.
    Il est heureux que vous pointiez les projecteurs sur eux.


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