L’histoire de la cave qui aurait pu devenir un espace de coworking
La réutilisation des lieux vacants est un sujet d’actualité. Elle s’inscrit dans un mouvement plus large de lutte contre le gaspillage. Dans la pratique, la frilosité et l’égoïsme des propriétaires bloquent de nombreuses initiatives. En voici un (petit) exemple vécu.
Pour l’association que j’ai créée, Mon premier bureau, je suis en permanence à la recherche de lieux inutilisés afin d’y aménager des espaces de coworking « solidaires ». L’objectif est de « rendre le coworking accessible à tous » en proposant des postes de travail au plus bas tarif possible. À Paris, sur le site des Grands voisins, Mon premier bureau a ainsi proposé, de 2016 à 2018, des postes à 99 € par mois tout compris, soit un tarif quatre fois inférieur au prix moyen. À Villejuif, de 2018 à 2019, le premier prix était de 49 € par mois seulement. Les utilisateurs ciblés sont des chômeurs en création d’entreprise.
En juillet dernier, grâce à un proche, je rencontre le président d’une association susceptible de disposer de locaux vacants. On m’a parlé d’un château… La discussion s’engage en présence de son principal collaborateur. Le président est un homme cordial. Ses yeux bleus qui vous fixent manifestent son attention et son caractère direct ; leur éclat, sa vivacité d’esprit. Je retrouve dans notre échange une envie de sortir du cadre que j’avais décelée en lisant quelques-uns de ses textes sur le site internet de son association. Cela me semble de bon augure.
Le château, malheureusement, a été vendu. Cependant, l’association est propriétaire de son siège social où certains espaces sont sans usage… Dans cet immeuble parisien du XIXe siècle, l’atelier d’artiste du 4e étage, prolongé jusqu’au 5e par une mezzanine, n’est plus utilisé depuis fort longtemps, tandis que la cave ne recèle que des objets promis à la décharge.
En ce qui concerne les étages, l’association souhaite tirer un revenu d’un éventuel réemploi. Elle ne sait toutefois comment s’y prendre car elle a reçu l’immeuble en donation et les conditions de celle-ci l’obligent à laisser l’atelier en l’état. Je leur conseille de le louer pour des réunions ou d’y implanter quelques postes de travail proposés au prix du marché. J’ajoute que je leur enverrai des informations pour les aider dans cette démarche. Mon association n’a rien à gagner à cela, mais c’est l’occasion de démontrer sa motivation, sa compétence et son souci de l’intérêt de ses partenaires.
Reste la cave... Cette fois-ci, l’association ne formule aucun souhait financier. Je leur explique d’ailleurs que, sauf à risquer d’apparaître comme des exploiteurs, seule une modeste participation aux frais (électricité, connexion à internet, etc.) pourrait être demandée à d’éventuels coworkeurs. J’évoque la somme de 1 € par jour. La visite commence. Le lieu est bien éloigné des grandes caves qui abritent des clubs de jazz dans la capitale. La hauteur sous plafond est d’environ 2,10 m, avec des passages à moins de 1,80 m. Une soixantaine de mètres carrés tout au plus sont utilisables. Des câbles courent sur tout le plafond du couloir… Mais cette cave offre cependant six alcôves avec voûtes et pierres apparentes, ce qui pourrait donner un charme certain à l’endroit. Plus simplement : depuis la création de Mon premier bureau, en 2013, j’ai essuyé tellement de refus que je ne peux me permettre de faire la fine bouche. J’imagine des coworkers travaillant sur écran, soucieux de leur concentration plus que de leur environnement. Du coup, le principal obstacle au projet parait juridique : quel public pourrait légalement avoir accès à ce sous-sol ? Nous nous séparons sur un constat : pour aller plus loin, une expertise est nécessaire.
En septembre, j’envoie à mes interlocuteurs une étude détaillant les possibilités de rentabiliser leur 4e étage. Comparaison des formules de location de salle de réunion et de coworking, prix pratiqués par la concurrence, liste des plateformes internet d’annonces, marges des intermédiaires, tarifs des photographes immobiliers : tout y est ! Je me mets ensuite à la recherche d’un bureau de contrôle apte à établir un diagnostic de faisabilité pour la cave. Mon premier bureau ne disposant actuellement d’aucun budget, je propose un mécénat de compétences. L’idée séduit Alexandre Eozenou, PDG de Qualiconsult, l’un des leaders du secteur. L’année dernière, l’entreprise a déjà accompagné les porteurs du projet des Halles du Faubourg, une friche industrielle lyonnaise de 1 200 m².
