Question de langue
Le 19 mars dernier a eu lieu, devant la fontaine Molière à Paris et à l'appel de quatre associations, le Courriel, la DLF (Défense de la langue française), l'AFRAV (Francophonie avenir), l'Aselaf (Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française) et le CLEC (Cercle littéraire des écrivains cheminots), une manifestation pour "défendre la langue française".
Le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle n'a pas eu un grand succès. Une petite centaine de personnes à peine se sont rassemblé à deux pas du restaurant Hand (Have A Nice Day) pour crier leur refus du "tout anglais". Quant aux passants, leur réaction oscillait entre indifférence et franche hostilité.
Les défenseurs du breton font en général beaucoup mieux, avec une base démographique beaucoup plus restreinte. Il est d'ailleurs plus que symbolique que l'un des maîtres de cérémonie de cette petite messe, Georges Castaud, soit aussi un des dirigeants du très stalinien PRCF – les arrières-gardes se rejoignent.
Bien sûr, l'influence des associations francophonistes sur les forces qui, partout, poussent au recul du français, est à peu prés nulle. La domination de l'anglais, comme celle du français autrefois, est le reflet d'un rapport des forces économiques, démographiques, politiques et culturelles. Nous ne sommes pas plus en mesure de le renverser que les Américains ne sont en mesure de stopper l'ascension chinoise... qui conduira sans doute un jour nos francophonistes à lutter contre le tout mandarin.
Toute économie-monde, pour parler comme Braudel, a besoin d'une langue véhiculaire ; Il se trouve que pour des raisons parfaitement contingentes c'est aujourd'hui l'anglais qui joue ce rôle. On peut le regretter, on ne peut l'ignorer. Cela équivaudrait à dresser autour de nous une véritable muraille de Chine linguistique qui nous couperait de l'essentiel de la production littéraire, intellectuelle et scientifique mondiale.
Que cet appel à l'ignorance et à la fermeture soit populaire au PRCF, cela se comprend. Les staliniens ont toujours eu une affinité particulière avec les murs. On me permettra de ne pas la partager.
Si les francophonistes ne faisaient que promouvoir l'auto-enfermement, nous pourrions largement les ignorer. Chacun est, après tout, libre de s'emmurer dans une secte, une langue ou une croyance... tant qu'il n'impose rien à son voisin.
Le problème c'est que les francophonistes entendent bien imposer. Dans un tract paru en 2010, ils réclament l'instauration de "quotas par langue étrangère". Concrètement, cela signifie qu'on décidera à la place des parents quelles langues doivent étudier leurs enfants... au prix de la réussite future des dits enfants, car la réalité linguistique mondiale ne se change pas, elle, par décret.
Encore n'est-ce là que la surface des choses. Si l'on creuse plus avant, on s'aperçoit que ce que réclame les francophonistes ce n'est pas la liberté de parler français entre eux et avec l'administration – elle n'est guère menacée – mais le droit de partager les privilèges des anglophones.
Ils dénoncent les avantages économiques et financiers que la suprématie de l'anglais donne aux pays anglo-saxons et vitupèrent contre la "colonisation mentale" qui empêcherait les francophones de vivre pleinement dans leur langue et les soumettrait à la vision du monde anglo-saxonne.
Ils ont raison et tout ce qu'on peut leur répondre, en paraphrasant Kaj Munk, c'est "Ils ont conquis le monde, dites que c'est un crime, mais ils ont prouvé qu'ils savent le gouverner"... un argument un peu faible, je l'admets, même s'il pose au vociférateur une question à laquelle il doit répondre s'il veut être crédible : "et vous, sauriez-vous le faire ? Que proposez-vous, au delà de la pétition de principe ?".
Dès que l'on passe dans le concret, dans le positif, les francophonistes nous expliquent que l'expansion du français nous permettra de gagner des parts de marché et d'influencer les autres cultures – Quid pugnas ? mutato nomine, de te fabula narratur.
Quant à la colonisation mentale, écoutons ce que dit le beninois Guy Ossito Midiohouan :
il suffit, pour être considéré comme “francophone”, que vous soyez d’un pays “où l’on parle le français”, même si, personnellement, vous ne pratiquez pas cette langue. Votre pays est “francophone”, même si 90% de sa population ignore le français. Vous avez beau dénoncer l’idéologie francophone, vous êtes un chantre de la francophonie dès l’instant où vous vous exprimez à peu près correctement en français. On entre en francophonie comme dans un parti unique. Nul n’a besoin de votre avis, c’est comme ça ! […] Nous voilà à jamais enfermés dans l’enclos du français. Plus aucune possibilité de nous définir par rapport à nous-mêmes. Pour aller vers les autres, comme pour venir à nous, la francophonie est un passage obligé. Elle est notre présent et notre avenir.
Ou le camerounais Mongo Beti :
Qu’est-ce que c’est que cet acte d’allégeance ou d’amour à la langue française qu’on attend de nous ? Pourquoi faudrait-il que je fasse fête au français ? Parce que j’écris en français ? Habitant la banlieue, je prends ma voiture chaque matin pour aller travailler au centre de la ville. Qui oserait me demander de faire une déclaration d’amour à ma voiture ?
