La démarche citoyenne
Le texte « Agora Vox Populi ? » et les commentaires qu'il a suscités soulèvent la question de la démarche citoyenne. Déjà servie à toutes les sauces et récupérée ici et là par tout un chacun, des individus aux gouvernements en passant par les ONG et les entreprises, la démarche citoyenne est souvent dénaturée.
La démarche citoyenne gagne en popularité depuis une vingtaine d'années seulement, quoique ses origines remontent au temps de la Grèce antique. Depuis, le concept de base, celui de « citoyen », sera intégré avec succès dans la société de droit en relation avec l'Etat. On le définira ainsi : « Un citoyen est une personne qui relève de l'autorité et de la protection d'un Etat et par suite, il jouit des droits civiques et doit accomplir des devoirs envers celui-ci. ». Le sujet fera rarement la une des médias, et souvent de façon littérale, question de varier le vocabulaire.
Début des années 1960, jusqu'au milieu des années 1980 : ce sont les notions d'individu et de personne qui ont la cote. Les droits et libertés de la personne occupent alors toute la place. Dans ce contexte, l'Etat réunit davantage des personnes que des citoyens. L'individualisme se développe donc sans trop de contraintes au sein des populations, voire dans leurs gouvernements.
Puis, peu avant les années 1990, la notion de citoyen refait subitement surface, à la lumière d'études relevant les déficits démocratiques au sein de la société. Les débats qui s'ensuivent propulsent la notion de citoyen au premier plan. Les groupes de pression, dont les antimondialistes, voient dans cette notion de citoyen un moyen de transcender l'indifférence à leurs causes tant au sein des populations que dans les gouvernements. « Au titre de citoyens, vous avez le devoir de vous impliquer. Et au titre de gouvernement, vous avez le devoir d'écouter vos citoyens », peut-on lire ici et là.
Le discours connaît un succès retentissant. La mobilisation gagne du terrain. La valorisation de l'aspect citoyen des enjeux de toutes sortes permet désormais de placer la notion à la une des médias. Les gouvernements se voient forcés d'ajuster leurs discours et parfois même de passer aux actes.
La « démarche citoyenne » est née, et se définit ainsi : démarche « qui affiche sa volonté d'intégrer dans ses choix des considérations éthiques et des finalités ou des solidarités sociales et civiques, de s'impliquer dans la vie de la collectivité. »
Mais il y a anguille sous roche. Les notions d'autorité, de droits et de devoirs inclues dans la notion de citoyen (voir la définition dans le premier paragraphe de ce texte) sont exclues de la démarche. On ne parle plus que de « volonté », de « choix » et de « considérations ». L'approche est molle. En fait, elle est soumise aux droits et libertés de la personne, qui ont marqué à jamais les esprits. Il faut désormais rejoindre avant tout la personne pour éveiller en elle une démarche citoyenne. Ce n'est que si les gens parviennent à saisir un enjeu tout personnel qu'ils se mobilisent. Il suffit de dire qu'on ne pourra plus se promener dans les belles forêts du pays pour que tous les promeneurs se lancent dans une démarche citoyenne. Pourtant, la forêt était menacée bien avant qu'ils se sentent concernés. On agit par intérêt personnel sous le couvert d'un intérêt citoyen, collectif.
À cela s'ajoute l'intérêt de prendre la parole et d'épouser des causes pour afficher ses valeurs personnelles en société.
Avec le droit à la liberté d'expression, l'opinion est devenue reine et maîtresse dans la majorité des débats. On sent dans ce désir d'exprimer ses opinions une quête d'influence acquise dès l'enfance ou l'adolescence par observation. Il fut un temps où l'homme ne voyait aucun intérêt à s'impliquer dans certains débats, non pas par insouciance ou indifférence, mais tout simplement par respect des compétences. On se prononçait alors uniquement sur ce qu'on connaissait. Une opinion n'avait alors de valeur qu'en raison des connaissances objectives approfondies sur laquelle elle se fondait. Plus l'opinion était solidement fondée, plus l'homme qui l'exprimait avait de l'influence. Mais chacun n'enviait pas pour autant les hommes aux opinions influentes. Tout cela a changé depuis les années 1960, alors qu'il est devenu possible de jouir d'une certaine influence en exprimant une simple opinion fondée sur son expérience personnelle plutôt que sur une connaissance objective. Et malgré l'accessibilité à l'édition, la nature humaine étant ce qu'elle est dans un contexte de libertés personnelles, l'opinion demeure souvent personnelle, sans fondement sur des faits ou sans les qualités utiles à l'interprétation. Bref, on ne fait plus la différence entre : « Il est vrai que je pense » et « Ce que je pense est vrai ». On a donc tendance à prendre pour vrai ce que l'on pense, y compris ses opinions. Plusieurs débats se terminent en queue de poisson : « À chacun sa vérité ». Au diable l'universalité.
C'est dans ce contexte très large qu'il faut inscrire le débat lancé par Didier Corbeil le 22 février dernier au sujet d'AgoraVox. Ce débat oppose deux visions : celle des personnes et celle des citoyens. Mais il y a confusion, car toute personne est un citoyen et tout citoyen est une personne. On dira que tout citoyen a le droit de s'exprimer, comme on dit que toute personne a le droit de s'exprimer. Et par extension, on oppose lecteurs et rédacteurs, site d'information et forum de discussions.
Mais ce débat n'a pas raison d'avoir lieu si l'on se réfère à la politique éditoriale d'AgoraVox : « La politique éditoriale d'AgoraVox consiste à essayer de mettre librement à disposition de ses lecteurs des informations thématiques inédites, détectées par les citoyens. Nous sommes en effet persuadés que tout citoyen est potentiellement capable d'identifier en avant-première des informations difficilement accessibles ou volontairement cachées et ne bénéficiant pas de couverture médiatique. Ainsi, sur AgoraVox, la parole n'est ni au "peuple", ni aux "élites". La parole est à ceux qui ont des faits originaux et inédits à relater. » On parle du citoyen, et non pas de la personne.
AgoraVox s'inscrit donc dans une démarche citoyenne, et non pas dans une démarche personnelle, tant pour les rédacteurs que pour les lecteurs.
L'objectif premier du rédacteur n'est pas d'exprimer des opinions, mais de « mettre librement à disposition de ses lecteurs des informations thématiques ». Rien n'empêche les lecteurs de commenter, sur une base citoyenne, au-delà de la simple opinion personnelle. Après tout, que serait le rédacteur citoyen et le lecteur citoyen sans agora ? Chacun a son rôle propre.
Serge-André Guay