Mi-octobre, je recontacte l’association propriétaire de l’immeuble. Au téléphone, son président m’explique que les formules suggérées pour le 4e étage leur demanderaient un travail conséquent pour être mises en œuvre (ce qui est vrai). Il pense plutôt louer leur bureau actuel du rez-de-chaussée, au prix du marché avec un bail classique, et s’installer à l’étage. Soit. Un remerciement pour l’étude que je lui ai fournie aurait été le bienvenu mais, passons... Il me raconte qu’un de ses proches, architecte de profession, s’était montré pessimiste quant à une nouvelle affectation de la cave. Je lui réponds que, si le doute est permis, le diagnostic de Qualiconsult nous permettra d’être fixés sur la question. Dispose-t-il d’un plan pour aider l’expert dans son travail ? La réponse étant négative, je propose de revenir en dresser un. Comme il m’indique qu’il part en vacances à la fin de la semaine, je lui demande si je peux passer dès le lendemain.
À mon arrivée, je suis accueilli par un « Voici le terrible M. Delol ! » Je mets cela sur le compte de ma persévérance, en espérant ne pas m’être montré trop insistant. En m’accompagnant au sous-sol, il me fait part d’un obstacle supplémentaire : l’accès à la chaudière se fait par la cave. Je lui réponds que cet accès demeurera possible, quel que soit l’usage qui pourrait être fait de l’endroit. Pour moi, en bon entrepreneur (associatif), chaque problème a une solution. Et, tandis que je commence à réaliser le plan, je complète la liste des (vraies) difficultés à surmonter : plusieurs tonnes de documents et objets sont entreposés dans la cave ; elle n’a pas été nettoyée depuis un bon siècle ; il faudra poser un circuit électrique, etc. Certains bruits et courants d’air, ainsi que la physionomie générale du lieu, me conduisent à envisager une autre utilisation pour l’endroit, celle d’une galerie d’art, afin de n’accueillir des visiteurs que pour des durées courtes tout en profitant du caractère insolite du lieu.
Une heure et demie plus tard, je suis de retour dans le bureau du président. Je lui propose, pendant ses congés, de prendre rendez-vous avec son collaborateur pour la visite de l’expert. Le problème, m’explique-t-il, c’est qu’il y a « 99,8 % de chance que Monsieur A. refuse, parce qu’il n’est pas favorable au projet. » Et c’est ainsi que cet homme, charmant au demeurant, m’a fait comprendre que les choses ne se feraient pas.
La suite de notre conversation a permis d’ajouter un autre problème à sa liste : il y a eu des cambriolages dans le quartier et ouvrir davantage l’immeuble augmenterait le risque. Sans doute a-t-il en tête les derniers chiffres publiés, montrant une augmentation des cambriolages à Paris de presque 8 % en un an. Mais dans son arrondissement, les cambriolages ont diminués… Et une dizaine de coworkers parfaitement identifiés représenteraient-ils vraiment une menace ?
Les vraies raisons de leur refus, le président va finir par les exprimer : cette utilisation ne leur rapportera pas d’argent et va les déranger. Bien sûr, la cave laissée en l’état ne devrait pas les enrichir. Bien sûr, le dérangement occasionné par des personnes supplémentaires allant de la porte d’entrée de l’immeuble au sous-sol serait bien modeste. Bien sûr, toute la gestion du projet et son financement serait à notre charge, leur évitant tout tracas. Mais peu importe. Peu importe également le bénéfice moral pour leur association de soutenir des chômeurs en création d’entreprise (ou de jeunes artistes, dans l’hypothèse de la galerie d’art) et le bon exemple donné aux autres propriétaires immobiliers. Peu importe le supplément de vie dans cet immeuble et cette rue un peu ternes. Peu importe enfin d’avoir reçu cet immeuble en donation, pour les soutenir dans leur action, et de n’être pas capables de faire profiter une autre association de sa partie la plus ingrate.
Un exemple isolé, que cette association et son immeuble ? Malheureusement, non. La peur et, surtout, l’égoïsme conduisent nombre de propriétaires immobiliers à préférer conserver vacants leurs espaces inutilisés. Dans le privé comme dans le public. Et si certaines réutilisations ont beaucoup fait parler d’elles (à l’exemple des Grands voisins, dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul), elles ne concernent qu’une petite part du parc immobilier. De très nombreuses initiatives portées par des associations ou des entreprises du secteur de l’économie sociale et solidaire s’en trouvent handicapées ou condamnées, faute de pouvoir être hébergées à un coût abordable. Et c’est le dynamisme d’un pays tout entier qui s’en trouve amoindri.