Dans combien de peuples divers, à travers le monde, les écrivains utilisent la langue anglaise ! Irlandais, Canadiens, Britanniques, Américains... Rien qu’en Amérique, il y a les Noirs, les Hispaniques, les Chinois, les Juifs, les Scandinaves, les Germaniques, les Anglo-saxons, sans compter tous les autres. Dans chacun de ces peuples, il y a des écrivains de langue anglaise. Feraient-ils fête à l’anglais ? Aiment-ils l’anglais ? Ils n’en savent sans doute rien. La question ne leur a même jamais été posée, elle serait incongrue. Ils vivent l’anglais comme le poisson l’océan, innocemment ; à peine sauraient-ils dire que cette langue s’appelle bien ainsi, à quel moment leur peuple y est entré, et à la suite de quels événements. Ils ont avec l’anglais une relation de confiance naturelle, la seule vraiment souhaitable, au lieu du concubinage tourmenté. [...]
Je sens bien qu’un de ces jours je me ferai anglophone, sans retour ni regret.
La langue anglaise est aujourd’hui, mieux que la langue française, loin devant la langue française, la langue de la liberté, autant dire de la créativité.
Ce n’est certainement pas un hasard si le premier Prix Nobel Africain de littérature est anglophone. L’anglais est la langue où se débattent librement aujourd’hui tous les grands problèmes du monde, au contraire du français, première victime du délire de censure qui asphyxie la francophonie, et pas seulement dans l’Afrique des dictatures.
A cela, bien sûr, les francophonistes répondent avec Claude Hagège, qu'on a connu mieux inspiré "Loin de supplanter les autres langues du monde, (le français) leur donne l'occasion d'être plus aimées encore de ceux qui s'en servent." Pour eux, le français est le garant de la diversité culturelle dans un monde menacé d'uniformisation par l'anglo-américain, un " espace culturel où sont assumées les différences."
C'est là qu'il est utile de prendre le point de vue de Quimper. On y parle, encore, une autre langue que le français. Cette langue a une littérature, qui n'est certes pas pléthorique mais à le mérite d'exister, quelques journaux et une grande importance symbolique. Elle est menacée étouffement, mais pas, on s'en doute, par l'anglais. S'ils étaient sincères, les francophonistes devraient se précipiter au secours des associations qui luttent pour sa survie.
Ce n'est pas vraiment le cas. Certes le Manifeste progressiste pour la défense de la langue française précise que les langues régionales "peuvent jouer un rôle, à côté du français, pour résister à l’uniformisation culturelle", mais c'est pour préciser "Le français est menacé par des mouvements séparatistes qui prennent prétexte de la défense des langues régionales"
On retrouve la même antienne dans tous les textes francophonistes, souvent mêlée de théories du complot délirantes autour de la FUEV – un groupuscule allemand sans intérêt ni influence – qui se trouve soudain transformé en version moderne des Illuminati de Bavière.
Quand leur discours s'extirpe hors du monde nébuleux des complots anglo-saxono-germaniques c'est en général pour combiner une ignorance crasse du sujet avec une intolérance toute aussi crasse. La récente affaire de Villeneuve-lès-Maguelones – une ville de la banlieue de Montpellier dont le maire avait fait installer des panneaux bilingues à l'entrée de l'agglomération – est à ce sujet exemplaire, justement parce qu'elle est clochermerlesque. Le contraste entre l'insignifiance de la mesure – sans aucun effet linguistique, est-il besoin de le préciser – et la violence de la réaction de l'AFRAV, par exemple, est saisissant. On trouvent des réactions du même ordre sur la mention (de l'ordre du pur symbole) des langues régionales dans la constitution ou la création d'une école occitane à Montpellier.
C'est d'autant plus révélateur que le statut des langues locales au Royaume-Uni, et d'une manière générale dans le monde anglo-saxon, est assez protecteur.
A croire que, comme le disait Mongo Beti, c'est aujourd'hui l'anglais la langue de la liberté. D'ailleurs, est-ce bien un hasard si parmi ce concert de voix haineuses se fait entendre celle de Christine Tasin, égérie des apéritifs saucisson – pinard et des Assises de l'Islamisation ?
En fait, la diversité culturelle des francophonistes est un pur artifice rhétorique, qu'ils n'entendent nullement s'appliquer à eux-même. Quant à leur anti-impérialisme, c'est surtout un retentissant "touche pas à mon empire !"
J'avoue, pour ma part, ne pas être très attiré par les thèses de ces croisés de la fermeture et de l'intolérance. Ma bibliothèque est pour partie anglophone, partie francophone, partie britophone, partie... plein d'autre choses. Je ne m'en porte que mieux et la France ferait bien de m'imiter sur ce point.
http://vudebretagne.blog.lemonde.fr/2011/04/05/question-de-langue/