Schadenfreunde
Il n’y a pas de plus grand plaisir que de pouvoir faire ce que les autres ne peuvent pas faire. Pouvoir le faire, pas parce qu’on l’a mérité - ce serait normal et donc un tantinet vulgaire - mais simplement parce qu’on est soi, qu’on est ce qu’on est, qu’on est supérieur et voilà tout. Comme Dieu, quoi…
Pas de plus grand plaisir que cette littérale apothéose, mais il y en a un autre qui s’en approche… C’est le plaisir sado qu’on éprouve en voyant se casser la gueule des mecs arrogants qui se le sont bien attiré en faisant des choses qu’on ne se serait pas permis. Des choses qu’ils ont cru, eux, qu’ils pouvaient se permettre, parce qu’ils étaient comme des dieux. Parce qu’ils étaient eux, n’est-ce pas… C’est le plaisir pervers qui fait chanter aux exécutions publiques. Ça ira, Ça ira…
Il y a un nom pour ce plaisir : schadenfreunde. Pourquoi un nom allemand ? Allez savoir… On donnait des noms grecs à nos maladies et à nos angoisses, avant que des types comme Derrida ou Lacan fassent la preuve qu’on pouvait être incompréhensibles avec des mots simples, juste en prêtant aux mots un sens qui resterait un secret d’initiés. Ne tombons pas dans cette trivialité. Disons audacieusement : schadenfreunde.
Il y en a combien aujourd’hui qui, sans le dire, s’amusent comme des fous à voir s’effondrer le château de cartes du capitalisme ? Autant qu’il y en a à n’avoir rien à perdre… Ils devaient être plus nombreux qu’on ne le croyait, car la schadenfreunde est palpable, dans le métro et les cafés. Ou serait-ce que beaucoup n’ont pas encore tout à fait compris ? Compris que ce métro et ces cafés et eux-mêmes sont dans la trajectoire des débris…
Avant de rigoler des mésaventures des riches, il faudrait s’assurer d’abord que ce sont eux qui vont boire la tasse… et non pas nous. Paulson et un quarteron de législateurs aux Etats-Unis en sont à concocter un plan qui sauvera le système capitaliste… en faisant simplement absorber par le monde ordinaire 700 milliards des dettes des institutions financières et la reprise de Fannie et Freddie, quand elle aura produit ses effets, leur en aura coûté encore plus ! Ajoutez AIG et quelques babioles, on en aura pour un trillion (1 000 000 000 000). Peut-être deux. De l’agent qui va passer des rieurs vers les « victimes ».
Et alors ? Il y a bien longtemps qu’il y a deux richesses qui ne se mêlent pas, dont une qui n’est que du papier que les riches s’échangent, pourquoi s’en inquiéter ?… C’est que, cette fois, quelques-uns des crétins qui se prennent pour Dieu ont permis qu’elles se mêlent… Au lieu de garantir des rêves par d’autres rêves, on est allé coller des trillions de « richesses pour spéculer » sur des pans de réalité. Un peu de tout, mais surtout des maisons... Derrière les transactions de papier commercial, il y a donc maintenant de vraies propriétés qui sont en jeu. On est à ruiner le monde ordinaire.
On a mis la richesse réelle du monde ordinaire au clou pour garantir les spéculations des financiers. Il y a eu des bavures et maintenant on demande à l’État d’intervenir. En principe, pas de problème, l’État imprime tout le papier qu’il veut. La où ça se gâte, c’est que les financiers ne veulent pas cette fois que l’on imprime ce papier. Les financiers ne veulent pas d’une inflation qui leur ferait porter une partie du poids des erreurs qu’ils ont commises.
Alors on voudrait que ce soit le peuple qui trinque. Chantage simple des banquiers : nous tenons l’économie en otage ; vous nous donnez 700 milliards et nous la relâcherons. En attendant, nous abattrons une victime par jour. Lehman, Washington Mutual, Wachovia… Vous pensiez qu’ils étaient nos amis ? Le capitalisme n’a pas d’amis. Alors si vous croyez que vos fonds de pension et vos emplois nous inquiètent…
Medaille d’or du cynisme, on peut compter sur les médias pour présenter cette opération de brigandage comme une œuvre pie. A un poll récent de Lou Dobbs sur CNN, 91 % des Américains ont dit qu’ils ne voulaient pas payer la rançon. « Not now, not this time… » – comme dirait Obama –, mais on ne lui passe plus le micro. La presse est monolithique pour demander au peuple de prier pour que le Congrès accepte de payer la rançon.
Plus un mot sur cette opposition du peuple américain. On corrompt les congressmen un à un et, quand on aura une majorité, on procédera aux échanges : on donne 700 milliards aux banquiers, les banquiers relâchent l’économie qu’ils tiennent en otage. On demandera ensuite au peuple américain de se réjouir que ceux qui l’ont exploité « acceptent » ce tribut supplémentaire. Allez, remerciez Dieu dans les chaumières…
S’il y avait une démocratie aux Etats-Unis, on ferait la volonté du peuple. On mettrait sous tutelles les institutions financières, on nationaliserait celles qui sont en déconfiture et on pendrait – figurativement – quelques banquiers-amiraux pour encourager les autres.
On ramènerait les taux d’intérêt des propriétaires aux taux initiaux qu’on leur avait consentis, on leur prêterait l’argent nécessaire pour qu’ils puissent rencontrer leurs échéances et on indemniserait les tiers détenteurs de bonne foi des créances boursouflées à tous les paliers avec l’or qu’on prendrait dans la bourse des amiraux, avant d’ouvrir la trappe…
On verra bientôt ce que fera le gouvernement des Etats-Unis. Après, on s’adaptera au monde qui sera là et dont on ne sait aujourd’hui la forme qu’il prendra. Ensuite, on rira bien… Ensuite la schadenfreunde… si c’est le peuple qui rit le dernier.
Pierre JC Allard