mardi 9 août 2011 - par
Les barbares dans la cité (I) – Jan Fabre au Kuntshistorischesmuseum à Vienne
Il ne suffit plus à l’art officiel contemporain, dans les nombreuses galeries qui lui sont consacrées, d’épater le badaud par ses surprises plus ou moins facétieuses qui constituent son fonds de commerce. Il lui faut désormais, pour lui confèrer à toute force autorité aux yeux du public, investir les hauts-lieux de culture, comme un château, une église ou un musée, Depuis qu’avec Duchamp, un urinoir dans un musée se métamorphose, paraît-il, en fontaine à la barbe des naïfs, la supercherie n’en finit pas d’être rééditée. Le château de Versailles se prête depuis quelque temps à ce genre d’opération publicitaire, comme il est arrivé aussi au Panthéon de le faire à Paris.
Cet été, c’est au tour du grand musée de Vienne, le Kuntshistorischesmuseum, d’exhiber parmi ses somptueuses collections de peintres flamands et italiens un certain Jan Fabre, un de ses poulains dont le microcosme de l’art officiel s’emploie à faire une promotion d’enfer.
Une première surprise usuelle
Il faut avouer que la surprise, cette fois, est double. Comme il est d’usage avec l’art officiel contemporain, les toiles de cet artiste ne dérogent pas à la règle de la surprise, « (cette) chose morte, morte, à peine conçue, Serge... », comme le dit si justement Marc à son ami dont il critique l’achat insensé d’un tableau blanc 200.000 francs, dans la pièce « Art » de Yasmina Réza. La seule différence est que Jan Fabre, lui, fait dans le bleu qu’il couvre de hachures noires crayonnées en tous sens, sauf dans le bon, avec parfois des silhouettes gauchement dessinées. On en a vite fait le tour.
Une seconde surprise inédite
Mais qu’à cela ne tienne ! Et c’est la seconde surprise, le prestigieux musée de Vienne a tenu non seulement à accueillir ces croûtes, mais encore à les distribuer à travers ses salles parmi leurs tableaux. Seulement pour faire de la place au nouveau venu, il a fallu se montrer un peu cavalier avec les grands maîtres flamands et italiens, priés d’aller voir ailleurs ou de disparaître.
1- Tantôt, les malheureux ont été réunis et entassés sur les murs d’une salle quasiment jusqu’au plafond, au point de n’être plus observables (Photo 1 ci-dessous). Tantôt, on les a déplacés pour mettre en regard leurs tableaux et les créations de Jan Fabre (Photos 2 et 3) : une croûte bleue hachurée avec une vague silhouette côtoie ainsi le célèbre portrait du pape Paul III, signé par le Titien (Photo 4 ), qui, l’an dernier, jouxtait une de ses autres toiles « Danaé », adonnée, nue sur canapé, à recevoir de Zeus une pluie d’or séminale dans la tour où l’avait enfermée son père pour l’empêcher de concevoir un petit-fils qui selon un oracle devait l’assassiner (Photo 5) .
On avait déjà pris ce voisinage coquin avec ce pape à la tronche aussi austère que matoise pour un trait d’humour de la part de la direction du musée (1). Quand on compare les photos que l’on a faites en juillet 2010 (Photo 4) et celles de juillet 2011 (Photo 5 et 6), on voit que le musée paraît avoir profité de l’irruption de Fabre pour éloigner le Très Saint Père des convoitises de la chair… et le rapprocher sans risques pour sa vertu de l’ œuvre rébarbative du tâcheron qui, apparaît pour ce qu’elle est, un gribouillage, auprès du Titien et de son art si accompli de peindre la tentation par leurre d’appel sexuel !
2- Mais l’exposition de Fabre au Kunst n’a pas seulement conduit à déménager les tableaux des grands maîtres. Ceux-ci ont encore dû par deux fois se résigner à s’effacer humblement devant le tâcheron. Deux tentures bleues hachurées de près de 8 mètres sur 4 sont ainsi suspendues devant deux murs dans deux salles différentes et masquent carrément des tableaux de Rubens ! On n’y voit que du bleu ! (Photos 7, 8, 9, 10, 11 ). Par intericonicité, on croirait être devant ces bâches dont il est d’usage aujourd’hui de recouvrir un édifice en travaux de restauration, comme le Pont des Soupirs actuellement à Venise (Photo 12).
Une utile confrontation avec ou sans ironie
À ce degré de prétention et d’arrogance, on en vient à se demander si la direction du Kuntshistorischesmuseum n’a pas cherché à pousser avec ironie l’absurdité jusqu’à son extrémité selon le conseil de La Fontaine : « Quand l’absurde est outré, observe-t-il,/ L’on lui fait trop d’honneur de vouloir par raison combattre son erreur : / Enchérir est plus court sans s’échauffer la bile. » (2) Comme l’a fait récemment le Grand Palais à Paris par l’exposition « Picasso et les maîtres » (3), on ne saurait mieux s’y prendre, en effet, pour montrer l’écart abyssal entre la peinture des maîtres flamands et italiens et les prétentions d’un artiste officiel contemporain. Le contraste étant le procédé de perception par excellence, l’indigence de Fabre éclate aux yeux quand on place ses gribouillis aux côtés des tableaux de Rubens, du Titien, de Jordaens (Photo 13 : « Le roi du haricot ») ou de Baeck (Photo 14 : « L’allégorie des cinq sens »).
Du coup, l’indignation que l’on sentait monter en soi, de salle en salle, a bientôt laissé place au sourire plus ou moins sarcastique devant cette magistrale démonstration. Il ne fait pas de doute que l’art officiel contemporain, genre Fabre, accueilli dans un lieu aussi prestigieux que le Kunsthistorischesmuseum de Vienne, relève au mieux de la blague de potache et au pis de l’imposture de barbares introduits dans la cité pour la ruiner de l’intérieur en y semant la confusion. Paul Villach
(1) Paul Villach, « Trois tableaux du Titien malicieusement associés au Kunsthistorisches Museum de Wien », AgoraVox, 5 août 2010.
(2) La Fontaine, « Le dépositaire infidèle », in « Fables », IX, 1.
(3) Paul Villach, « Picasso face aux grands maîtres : va-t-il pouvoir s’en remettre ? », AgoraVox, 10 octobre 2008, et « L’heure des infos, l’information et ses leurres », Éditions Golias, 2009.